Les fusils A. Forgeron
Une signature bien trop discrète
Une signature trop discrète
Les fusils Forgeron sont peu cités lorsque sont évoquées les manufactures d’armes belges les plus prestigieuses et réputées. Les noms de Francotte, Lebeau-Courally ou encore pour les puristes Duchâteau et Cordy sont volontiers prononcés mais rarement, très rarement, celui de Forgeron. La marque est assez méconnue alors qu’elle fut créée il y a près de cent cinquante ans et fut particulièrement prolifique.
Les établissements Forgeron voient le jour en 1867, du moins si l’on se fie aux documents et catalogues imprimés et distribués par la firme. La plupart des lettres à en-tête Forgeron comportent en effet un « maison fondée en 1867 » dans le coin supérieur gauche ou en bas de page. Cependant, les premiers fusils Forgeron passés au banc d’épreuve de Liège sont datés de 1880. Il s’agit probablement d’un semi-mensonge de la
part du fabricant, comme en ont commis beaucoup d’autres avant lui, belges, anglais ou français. L’année 1867 commémore certainement les débuts dans le métier de l’armurerie d’Antoine Forgeron, le fondateur de la marque, et non le lancement réel de sa firme. Vieillir une nouvelle marque d’une petite quinzaine d’années permet de rassurer une clientèle sur son expérience et son savoir-faire. Malgré cet arrangement avec la vérité historique, une chose ne ment pas, c’est la qualité des fusils qui sortent de cette manufacture. Très vite Forgeron se fait connaître pour la qualité de ses armes. Le fondateur, Antoine Forgeron, est bientôt rejoint par son fils Alphonse et la firme se spécialise dans les fusils hammerless et de luxe. Au décès de son père, en 1894, Alphonse devient le responsable d’une manufacture désormais prospère et prolifique. Cette belle croissance se poursuit et, en 1902, la marque « Le Forgeron » est déposée. La firme possède de vastes ateliers à Liège au 1, 5 et 7, rue Adolphe- Borgnet et au 7, rue des Vignerons. Pour autant, ne vous fiez pas à ce que montrent les catalogues de l’époque, avec des illustrations qui exagèrent les proportions des bâtiments, leur profondeur notamment, leur donnant des allures d’usine assez vaste pour qu’y oeuvrent des milliers de personnes.
Les coursiers sillonnent la ville
Là encore, cette exagération est l’apanage de tous les fabricants de l’époque. Liège, comme SaintEtienne ou Birmingham, est une cité armurière où les ouvriers travaillent à domicile. Le fabricant, du moins celui qui appose son nom sur l’arme terminée, est un maître-d’oeuvre, un chef d’orchestre en quelque sorte. Il choisit les armuriers qui vont réaliser ses armes selon un cahier des charges plus ou moins précis. Au début du XXe siècle, dans ces années de prospérité de Forgeron, près de 80 % des armuriers professionnels travaillent chez eux. Même si la période est faste et même si les créations de manufactures se multiplient, il existe peu de centres de production tels qu’on les entend aujourd’hui. La production se fait hors les murs. A Liège avant la Première Guerre mondiale, deux firmes seulement échappent à cette règle, la FN bien sûr et les établissements Pieper. Les autres manufactures font appel à un stade ou à un autre du processus de fabrication à des armuriers à domicile. La ville est alors sillonnée par des coursiers qui font le lien entre les différents métiers et les différentes étapes de la réalisation d’une arme. C’est dans ce contexte de forte croissance mais aussi de concurrence entre les fabriques pour s’attacher les services des meilleurs ouvriers que Forgeron se développe et réussit à s’implanter très vite.
