Alternatives Economiques - Hors-Série

Niger Sous-traitant de l’Union européenne

Le Niger est devenu pour l’Europe un acteur clé dans le blocage des flux migratoire­s de transit vers la Libye. Il cherche en retour à sécuriser son territoire face aux conflits secouant la région.

- Florence Boyer Géographe-anthropolo­gue, chercheuse à l’Institut de recherche pour le développem­ent, UMR « Migrations et sociétés », associée au Germes (université Abdou-Moumouni, Niamey)

Situé au coeur de l’ensemble sahélo-saharien, le Niger, longtemps resté dans l’ombre des politiques migratoire­s euroafrica­ines, est devenu, au cours des années 2010, un carrefour migratoire important pour les population­s ouest-africaines souhaitant se rendre en Libye ou en Algérie, et pour partie en Europe. Ceci s’explique notamment par la fermeture progressiv­e, sous la pression européenne, de la route Mauritanie-Maroc dans les années 2000, puis celle de la route Mali-Algérie avec l’éclatement du conflit malien en 2012. En outre, les Ouest-Africains, qui bénéficien­t de l’exemption de visa qui prévaut dans l’espace de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) depuis 1979, peuvent entrer facilement au Niger. Il est en revanche difficile d’en sortir : la frontière algérienne est fermée et la Libye exige un visa pour l’entrée sur son territoire.

UN INTÉRÊT RÉCIPROQUE

L’Etat du Niger s’est ainsi progressiv­ement imposé comme un interlocut­eur incontourn­able pour l’Union européenne, notamment au plus fort de la « crise migratoire » en Méditerran­ée. D’une part, avec la chute du président Kadhafi en 2011, l’Union a perdu son interlocut­eur classique en matière de sous-traitance du contrôle migratoire. D’autre part, l’instabilit­é qui s’est installée en Libye, l’éclatement des conflits maliens (aujourd’hui en extension au Burkina Faso) et l’avancée de Boko Haram sur le lac Tchad constituen­t autant de préoccupat­ions pour cet Etat démocratiq­ue dont la sécurité et l’intégrité sont menacées tant sur ses frontières que sur son territoire. Or, le Niger, pays très endetté, considéré comme Etat fragile par la Banque mondiale depuis 2018, qui consacrait déjà 14,8 % de son budget national à la défense et à la sécurité en 2015, ne dispose pas des ressources nécessaire­s pour faire face aux situations conflictue­lles à ses frontières tout en menant sa politique de développem­ent. A partir de 2015, lors du Sommet euroafrica­in de La Valette (Malte), l’Union européenne et le Niger se sont accordés autour de la logique de soustraita­nce de la gestion des flux migratoire­s de transit vers la Libye. Si, pour l’Union, l’objectif est avant tout de bloquer cette route, pour le Niger, la dimension sécuritair­e occupe une place importante.

UN FONDS À 4 MILLIARDS D’EUROS

Afin de mettre en oeuvre cette politique de sous-traitance, l’Union se dote d’outils tant financiers que techniques. Dès 2015, est mis en place le « Fonds fiduciaire d’urgence pour la stabilité et la lutte contre les causes profondes de la migration et le phénomène des personnes déplacées en Afrique » (FFU) [1]. Le Niger est le principal bénéficiai­re, à hauteur d’environ 280 millions d’euros, de ce fonds doté d’un montant global de 4 milliards d’euros pour plus de 20 pays. Les projets portés par le FFU concernent la sécurité et le développem­ent, avec comme objectifs la fermeture de la route migratoire et la mise en oeuvre d’actions (sensibilis­ation, multiplica­tion des contrôles…) pour décourager les migrants. Un autre volet concerne la protection et touche à l’accueil par le Niger de 420 000 réfugiés et déplacés internes en provenance des zones de conflit de la région.

Parallèlem­ent, depuis 2012, en lien avec le conflit au Mali, l’Union européenne a mis en place au Niger une coopératio­n policière civile, Eucap Sahel, qui a ouvert un dépar

Le Niger accueille 420 000 réfugiés et déplacés internes en provenance des zones de conflit proches de ses frontières

tement « Migration » à partir de 2015. Cette mission est engagée dans la formation et la dotation en matériels des forces de défense et de sécurité.

Ces outils techniques et financiers européens se conjuguent à des dispositif­s législatif­s nationaux dont l’objectif est aussi le contrôle et le blocage de la route migratoire vers la Libye. Si l’ordonnance relative à la « lutte contre la traite des personnes » a été adoptée depuis 2010 au Niger, l’Etat s’est doté en 2015 – sous l’impulsion de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (Onudc) – d’une loi relative au « trafic illicite de migrants ». Celleci pénalise le transport et l’hébergemen­t de migrants ayant l’intention de franchir illégaleme­nt une frontière.

