Autopsie d’une platine
Ne vous êtes-vous jamais demandé comment une platine est faite et comment elle fonctionne ? Passez-moi le scalpel, je vous prie, l’autopsie commence !
Comment « roule » la plus belle des mécaniques?
On appelle platine l’ensemble des pièces nécessaires à la percussion et la plaque métallique qui les porte. Sa fonction est de fournir les moyens mécaniques pour enflammer une charge de poudre. C’est simple et pourtant, comme l’a écrit l’ingénieur et expert anglais d’armes de chasse Thomas Gough, alias Garwood, «à l’exception peut-être d’une belle montre suisse, il n’y a pas de système mécanique plus élégant qu’une platine finement exécutée » . Ceux d’entre nous qui sont sensibles à la mécanique fine savent combien cette remarque est vraie. La platine est parmi les plus belles expressions du génie mécanique, la forme de chacune de ses pièces est étudiée pour créer le mouvement parfaitement adapté à l’usage précis qui lui revient. C’est l’exemple ultime d’une forme qui suit la fonction, plus rien ne reste à améliorer.
Génie, élégance et tradition
Cette invention géniale et élégante appartient aussi au club très fermé des mécaniques les plus anciennes, presque autant que le fusil de chasse lui- même puisqu’elle remonte au moins à la fin du XVe siècle. La platine naît avec le fusil à mèche, puis se perfectionne constamment à travers le rouet, les diverses formes de silex, la percussion, le fusil à chiens chargé par la chambre, jusqu’à attein dre la perfection à la fin du XIXe siècle, avec le fusil sans chiens apparents. Quelques innovations mineures et de nombreuses variations de conception sont venues ensuite s’ajouter, mais le principe de base n’a pas changé depuis plus de deux cents ans. Une platine bien réalisée réunit précision et économie : chaque pièce exécute une fonction spécifique d’une manière spécifique, sans le moindre gaspillage d’énergie ou de mouvement. La pièce clé du dispositif est le grand ressort, appelé également ressort moteur ou ressort principal. Il est à la platine et, par extension, au fusil ce que le carburant est à la voiture, la source d’énergie qui fait que le reste fonctionne. Sans lui, le fusil ne ferait pas bang ! Vous pouvez généralement savoir à quel type de platine vous avez affaire en regardant simplement l’extérieur de la plaque métallique, sans avoir besoin de démonter l’arme (cf. encadré page ci-contre). Dans une platine à ressort avant, la pointe de la plaque est souvent assez longue et vous pouvez voir l’axe du ressort à son extrémité. Si la pointe est courte, ou ronde, et qu’il n’y a pas d’axe visible vers l’avant, il s’agit probablement d’une platine à ressort arrière.
La règle souffre toutefois d’exceptions ou plutôt n’est pas à l’abri d’une supercherie. J’ai vu une platine signée Ugartechea, un fabricant espagnol, avec un axe factice monté à l’avant pour simuler une platine avant. C’est en démontant la platine que j’ai constaté l’artifice. Si vous ne voyez pas du tout d’axe sur la plaque de platine, à l’exception de l’axe principal qui tient le mécanisme sur le fusil, vous êtes soit devant un faux- corps ( contre- platines), soit devant ce que les Anglais appellent un pinless (sans axe). Dans ce second cas, les axes sont cachés sous la plaque. Le mérite principal de ce choix est de fournir une surface extérieure ininterrompue pour la gravure. Certains fabricants, comme Peter Nelson, y ont aussi recours pour le surcroît d’appui offert par les axes filetés dans des piliers de la face intérieure de la plaque.
