Ziegenhahn
Les armoiries de Zella-Mehlis, où l’on reconnaît notamment une arbalète, témoignent de la très ancienne tradition armurière de cette cité allemande. En héraldique, on appelle cela des « armes parlantes ». Bonne entrée en matière pour vous faire découvrir
Les armes parlantes de Zella-Mehlis
Zella- Mehlis est moins connue que Suhl, sa voisine du sud. La cité a pourtant été le berceau d’entreprises aussi réputées qu’Anschütz, Walther et Weihrauch, sans compter les nombreuses firmes artisanales telles que Will, Langenhahn et tant d’autres. De la période faste de l’armurerie subsiste un intéressant témoin : l’ancien banc d’épreuves, aujourd’hui devenu musée, construit à la suite de l’adoption, en 1891, d’une loi organisant pour l’empire allemand l’épreuve des armes à feu portatives. Entre 1893 et 1942, année du déménagement vers un site moderne mieux adapté, plus de 15 millions d’armes y ont été éprouvées. Beaucoup de pistolets certes, mais aussi pas mal d’armes de chasse. Non, décidément, Zella-Mehlis n’était pas une petite ville armurière. Son nouveau banc d’épreuves, au Böhmerberg, était même destiné à éprouver aussi la production de Suhl. L’Histoire devait en décider autrement. Après la Seconde Guerre mondiale, avec la mise en place du pouvoir communiste, nombre d’entreprises de Zella-Mehlis disparurent ou s’installèrent en Allemagne de l’Ouest. Car pour l’exportation des armes de chasse, la RDA ne voulait qu’une référence, Suhl, même si le travail se poursuivait dans quelques ateliers de Zella-Mehlis.
Sur la route de Suhl au sens propre…
Le bâtiment de Ziegenhahn & Sohn se situe un peu en retrait de la route qui relie Suhl à Zella-Mehlis. Après avoir emprunté un court sentier pentu, nous arrivons à destination, Suhlerstrasse 9a. Pas de grandes vitrines remplies des derniers accessoires cynégétiques en vogue. Nous sommes bien chez un véritable armurier, ce qui compte ici, c’est la fabrication. La grande vitre donnant sur le parking a un rôle très fonctionnel, apporter de la lumière à l’établi du graveur qui officie à l’entrée du magasin. Loupes binoculaires relevées sur le front, c’est lui qui vient nous accueillir et nous ouvrir. En attendant Jens Ziegenhahn, le cofondateur de la fabrique et son dirigeant aujourd’hui, qui sera notre guide pour cette visite, nous jetons un coup d’oeil aux râteliers. Des armes de luxe de la maison, bien sûr. Quelques réparations aussi : d’anciens drillings pour nous rappeler que nous sommes au pays de sa naissance, des carabines artisanales type Mauser, des fusils Anson à indicateurs d’armement. A côté du comptoir, des ébauches de noyer. Voici déjà Jens Ziegenhahn qui nous rejoint. Notre hôte n’est pas taiseux et parle volontiers de ses réalisations. Pas de doute, cet homme-là aime passionnément son métier et est lui-même chasseur. Sa gamme est vaste : armes juxtaposées, superposées, combinées, à platines, à mécanismes Blitz ou Anson. Fusils, carabines express, carabines basculantes à un coup… Il y a là tout ce qui appartient à la tradition armurière et cynégétique allemande, mais plus encore. Dans l’atelier de ZellaMehlis, on réalise à peu près tout ce que peut souhaiter un client, même des armes à chiens extérieurs. Tout est possible. Les requêtes techniques ou esthétiques reçoivent presque toujours la même réponse accompagnée d’un sourire : « Oui, nous pouvons le faire ! » Comment une entreprise artisanale, qui produit ses armes sur place sans recourir à la sous-traitance, réalise-t-elle cet exploit ? Cela tient évidemment au savoir- faire de cette maison et de ses cinq armuriers, certainement aussi à la tradition de diversité des productions en Thuringe. La lignée des Ziegenhahn armuriers remonte à 1889, lorsque l’arrière-
grand-père de Jens, Alfred Ziegenhahn, issu d’une famille de fermiers du Harz, entre comme apprenti chez Schmidt & Habermann à Suhl. Un peu plus d’un siècle plus tard, en 1993, Jens Ziegenhahn fonde avec son père Rolf, l’entreprise Ziegenhahn & Sohn oHG. L’Allemagne est réunifiée depuis trois ans, père et fils veulent saisir les opportunités données par l’accès à la technologie de pointe et aux meilleurs matériaux et par l’ouverture de nouveaux débou chés commerciaux.