La firme est réputée et un entaillage porte même son nom, un entaillage double, façon accolades mathématiques, qui unit le bois de la crosse au métal de la bascule Anson & Deeley. De là à penser que la marque n’a produit que des fusils à batteries, il n’y a qu’un pas qu’il faut se garder de franchir. Car Forgeron a réalisé de superbes fusils à platines juxtaposés mais aussi superposés, ce qui était particulièrement novateur et rare à son époque. Un catalogue de 36 pages édité avant la Première Guerre mondiale montre, outre de nombreux Anson & Deeley à entaillages droit ou de type Forgeron, neuf juxtaposés à platines différents mais tous de type Holland & Holland. Tous ces modèles étaient à triple verrouillage. Le plus beau des fusils Forgeron, le 6025, possédait une gravure d’une grande finesse. Ses coquilles étaient ornées de feuilles de houx et de dragons tandis qu’une divinité ailée était représentée sur la clé de bascule. Tous ces fusils étaient juxtaposés, les superposés viendront après-guerre. En 1919, Alphonse cesse ses activités, il n’y a pas de repreneur parmi les siens, aussi confie-t-il l’entreprise à Joseph Boulanger, son bras droit. C’est ce dernier qui va introduire le superposé au sein de la gamme. Deux superposés classiques à platines à ressort arrière, verrou Kersten et gravure fine – de style anglais pour le premier, façon Art nouveau pour le second (le 1035) – ressemblant beaucoup aux fusils Francotte ou Cordy, et un troisième très différent puisqu’il s’agit d’un superposé Petrick à platines dont on peut penser qu’il a été fabriqué par Duchâteau.
Chefs-d’oeuvre d’entre-deux-guerre
Le modèle phare de ces nouveaux fusils est le 1035 Holland, un fusil à platines à ressorts arrière type Holland & Holland à verrou Kersten et devant trois pièces. La gravure est souvent composée de fleurs et de rinceaux, mais traités dans le style Art nouveau. Ces fusils à canons demiblocs et éjecteurs à grand développement sont de véritables chefsd’oeuvre. Malheureusement, Joseph Boulanger meurt quelques années plus tard, la Seconde Guerre mondiale vient éprouver un peu plus encore la manufacture. Malgré cela, dès 1945, des fusils sortent à nouveau des établissements Forgeron, la veuve de Joseph Boulanger et son fils Georges relancent la production. Les premières armes de cette époque sont fabriquées par les anciens ouvriers de la firme, que Georges et sa mère ont retrouvés et convaincus de revenir, alors que partout la main-d’oeuvre manque et que les matières premières, comme l’acier, sont presque introuvables. Forgeron renaît de ses cendres et de belles armes voient le jour, des express à platines notam-
ment. La demande est forte, la firme est connue, le succès est là. Du moins jusqu’au début de la décennie 1960. Le déclin s’amorce ensuite. En 1963, la firme est rachetée par les établissements Pirotte qui deviendront plus tard Pirotte et fils. Malgré son ancienneté – elle a été fondée en 1890 –, cette firme conservera le nom de Forgeron et quelques-uns des produits emblématiques de la marque comme le superposé à platines et gravure Art nouveau. Mais en 1989 Pirotte ferme ses portes et entraîne Forgeron dans sa disparition. Peu de chose demeure aujourd’hui de ce riche passé. Sans doute parce que les trois rachats et changements de nom successifs de Forgeron ont nui à sa renommée. Peut-être aussi parce que la marque a trop fabriqué pour d’autres manufactures en ne mettant pas assez son nom en avant. Mais surtout parce qu’un certain nombre de fusils, dont de très beaux juxtaposés ou superposés à platines, ne comportent aucune marque si ce n’est un poinçon qu’il faut connaître et parfois chercher spécifiquement pour le découvrir. Ce poinçon reprend le sigle de la marque, un forgeron levant son marteau au-dessus de sa tête et s’apprêtant à en frapper l’enclume contre laquelle il se tient. Sur les juxtaposés, ce logo est souvent poinçonné entre les trous de percuteurs, sur la face des tonnerres et, sur les superposés, on le trouve sur la tranche de la bascule. Les dimensions réduites de ce poinçon, sa frappe pas toujours franche n’aident guère à le déchiffrer. D’ailleurs, bien des Forgeron ont été vendus comme des fusils belges anonymes, autant dire une belle affaire pour l’acheteur et une cruelle, heureusement ignorée, perte pour le vendeur. Il reste, surtout en France, de très belles armes portant cette signature bien trop discrète, qui rappellent aux chasseurs et aux amateurs d’armes combien ces armes étaient réussies, combien elles étaient belles.