Trois ressorts à la loupe
Qu’il soit à l’avant ou à l’arrière, le ressort principal est traditionnellement à lame en forme de V. Sa simplicité est inversement proportionnelle à la compétence et à l’habileté nécessaires pour le réaliser. N’en concluez pas pour autant que des ressorts hélicoïdaux constituent une grave entorse à la règle. Thomas Boss en fut l’un des pionniers à Londres, et vous les trouvez sur certains de ses fusils à canons damas des années 1880. Il n’est pas le seul à les avoir utilisés, citons notamment deux grands noms de Birmingham que sont William Baker, qui y eut recours en 1920, et Thomas Woodward, qui en dota son Acme de 1876. Mais ces exemples restent des exceptions chez les armuriers britanniques, qui encore aujourd’hui demeurent fidèles aux ressorts à lames, et sont en cela en phase avec le goût des amateurs, que ce soit pour des critères esthétiques que par fidélité à la tradition. Les Allemands (Merkel ou Heym notamment), connus pour leur grand sens pratique, n’ont en revanche aucune réticence à employer des ressorts hélicoïdaux partout où c’est possible. Ils en apprécient le faible encombrement et, grâce au montage sur une tige, la capacité à continuer de fonctionner, au moins partiellement, en cas de casse, les extrémités brisées continuant à porter l’une contre l’autre. Les ressorts en V sont plus difficiles à réaliser, plus fragiles et nécessitent deux vis pour les monter. La platine comporte deux autres ressorts : le ressort de la gâchette principale, traditionnellement de type V, et celui de la gâchette de sécurité, plat le plus souvent. Le premier a pour rôle de maintenir le bec de la gâchette en contact avec le cran du chien. Il garantit le bon armement du mécanisme. Lorsque vous ap - puyez sur la détente de votre arme, ce ressort est l’un de ceux que vous compressez, puisque la lame de détente agit contre la queue de la gâchette, laquelle se prolonge, pour cette raison, perpendiculairement à la plaque de platine. Le ressort de la gâchette de sécurité maintient cette dernière en position afin qu’elle fasse le travail qui lui est imparti. Ces deux ressorts sont traditionnellement à lames, à l’exception de certaines fabrications, italiennes et espagnoles surtout, qui emploient des ressorts hélicoïdaux. Certaines platines Arrieta, Garbi ou Fabbri, par exemple, ont des grands ressorts de type V, mais des ressorts hélicoïdaux pour la gâchette principale et celle de sécurité. C’est pour cette raison qu’il existe une autre façon de classer les platines, distinguant les platines à sept axes (situés à l’extérieur de la platine, car tous les ressorts sont à lames), les platines à cinq axes (avec des ressorts à boudin pour les deux gâchettes) et la gâchette à quatre axes (lire encadré p. 93).
Dans une platine classique, le grand ressort possède une branche fixe servant de point d’ancrage à partir duquel l’autre branche fait tout le travail. Dans d’autres systèmes, les deux branches jouent un rôle actif, ce qui permet au ressort d’accomplir trois fonctions à la fois : la mise à feu, l’armement et l’ouverture accélérée du fusil. Le système le plus connu dans cette catégorie est celui inventé par Frederick Beesley en 1879, et acheté et fabriqué ensuite par James Purdey.
Les systèmes de sécurité
La gâchette est généralement un levier formant une liaison mécanique entre le chien et la détente. Elle maintient le chien armé et permet à l’énergie stockée dans le grand ressort d’être libérée uniquement sur ordre du tireur. Elle est indispensable, à la différence de la gâchette de sécurité, appelée également double gâchette. Celle-ci est optionnelle, même si pratiquement toutes les platines en sont dotées, et a pour fonction d’empêcher les percussions accidentelles. Elle intercepte le chien avant qu’il ne puisse tomber et frapper l’amorce de la cartouche, à moins que la détente ne soit actionnée. La lame de la détente est en contact à la fois avec la gâchette principale et la gâchette de sécurité, afin que cette dernière s’efface dès que l’on presse la queue de détente, dans une parfaite simultanéité avec la gâchette principale. Les armes de chasse ont toujours intégré des mécanismes empêchant le tir involontaire, mais c’est dans la seconde partie du XIXe siècle qu’ils vont être pleinement aboutis, notamment lorsque, dans les années 1870, le hammergun (fusil à chien) céda la place à l’hammerless (sans chien). En effet, sans chien apparent, le tireur ne pouvait plus savoir si son fusil était armé et, si tel était le cas, quel mécanisme pouvait être utilisé pour prévenir la décharge accidentelle. Pour répondre à ces nouvelles difficultés, les armuriers mirent au point toute une déclinaison de systèmes de sécurité, dans de nombreuses formes et avec de multiples variantes. La « sélection naturelle » fit ensuite son oeuvre et deux d’entre eux sont couramment utilisés aujourd’hui. Le premier fut breveté par Joseph Needham et George Hinton en 1879 (brevet n° 706), mais on le connaît sous le nom de gâchette de sécurité Scott. C’est un système très simple, consistant en une gâchette supplémentaire qui bloque ou intercepte le chien de sorte que le fusil ne tirera pas si la
