Smith & Torok
Les deux ont fait des paires
Ils se sont rencontrés chez Purdey, où ils étaient tous deux entrés comme apprentis. Des années plus tard, Michael Smith et Alex Torok décidaient de s’associer pour créer une nouvelle manufacture londonienne. D’emblée, leur production a séduit de nombreux amateurs. Un succès jamais démenti, même après la disparition bien trop précoce, en 2015, de Michael.
Purdey ! Ce nom fait rêver les amoureux d’armes fines aux quatre coins de la planète. Et pour cause, le juxtaposé Purdey-Beesley à self-opener et le superposé Purdey-Woodward sont parmi les toutes meilleures armes jamais produites. La firme anglaise a bâti son succès sur un savoir-faire sans faille et un conservatisme de bon aloi qui s’écarte rarement des techniques de fabrication les plus anciennes. Elle n’est certes pas la fabrique d’armes la plus âgée, mais elle est la plus célèbre, et cela depuis trois siècles. Surtout, depuis sa création en 1814, elle est une pépinière d’armuriers de grand talent qui, lorsqu’ils se décident à quitter l’illustre maison, relancent une ancienne marque oubliée, travaillent à domicile comme soustraitants de grandes enseignes ou encore, lorsque la conjoncture économique le permet, créent leur propre entreprise. Vous connaissez Beesley, Atkin & Evans, installés à la fin du XIXe siècle, Peter Nelson, Peter Chapman, Peter Symes et Alex Wright ( Symes & Wright), Alan Crewe (Cogswell & Harrison), Otto Weiss ( Hartmann & Weiss) et Michael Louca (Watson Bros), établis à la fin du XXe siècle. Mais les noms de Michael Smith et Alex Torok vous sont peut-être peu fami- liers. Et pour cause, ils sont les plus récents à s’être inscrits dans cette grande lignée.
Leur réputation les précèdent
Alex Torok et Michael Smith ont tous deux commencé leur apprentissage chez Purdey en 1975, le premier comme basculeur, sous la houlette de Ben Delay, l’une des figures légendaires de l’armurerie fine britannique, le second comme canonnier, avec Alf Harvey pour maître d’apprentissage.
Ils font partie d’une génération d’apprentis qui compteront bientôt parmi les artisans les plus recherchés au monde, aux côtés de Peter Chapman, Michael Louca, Peter Symes, Alex Wright, Alan Crew, Gary Hibbert, Bill Blacker. Très vite, Alex et Michael deviennent amis. Ils quittent Purdey pratiquement en même temps, Alex pour rejoindre Watson Bros, durant un an, Michael pour intégrer l’atelier de John Wilkes, où il va rester deux ans. Ensuite, l’un comme l’autre s’installent à leur compte comme sous-traitants des meilleurs fabri-
cants londoniens. La suite, c’est
Alex qui nous la raconte : « Durant la dizaine d’années où nous étions établis comme artisans indépendants, nous n’avons jamais cessé de nous voir et d’échanger sur notre métier. Nous étions devenus des amis intimes dès notre plus jeune âge, nous n’avons jamais cessé de l’être. Pour autant, nous travaillions chacun de notre côté. Jusqu’au jour où un important collectionneur nous a réunis en nous confiant la fabrication d’une quadruplette, un ensemble apparié de quatre fusils. Nous espérions depuis longtemps qu’un nom prestigieux devienne disponible pour nous associer et piloter notre marque, mais finalement ce sont nos propres noms que cette commande nous a encouragés à inscrire sur nos armes. Faisant le pari que la qualité de nos produits allait faire de nos patronymes une référence. C’est ainsi qu’est né Smith & Torok. » Beaucoup des premiers clients d’Alex et Michael sont des connaissances de longue date qui avaient remarqué et acheté leurs productions avant la création de leur enseigne. Comme cela s’était produit quelque
temps plus tôt pour Peter Nelson, le savoir-faire de ces deux professionnels n’avait pas échappé à l’oeil averti des connaisseurs attentifs, qui, lorsqu’ils commandent une arme chez Purdey, Boss ou H & H, prennent le temps de connaître les artisans qui la réalisent. Aussi, lorsque Smith et Torok décidèrent de lancer une production à leur nom, leur réputation était déjà bien établie, et le carnet de commandes fut immédiatement rempli.
