L’âge d’or de l’armurerie fine (1re partie)
Les bons et mauvais millésimes d’armes de chasse existent-ils ?
Un bon cru, une mauvaise année… Et si les fusils de chasse avaient eux aussi leurs grands et leurs médiocres millésimes ? C’est la question que nous avons posée aux grands acteurs de l’arme de chasse. Sur quels fondements repose l’affirmation selon laquelle les fusils fabriqués entre 1920 et 1939 sont les meilleurs jamais conçus ?
Tous les amateurs de vin savent qu’il y a de bonnes et de mauvaises années, ce qu’on appelle les grands et les médiocres millésimes. On dit par exemple que l’année 2005 peut être considérée comme un des plus grands millésimes de bordeaux de tous les temps. Certes, les armes de chasse ne se bonifient pas dans leurs mallettes comme les vins dans leurs fûts ou leurs bouteilles mais, en termes de fabrication, certaines années sont considérées comme de grands crus de l’arquebuserie fine. Tout comme les bouteilles des grands millésimes sont convoitées par les amoureux du vin, en particulier dans les ventes aux enchères, les armes de chasse de l’âge d’or attirent les collectionneurs et les amateurs d’armes fines.
L’apogée des années 30
Les années de l’entre-deux-guerres (c’est-à-dire entre 1918 et 1939) sont en général mentionnées comme les meilleures. A l’instar de l’année 2005 pour le bordeaux, l’année 1930 a été encensée par les spécialistes et la presse cynégétique au point de devenir un argument commercial. Allez jeter un oeil aux catalogues des ventes aux enchères ou aux annonces sur Internet ou dans les magazines spécialisés : « A vendre un James Purdey Circa 1930, un bel exemple de l’âge d’or de l’armurerie britannique. » Un Purdey ou un Boss de 1930 sont communément associés aux mentions « meilleur des meilleurs », « facile à vendre, très recherché » . Un Boss de 1893 a été vendu chez Sotheby’s en 2008 environ 10 000 €, un autre de qualité relativement égale mais des années 30, plus du double : 26 000 €! Pourquoi ces années, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles furent très difficiles économiquement, sontelles considérées par les spécialistes et collectionneurs con temporains comme l’âge d’or de l’armurerie fine ? Pourquoi pas plutôt les années 1920, beaucoup plus prospères ? Nous avons posé la question à des armuriers, collectionneurs et spécialistes. Et figurez-vous que, curieusement, cette décennie est loin de faire consensus parmi eux. Certains en valident la supériorité, à l’exemple de la première personne que nous avons interrogée, Haydn Hill, armurier de Birmingham et représentant de la cinquième génération d’une illustre lignée d’armuriers, puisque son arrière-grand-oncle, Charles Hill, n’est autre que le concepteur du splendide superposé Woodward. Selon lui, les meilleurs fusils de chasse ont bel et bien été réalisés entre les deux grandes guerres : « Toutes les armes de cette période qui m’ont été confi ées pour la réparation et l’entretien sont de la meilleure qualité. » Un point de vue également défendu, bien que de façon plus nuancée, par Gavin Gardiner, autrefois responsable du département armes de chasse chez Sotheby’s, la célèbre maison de vente aux enchères, et, après un passage chez Boss & Co, aujourd’hui patron de l’entreprise de ventes aux enchè res qui porte son nom. Soit plus de vingt ans d’expertise dans les armes de chasse. D’après Gavin Gardiner, « l’arme de chasse a atteint son apogée dans les années 1900-1914. C’est durant ces
années que la plupart des meilleures armes furent fabriquées, car le tir était alors à son zénith. »
Belles et quasi intactes
« Je pense que les choses changèrent après la Première Guerre mondiale,