gâchette principale est accidentellement libérée. Cette gâchette de sécurité se désengage dès que l’on presse la queue de détente et agit indépendamment de la sûreté de détente. Dans sa version la plus moderne, elle a la forme d’un long bras qui se prolonge en diagonale à travers la bride et attrape une protubérance sur le côté du chien. Needham et Hinton cédèrent les droits de leur brevet à William et James Scott, les célèbres armuriers de Birmingham. Ces derniers vendirent un grand nombre d’armes équipées de cette sécurité à la fin des années 1870 et dans les années 1880, non seulement sous leur nom, mais également celui de beaucoup d’autres, Holland & Holland (Climax), Cogswell & Harrison (Victor) ou John Blanc notamment. Voilà qui explique que le système soit devenu la gâchette Scott. L’autre système a été breveté par W. Holland et J. Robertson en 1887 (brevet n° 5 834) et on le trouve sur les platines de type H& H. Il s’agit d’une simple pièce montée au pied du mécanisme parallèlement à la gâchette et en contact avec la partie basse du chien, et dont le principe de fonctionnement est identique à celui de la gâchette Scott. Le chien, ou marteau, est la prin - cipale pièce mobile de la platine. Lorsque la gâchette est actionnée et sous l’impulsion du grand ressort, il pivote vers l’avant sur son axe et frappe le percuteur, qui à son tour frappe l’amorce de la cartouche. Le col du chien frappe alors la butée, qui arrête son mouvement. Dans la plupart des platines, la butée sert également à ancrer la branche fixe du grand ressort. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le grand ressort était en contact direct avec le chien. Le frottement qui en résultait empêchait ce dernier de se déplacer avec force et avec une vitesse optimale. Dans les années 1770, un platineur français, dont l’histoire n’a pas conservé le nom, essaya une approche différente. Il fabriqua un petit bras qu’il dota d’une barre transversale en forme de T à l’une de ses extrémités et attacha l’autre extrémité au chien avec un goujon permettant le pivotement. Il apporta ensuite une modification au niveau de l’extrémité du bras de ressort, une sorte de mâchoire accrochant le bras transversal. Il venait de créer ce qui est communément appelé devenue depuis une pièce standard de la platine, une petite pièce qui mine de rien représente un progrès considérable. Une autre pièce, que l’on doit à des Français là encore, fut mise au point à l’époque du silex, au XVIIe siècle, et marqua une étape majeure dans l’amélioration de la platine, non seulement sur le plan mécanique, mais également esthétique. Il s’agit de la bride ou noix de platine.
Une bride débride l’imagination
Jusque- là, le chien était maintenu par un simple axe qui s’étendait à travers la plaque de platine. La pression du ressort, comme on peut s’y attendre, entraînait rapidement de l’usure et du jeu dans l’axe, et de là dans le mécanisme tout entier. C’est pour résoudre ce problème qu’une pièce en acier, une « bride » , a été ajoutée, vissée dans la face interne de la platine. Au départ, elle servait uniquement à soutenir le chien, mais on ne tarda pas à découvrir qu’elle pouvait remplir le même rôle pour la gâchette. Depuis, personne n’imagine plus une platine sans bride. Parce que sa forme n’est que partiellement dictée par sa fonction, la bride existe dans une grande variété de dessins, du plus simple au plus complexe. Elle est la seule pièce qui laisse toute latitude à la créativité des platineurs, à leur sens de l’esthétique, qui leur donne l’occasion de se différencier. Et certains s’en donnent véritablement à coeur joie, à l’exemple de René Juyon, triple meilleur ouvrier de France, et sa bride en forme de chevreuil, Greener avec la bride Three Tears ( trois larmes), Zanotti avec la bride N° 1 ou Beretta avec celle de son SO10. Ces formes sont si atypiques par rapport à ce que l’on a l’habitude de voir sur un fusil à platines qu’elles peuvent faire croire qu’il s’agit d’une mécanique nouvelle.
Quel que soit son origine ou son type, une platine parfaitement réalisée porte une part de magie. Elle est l’âme du fusil, celle qui vous dit beaucoup sur la qualité de l’arme, la compétence du platineur et la philosophie de la maison qui l’a fait naître. La qualité d’un fusil réside pour une grande part dans des détails cachés, dont un non- initié ne peut mesurer l’importance. Mais il n’est qu’à tenir une platine démontée dans la paume de la main pour prendre conscience de la véritable merveille que représente ce mécanisme, avec ses pièces polies en un miroir éblouissant. Il est lourd, en acier massif, mais aussi délicatement ciselé que les rouages d’une pièce d’horlogerie fine. A cet instant, vous pensez forcément aux hommes qui sont derrière cette perfection.
Les systèmes de sécurité
Certaines platines plus que centenaires continuent de fonctionner et sont de ce seul fait un hommage à leur créateur disparu bien avant elles. Un exploit accompli sans l’aide de la technologie moderne, avec le seul savoirfaire hérité d’une longue tradition. D’ailleurs, certains platineurs signent discrètement leur mécanisme, quelque part sur la face intérieure, tout comme un artiste signe un tableau. « De toutes les parties de notre fusil de chasse traditionnel, les platines ont toujours exercé sur moi une fascination particulière, confiait le spécialiste anglais Geoffrey Bothroyd.
La complexité massive du rouet, la beauté gracieuse de l’ancien silex, le joyau de précision de la platine détachable moderne, exercent tous un intérêt impérieux. Contrairement aux circuits électroniques modernes, elles laissent voir l’interaction de leurs composants et mesurer l’habileté et l’ingéniosité du fabricant, qu’il soit encore en vie ou ait travaillé il y a un siècle ou plus encore. »