CNC et tradition, une équipe gagnante
Dès le début de l’aventure, les deux hommes sont convaincus de la nécessité d’investir dans les nouvelles technologies. Ils savent que les machines CNC sont la clé pour atteindre la précision et la régularité optimales qu’ils recherchent. Aussi, l’entrée de l’équipement numérique dans l’atelier suivit-elle de près la création de l’entreprise. Ce fut une décision courageuse, il faut une bonne dose de confiance en soi et en l’avenir pour consentir à ce stade d’un projet aux lourds investissements mis en jeu. Jens et son père n’eurent pas à le regretter. Grâce à ce choix, il leur fut possible de ne pas sous-traiter l’usinage. Les possibilités offertes par l’électro-érosion sont fascinantes. Certes, une découpe dans un bloc d’acier nécessite environ six heures, mais pendant ce temps, les armuriers peuvent se concentrer sur d’autres tâches où leur savoir-faire reste primordial, le seul en mesure de faire naître une véritable arme fine. D’ailleurs, comme nous le précise Jens, la réalisation d’une bascule exige encore une quarantaine d’heu res. La part « manuelle » du travail reste majoritaire, le numérique n’a pas chassé la virtuosité requise par les belles relimes et les ajustages se font toujours au noir de fumée. Aux machi nes revient le mérite de constituer des séries de pièces ou d’en reproduire plus facilement. Le dessin sur ordinateur facilite les créations, les modifications et leur mise en oeuvre – n’en déplaise aux traditionalistes, Purdey et Holland & Holland ont franchi le pas depuis longtemps. La part de travail accomplie par la haute techno- logie autorise des délais de livraison raisonnables, rarement au-delà de six mois, un an tout au plus. Seules des commandes très spéciales et des gravures particulièrement complexes imposent davantage de temps. Enfin, et cela ne gâche rien, ces armes de grand luxe peuvent être proposées à des prix plus contenus. Sans renier les traditions armurières de leur pays, les Ziegenhahn n’envisagent qu’une seule qualité pour la fabrication et la finition : la meilleure, tout simplement, résumée par le concept britannique de best gun. Les références au style anglais font d’ailleurs leur chemin en Allemagne. Dans ce domaine, c’est sans nul doute la firme Hartmann & Weiss de Hambourg qui la première a tracé la voie, entraînant à sa suite de nombreux émules. En termes esthétiques, cette influence se lit dans l’évolution de la gravure. Les profondes gravures animali - ères autrefois si fréquentes outre-Rhin semblent aujourd’hui moins prisées au profit de fines ornementations. Bien qu’ils aient à coeur, comme nous l’avons vu, d’offrir toutes les possibilités à leurs clients, les Ziegenhahn ont un faible pour les express en gros calibres africains. Leurs carabines doubles destinées à la chasse des Big Five sont très
demandées et constituent des modèles prestigieux, très différents des armes classiques de la région. Les clients réclament souvent des queues de bascule prolongées jusqu’au busc, des jeux de canons supplémentaires ou encore des calibres rares – Ziegenhahn a déjà fabriqué deux .700 Nitro Express.