poursuit notre expert, mais c’est vrai que demeure beaucoup de magie dans les fusils des années 1930, qui reste la période que je préfère entre toutes. Il ne faut cependant pas omettre qu’un fait indépendant de la qualité intrinsèque des armes de cette période vient influencer notre jugement : une proportion exceptionnelle de ces armes nous est parvenue en excellent état. Nous en avons vendu beaucoup durant les décennies 1980 et 90, quand leurs propriétaires initiaux arrivaient à la fin de leur vie ou avaient disparu. Aujourd’hui, elles sont toutes entre les mains de collectionneurs nord-américains. » En effet, le temps écoulé entre la date de l’acquisition de ces armes et le début de la Seconde Guerre mondiale, qui força leurs propriétaires à les remiser, limita leur période d’utilisation. Un grand nombre de ces propriétaires ne survécurent pas au conflit et les années d’austérité d’après-guerre forcèrent beaucoup d’autres à renoncer à leur passion pour le tir. La qualité des armes fabriquées dans cette période s’explique aussi par la rareté des commandes en ces années moroses. Les fabricants durent licencier beaucoup de leurs employés, ne conservant que les meilleurs auxquels fut alors donné tout le temps
nécessaire pour fabriquer des armes de la meilleure qualité qui soit. Toutefois, Donald Dallas, le grand spécialiste anglais de l’histoire des armes de chasse, auteur de pas moins de huit ouvrages sur le sujet, n’accorde pas de mention particulière à ces années 30 : « Je pense que le seul moment où des armes de mauvaise qualité furent fabriquées se situe dans
les années 1960 et 1970, nous a-t-il
confié. Tout ce qui a été fait avant était excellent. » Simon Clode, l’actuel directeur de Westley Richards, élargit cette période médiocre aux
années 1950 : « Les décennies 50-70 marquèrent probablement le point le plus bas de la qualité pour tous les fabricants du Royaume-Uni. »
Unanimité pour le pire
Keith Dennison Thomas est un fabricant qui fournit les plus grandes maisons anglaises et vend sous son nom une autre partie de sa production. Il a fait son apprentissage chez Rigby avant de travailler neuf ans chez Purdey puis, en tant que contremaître, sept ans chez Westley Richards. Ce grand professionnel confirme l’existence de cette mauvaise période et la prolonge même jusqu’aux années 1980. Toutefois, une « unanimité pour le pire » s’affirme à l’endroit de la décennie 70. Ces années sont considérées comme l’antithèse de l’âge d’or, une période sombre. A titre d’exemple, les armes Purdey de cette « décennie du bon goût perdu » ( the decade that taste forgot), comme elle est souvent qualifiée outreManche, sont réputées ne pas être de la qualité irréprochable habituellement reconnue aux productions de cette maison. Richard Purdey, l’ancien président de la firme qui porte son nom, aujourd’hui à la retraite, m’a toutefois assuré du contraire : « L’idée très répandue selon laquelle les ar mes Purdey des années 30 étaient de meilleure qualité que celles fabriquées dans les années 70 est sans fondement. Bien que les années 70 furent incontestablement difficiles, à la fois pour la direction et les employés, les normes de fabrication de l’entreprise étaient encore strictement appliquées. Les contrôles qualité étaient supervisés par Harry Lawrence et, son successeur en tant que directeur général, Laurie Salter. Deux armuriers formés chez Purdey, Harry dans les années 1920 et Laurie dans les années 1950. » Et pourtant. De l’aveu même du biographe de la firme, Donald Dallas, les fabrications Purdey des années 70 « ne sont absolument pas représentatives de la qualité Purdey » (extrait de Purdey, la véritable histoire).