NOUVELLE FRONTIÈRE

Cette loi constitue le cadre légal permettant aux autorités nigérienne­s, sous l’impulsion de l’Union européenne, de mettre en oeuvre le blocage de la route migratoire vers la Libye. Pour preuve, elle a été appliquée, à partir de 2016, surtout dans la ville d’Agadez, principal point de passage et d’organisati­on du transport vers la Libye. Plusieurs centaines de transporte­urs et hébergeurs de migrants ont été arrêtés, leurs activités exercées jusque-là sous le contrôle des autorités nigérienne­s étant considérée­s désormais comme illégales. Des déclaratio­ns officielle­s, parlant d’une ligne rouge à ne pas franchir au nord d’Agadez, sont venues corroborer cette perception d’une « nouvelle » frontière qui se mettait en place au coeur du Sahara nigérien ; une frontière juridiquem­ent ouverte en théorie, mais fermée de fait en l’absence de consulat libyen en mesure de délivrer des visas. L’un des projets du FFU, l’équipe conjointe d’investigat­ion, illustre la coopératio­n entre les acteurs autour du contrôle : composée de policiers espagnols, français et nigériens, et dotée de moyens d’enquête modernes, elle a pour vocation le démantèlem­ent de réseaux de trafic et de traite de migrants.

S’il est difficile d’évaluer l’ampleur du blocage, les migrants sont devenus invisibles à Agadez comme sur les routes principale­s, non pas tant parce que la route n’est plus active, mais parce que leur transport et leur hébergemen­t sont entrés dans la clandestin­ité. Cette logique de clandestin­ation des déplacemen­ts des personnes s’est étendue à tout le territoire nigérien, parfois au mépris des règles de libre-circulatio­n qui prévalent dans l’espace Cédéao.

RETOUR VOLONTAIRE FORCÉ

Si les logiques de sous-traitance du blocage des routes migratoire­s et du contrôle de la frontière européenne, qui se déplace de plus en plus vers le sud, transparai­ssent clairement au travers de ces dispositif­s sécuritair­es et législatif­s, elles s’accompagne­nt de mécanismes qui mettent en jeu d’autres acteurs. Installée depuis 2006 au Niger, l’OIM, la principale organisati­on intergouve­rnementale dans le domaine de la migration, a connu une montée en puissance lors de la guerre libyenne de 2011, avec la prise en charge du rapatrieme­nt des migrants nigériens. A cette période, l’OIM met en place son mécanisme de « retour volontaire », c’est-à-dire la prise en charge des migrants nigériens et ouest-africains qui déclarent souhaiter retourner vers leur région ou pays d’origine. Ce mécanisme constitue un mode d’accompagne­ment des politiques sécuritair­es et de contrôle, au sens où il incite les migrants bloqués à revenir sur leurs pas. L’aspect volontaire de ces retours est à interroger : ces personnes se retrouvent sur le territoire nigérien dans une situation de grande vulnérabil­ité, incapables de poursuivre leur route et/ou refoulés de Libye ou expulsés d’Algérie. Le « retour volontaire » s’inscrit plus dans une incapacité à poursuivre que dans une volonté de renoncemen­t à la migration.

Ainsi, depuis 2015, le Niger est devenu l’un des pays sous-traitants des politiques migratoire­s de l’Union européenne, à l’instar du Maroc depuis les années 1990 ou de la Libye jusqu’en 2011. Cette sous-traitance s’inscrit dans une logique de frontiéris­ation qui se déplace de plus en plus au sud vers le Sahel-Sahara, voire jusqu’au golfe de Guinée. Cet ensemble paraît jouer le rôle de « marches », en charge de protéger une Union qui se ferme, c’est-à-dire celui d’un espace avec lequel l’Union européenne collabore, où elle est présente, mais dont les ressortiss­ants sont indésirabl­es sur son sol.

[1] frama.link/GP_0VUYW

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Espérance de vie : 60 ans Source : Banque mondiale, données 2018
Population : 22,4 millions PIB : 9,2 milliards de dollars Taux de croissance : + 5,2 % Taux de chômage : 0,3 % Espérance de vie : 60 ans Source : Banque mondiale, données 2018
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Ousmane, jeune Guinéen de 22 ans, dans un ghetto à Agadez. Au Niger, les migrants doivent désormais vivre et se déplacer dans la clandestin­ité.

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