Ce que Sir Burrard n’a pu voir
Les armes Ziegenhahn sont construites sur la base de platines à ressort arrière. Les armuriers allemands ont depuis longtemps montré une préférence pour ce type de platines, même pour leurs armes lisses. Mais pour les carabines doubles, ce choix ne se discute guère tant la robustesse requise s’accorde mal avec des flancs de bascule évidés pour recevoir les longs ressorts des platines avant. La solidité des armes à platines arrière a été soulignée par le Major Sir Gerald Burrard, illustre spécialiste des armes fines, qui n’avait pas son pareil pour comparer les mécanismes sous tous les angles possibles. Mais s’il reconnaissait volontiers leur efficacité, il avouait ne guère les apprécier sur le plan esthétique. Sa sentence mérite toutefois d’être replacée dans son contexte. A l’époque, Holland & Holland commercialisait le Dominion, qui avant de porter ce nom, entre les années trente et soixante, s’était appelé N°3 Model ou Grade C, et encore un peu plus tôt N°2 Model – désignation que les express basés sur ce mécanisme semblent avoir toujours conservée. Le Dominion était fabriqué à Birmingham chez W. Bennet and C. Bickley. C’était une excellente arme mais sa finition était souvent assez simple, tranchant avec le luxe du modèle Royal. En 2002, Holland & Holland a relancé une arme à bascule ronde et à platines arrière, et présente les actuels fusils et express de ce type comme les successeurs du Dominion. Or, à près de 800 km de Londres, en Thuringe, un armurier est convaincu des qualités de ce modèle initial et a choisi de s’en inspirer. Les bascules particulièrement solides pourront être fortement arrondies pour les armes lisses et même pour les express de calibre moyen, si tel est le souhait du client. Seulement, après ce choix technique longuement mûri et appuyé sur l’emploi des meilleurs matériaux et une finition de haut niveau, Jens s’est aussi employé à « relooker » le vénérable juxtaposé anglais, dont l’apparence souffrait quelques critiques, nous l’avons vu. Avec un goût certain, notre armurier s’est appliqué à le rendre vraiment beau. Un vrai coup de baguette magique ou plutôt beaucoup de virtuosité à la lime. Depuis deux décennies, les très anciennes bascules rondes reviennent à la mode. Avec la course à la légèreté et à l’élégance, la tendance a encore pris davantage d’ampleur et n’est désormais ignorée par aucun fabricant. Un mouvement que Jens Ziegenhahn a anticipé dès le début des années 2000 si bien que ses armes juxtaposées à platines arrière atteignent aujour d’hui une rare élégance, un charme fou. La relime assure une fluidité incroyable. La fixation des platines à la bascule est discrète, les platines elles- mêmes sont légèrement concaves sur les bords. Et puis elles sont longues, très longues même. Si seulement Sir Gerald Burrard avait pu voir ça !