Une autre confirmation de la tourmente de ces années est la décision prise au milieu des années 60 par Boss & Co d’arrêter de produire son fusil phare, le superposé éponyme, faute d’armuriers qualifiés. Mais revenons au meilleur. Celui-ci se limite- t- il aux trois premières décennies du XXe siècle, comme l’affirment bon nombre de nos spécialistes, et ne mérite- t- il pas d’être étendu aux années en amont ? « Mon opinion est que les trente années avant la Première Guerre mondiale, c’est- à- dire de 1880 à 1910, sont les plus grandes, tranche
Dave Norin, armurier et collectionneur américain spécialiste des armes de chasse britanniques. Et il y a une seule raison à cela : c’était la Belle Epoque ! La richesse était là, génératrice d’une demande pour la plus haute qualité. En outre, c’est durant cette période que les normes furent fixées. Bien des fabricants ont tenté de satisfaire cette demande, beaucoup ont réussi. Et même ceux pour qui ce ne fut pas le cas contribuèrent à élever le niveau. » Un avis partagé par l’auteur améri
cain Stephen Bodio : « En termes de qualité, je plaide en faveur des armes fabriquées après 1878 jusqu’au début de la guerre 14. Après 1878, la plupart des grandes conceptions, celles que nous utilisons aujourd’hui, étaient en place, et les fabricants pouvaient se concentrer sur la qualité. Les beaux damas étaient encore disponibles et de nouveaux aciers furent également utilisés. A cette époque, les très beaux fusils de gros calibre pour la sauvagine (spécialement réalisés pour le marais) étaient communs ; j’ai vu des armes d’une qualité mécanique et esthétique les rendant dignes d’être exposées dans un musée. Bien que quelques fusils de cette envergure ont été réalisés par la suite entre les deux guerres, je n’en ai pas vu un qui était aussi raffiné. Enfin, c’est aussi l’époque où les plus beaux exemples d’armes à batterie ont été produits. Je possède un boxlock ( à batterie), des années 1880 et signé Thomas Turner, à ouverture automatique, de calibre .410. Sa qualité est à faire pâlir la plupart des fusils à batterie fabriqués actuellement. » Son compatriote George Caswell, propriétaire de Champlin Arms en Oklahoma, réputé comme l’un des courtiers les plus compétents aux Etats-Unis en matière de fusils britanniques, renchérit : « L’entre-deuxguerres représente un âge d’or pour l’arme de chasse moderne, mais l’apogée reste de 1870 à la Première Guerre mondiale. »
Des tireurs légendaires
Il est vrai que cette période, appelée « l’été indien de la chasse », fut faste, avec une pratique du tir et de la chasse arrivée à son point culminant. C’est l’époque des plus grands fusils de tous les temps – Lord Ripon (qui, entre 1867 et 1923, tira à lui seul 556 813 gibiers), Lord Walsingham, Lord Leicester ou encore le prince indien Victor Singh. L’industrie armurière était d’une richesse et d’une diversité remarquables. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : un recensement de 1881 indique 5391 personnes employées dans le commerce des armes de chasse de Birmingham, 1431 dans celui de Londres, plus de 2200 en province. Les armuriers britanniques ont produit plus d’armes durant cette période que jamais auparavant. C’est aussi une époque de changements technologiques rapides. L’innovation jaillissait de toutes parts en Grande-Bretagne. Les juxtaposés à chiens puis hammerless furent perfectionnés dans une grande variété de modèles. La platine Beesley, qui équipe chaque Purdey aujourd’hui, fut brevetée en 1880, celle de Holland &
Holland en 1883. Aux alentours des années 1900, toutes les grandes innovations techniques étaient en place : platine rebondissante, gâchette de sécurité, éjecteurs, chokes, self-opening ou monodétente. Même les plus influents superposés au monde, et qui le sont restés jusqu’à aujourd’hui, Boss et Woodward, ont été introduits successivement en 1909 et en 1912. Techniquement, le fusil de chasse avait atteint un niveau tel qu’il n’y avait plus rien à améliorer ! Cependant… Il y a un pas entre reconnaître cette apogée incontestable et juger de la qualité d’une arme sur sa seule année de fabrication. On achète une arme, pas un nom, encore moins une année, du moins est-ce le conseil que j’aime prodiguer à tout candidat à l’achat. La seule façon raisonnable d’évaluer un fusil consiste à l’examiner pour lui-même, sur pièce. On peut être très surpris par la disparité entre la réputation de certaines armes de grand millésime et leur qualité réelle. Bien que les années austères qui s’inscrivent dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas réputées avoir donné des productions particulièrement fines, Steve Horton, propriétaire de la maison bien connue W. Horton & Sons (Glasgow) remarque qu’à la fin des années 50 et au début des années 60 un certain nombre d’armuriers ont effectué de belles réalisations. Dave Norin nuance de la même façon la renommée de la fabrication de l’entre-deux-guerres : « L’artisanat était incontestablement de très bonne qualité, mais si on examine de près quelques détails, par exemple le quadrillage, on remarque que même des armes de grands fabricants avaient plus de défauts que celles de la période précédente. Il est bel et bien impossible de juger une arme uniquement sur son âge. » J’ai vu cette année au Game Fair un fusil à chiens extérieurs et bascule ronde des années 1870, signé de l’armurier londonien Reilly & Co, d’une élégance combinée à une délicatesse de finition et une solidité de fabrication le plaçant au niveau des meilleures armes de n’importe quelle décennie passée. La qualité de certains fusils de ces années 1870 doit être vue pour être crue ! J’ai demandé à l’Américain Vic Venters, l’auteur de Gun Craft et The Best
of British, qui connaît le commerce des armes de chasse britanniques mieux que personne, où il situe pour
sa part l’apogée de l’arme de chasse. Il nous livre une réponse particuliè
rement nuancée : « Pour Birmingham et les provinces anglaises, c’est avant la Première Guerre mondiale. C’est à peu près la même chose pour Londres. Je ne pense pas que les armes d’entre les deux guerres soient meilleures, elles sont juste un peu plus récentes et nous sont parvenues mieux conservées, les fabricants ayant bénéficié d’une métallurgie légèrement meilleure après la Pre mière Guerre. L’âge d’or 1920- 1940 ne s’applique en réalité qu’à Londres, et encore, je pense que c’est discutable même pour cette production. »
L’âge d’or au cas par cas
Gregg Elliott, collectionneur et fin connaisseur des armes fines, va plus
loin : « Il me semble impossible de déterminer un âge d’or pour l’ensemble de la fabrication britannique. Il existe seulement des périodes exceptionnelles propres à chaque fabricant. Je crois que Purdey et Holland & Holland ont atteint un sommet avant la Première Guerre mondiale. Boss était à son mieux dans les années 20 et 30. W& C Scott ont fait leurs meilleures armes durant le XIXe siècle. La même chose est vraie pour Stephen Grant. » Réciproquement, « chaque fabricant connaît des creux en termes de qualité, poursuit Steve
Horton. Parfois en raison de la compétence de la main-d’oeuvre, parfois de la qualité des matériaux ». « Les fusils fins produits par Webley & Scott, à la fois sous son propre nom et celui d’autres fabricants, entre 1895 et 1925 sont d’une qualité irréfutable, remarque Mark Crudgington, propriétaire de George Gibbs Ltd. Une grande majorité
d’entre eux sont d’ailleurs encore en service aujourd’hui. » Il est vrai qu’au cours de son histoire particulière chaque fabricant connaît des hauts et des bas. On salue, par exemple, les armes de Cogswell & Harrison construites au tournant du
XXe siècle jusqu’au début des années 20, notamment leur modèle à platines Victor, comme de beaux exemples de l’armurerie fine londonienne, mais on observe des qualités fluctuantes dans les Cogswell & Harrison des années 50 jusqu’au début des années 80, nées des contrecoups des fusions et ventes de l’entreprise se débattant à cette période avec les difficultés économiques. De même, la période 1914-1945 est considérée comme l’heure de gloire de Churchill, lorsque Robert Churchill était à sa tête.
L’excellence au présent ?
Et chez Rigby ? « Je crois que la firme a eu plusieurs âges d’or, estime Marc Newton, le tout jeune directeur géné
ral de Rigby. Les années 1800, années de la collaboration avec Mauser (1897), celles durant lesquelles les carabines doubles Rigby Bissel (troisième verrou Rising Bite) étaient fabriquées (1879-1910), et même les années 1980 lorsque Paul Roberts était à la tête de l’entreprise. » La plupart des armes Rigby post1945, en particulier les fusils à platines, ne sont pas comparables à celles produites avant la Seconde Guerre. Certains fusils post-1950 ont été en partie réalisés en Espagne ou en Belgique, puis éprouvés à Londres avec l’adresse londonienne. Mais il est vrai que sous le règne de Paul Roberts, lui-même armurier très respecté et qui avait dans son atelier des gens aussi talentueux que Peter Symes, Alex Wright, Adam Davies et Terry Barrow, Rigby a fait quelques armes d’excellente qualité. Dire que l’âge d’or de l’armurerie fine se situe dans l’entre-deux-guerres n’a donc rien d’une vérité définitive et universelle. Bien des fabricants actuels affirment même que jamais le niveau d’excellence ne fut aussi haut qu’aujourd’hui. Bigre ! Un débat que, forcément, nous poursuivrons dans notre prochain numéro.