Invisibles et sublimes détails
Avec des bascules disponibles en quatre tailles différentes, Ziegenhahn dispose forcément de celle qui convient exactement au calibre choisi, toujours dans le souci de la plus grande élégance et d’économie de tout poids inutile. Pour une carabine double en 8 x 57 JRS, l’entraxe est de 22 mm au niveau des percuteurs. Si un troisième verrou est souhaité, Ziegenhahn monte volontiers le
secret bite de Purdey, qui ne gêne pas le chargement et qui est tellement plus discret que la fermeture de type Greener, autrefois si courante outre-Rhin. Autre raffinement, les fusils juxtaposés peuvent être dotés d’un levier latéral au lieu de l’habituelle clé supérieure. Ici aussi, le fabricant a perçu très tôt que les amateurs de side-lever se faisaient de plus en plus nombreux. Comment donner tort aux admirateurs des beaux fusils de Stephen Grant et de quelques autres signatures célèbres ? Mais les avantages du levier latéral de déverrouillage ne sont pas seulement d’ordre esthétique. Chez Ziegenhahn, c’est le pontet lui-même qui tient lieu de levier. Articulé à l’avant, il se termine au niveau de la détente arrière par une volute déportée sur le côté et sur laquelle s’appuie le pouce pour commander l’ouverture en douceur. Les platines sont tout aussi belles à
l’intérieur qu’à l’extérieur. Une fois qu’elles sont démontées, on remarque la longue double gâchette accrochant le chien par le haut. La bride est joliment arrondie et délicatement ajourée. Tout est parfaitement poli et ajusté. Les pièces mobiles dorées à l’or fin sont une finition qui reçoit beaucoup de succès, sur un fond jaspé, l’effet est somptueux. Ce détail interne est invisible, mais on le sait présent et on se dit qu’en plus d’être beau il protège le mécanisme de la corrosion. Et la maîtrise technique ? Elles est sans faille ! Le fabricant a toute confiance dans la stabilité des départs. Si un client veut 1 000 ou 1 200 g au premier coup – oui, c’est peu –, aucun problème, il les aura. Vous l’avez compris, l’admiration de Jens Ziegenhahn pour la platine du Dominion est certaine. Pour autant, la Holland classique, également à ressort arrière mais avec la gâchette de sécurité positionnée en bas, est également disponible chez lui. Le réglage des canons d’express est effectué de manière traditionnelle en jouant sur l’enfoncement d’une cale avant la soudure définitive, lorsque le résultat voulu est obtenu. Par exemple, pour les calibres moyens, les groupements attendus à 50 m doivent être proches de la largeur du faisceau de canons à la bouche, pas plus. A 100 m – distance à laquelle les carabines doubles sont encore souvent réglées et vérifiées en Allemagne –, cela doit donner 6 cm environ. De 6 à 8 secondes s’écoulent entre deux coups successifs. Puis un temps de refroidissement est respecté entre les deuxième et troisième volées de deux coups. Les groupements sont donc de six coups au total. Bien entendu, une lunette appropriée est requise pour réaliser de telles cibles à 100 m.
Alchimiste de l’acier
Les éjecteurs sont de type « deux pièces », couramment appelés éjecteurs Holland & Holland pratiquement partout dans le monde, sauf parfois en Angleterre où bien des armuriers ont conservé le terme Southgate. Les incrédules pourront compulser toutes les subtilités et les nuances en se plongeant dans l’abondante littérature anglo-saxonne. Mais, qu’ils soient prévenus, il n’est pas toujours facile de sortir du fog ! Pour la fixation de la longuesse aux canons, sur les express, c’est le mécanisme Deeley-Edge à auget qui est utilisé, avec l’avantage d’assurer un effet de levier. Pour les armes lisses, Jens préfère monter le mécanisme à poussoir, basé sur le brevet Anson. Les canons lisses et rayés provien- nent de chez Heym. Ils sont brasés à l’argent sur une planche en berceau usinée hors masse avec les crochets. Les bandes sont bien entendu soudées à l’étain. C’est en vain que vous chercherez des défauts de finition des tubes, nulle « vaguelette », nulle trace d’outil. Normal, ditesvous ? Voire ! Les faisceaux de canons de certains fabricants ne sont manifestement pas destinés à être examinés de trop près. Un travail impeccable prend du temps, beaucoup de temps. La visite de l’atelier se termine par le poste dédié au travail du bois. Pour les mises à bois, qu’il effectue luimême, Jens Ziegenhahn utilise du noyer turc. Inutile de préciser que les pores sont bien bouchés et le quadrillage réalisé à la main. On sort de cet atelier comme d’un rêve merveilleux, à regret. Ziegenhahn est un fabricant autonome, utilisant des machines CNC et l’électro-érosion par fil. Et pourtant, c’est aussi un fabricant à l’ancienne. Un alchimiste de l’acier et du noyer qui transforme ces éléments en joyaux, pour notre plaisir.