Faiseurs de rêves
L’ambition des deux associés ? S’inscrire dans la pure tradition de l’armurerie britannique et être des « faiseurs de fusils sur- mesure » réalisés sur demande spécifique, des pièces uniques, dont chaque détail mécanique et esthétique fait l’objet d’un soin et d’une attention extrêmes. Les canons de ces armeslà sont forcément des demi-blocs, les tonnerres sont entaillés pour davantage de robustesse, les coquilles sont sculptées et les clés d’ouvertures ajourées. Les bascules tirées d’un seul bloc d’acier forgé comportent le troisième verrou Purdey. Les platines à indicateurs d’armement sont démontables à la main. Les crosses sont taillées dans des noyers de la meilleure qualité et poncées à l’huile. Chaque calibre possède une bascule spécifique, qu’il s’agisse du 12, du 16, du 20, du 28 ou du .410. Un niveau de qualité qui impose, pour chaque arme, 900 à 1000 heures de travail, avant gravure bien sûr ! « Nous fabriquons des fusils et des carabines doubles et nous ne prenons pas plus d’une à deux com-
mandes à la fois, précise Alex. A tous les stades de la fabrication, nous travaillons en étroite collaboration avec le client. » Chose inhabituelle, les valises qui accueillent les armes sont également fabriquées sur place. Ce sont de splendides écrins en bois précieux, tel le cocobolo, et peau de chèvre doublée. Les coutures sont réalisées à la main avec du fil de lin irlandais. Charnières et garnitures sont en laiton massif. Ces boîtiers et tous les accessoires qu’ils accueillent sont à l’image des armes Smith & Torok, conçus avec la même minutie, dans le même respect des méthodes traditionnelles, au plus haut niveau de l’échelle du luxe.
Rondeurs et subtilités
Le style Smith & Torok se caractérise par une bascule arrondie. Les juxtaposés sont fabriqués sur une base Purdey-Beesley à self-opening, les superposés sur une base Purdey- Woodward, mais dans les deux cas des raffinements subtils viennent s’ajouter. Ainsi, pour retarder l’apparition du jeu au niveau des longuesses sur les fusils vieillissants, les deux armuriers ont mis au point un insert trempé placé dans la zone où le fer de longuesse rencontre la loupe d’accrochage. Ils ont également modifié le profil des verrous et leurs logements sur les canons dans la bascule Purdey-Woodward pour assurer une ouverture en douceur tout en maintenant un verrouillage sécurisé. Un autre raffinement simple, passant inaperçu de prime abord mais que l’utilisateur ne tarde pas à apprécier sur le terrain, est un remodelage subtil du top-lever (clé d’ouverture) le rendant plus confortable lors d’un rechargement rapide face à des oiseaux ou des plateaux véloces et nombreux. On note aussi que, dans une harmonie parfaite, la clé de dépose des platines détachables est un modèle miniature de ce top-lever. Bien que le style Purdey habite incontestablement les réalisations Smith & Torok, il ne constitue pas une limite aux possibilités offertes aux commanditaires. Pour preuve, une paire de juxtaposés tout récemment livrée : des fusils de calibre 10 de type Paradox, une arme lisse dont les canons sont rayés sur leurs derniers centimètres telle qu’en ont signé Holland & Holland ( modèle Paradox)
ou Westley Richards (modèle Explora). Un chef- d’oeuvre ! Les spécifications requises par le collectionneur américain à l’origine de cette commande étaient une base mécanique Beesley à self-opening et deux jeux de canons (l’un de 65 cm avec chokes rayés, l’autre de 75 cm à âme lisse, choké full- full) pour un poids total de 4,7 kg quels que soient les canons utilisés et des chambres
de 89 mm. « Nous avons réalisé ce calibre 10 comme une arme à double usage, explique Alex. Son développement a pris sept ans et demi et de nombreuses heures ont été consacrées à la conception de ses rayures afin de garantir un groupement minimum de 4 pouces à
100 yards (10 cm). » Forcément, pour une arme hors norme telle que celle-ci, il fallait une gravure à sa mesure, spectaculaire ! Le travail a été confié aux génies italiens de Creative Art qui ont réalisé une ornementation entièrement en ciselure, déclinant un « melting-pot » d’oiseaux, d’animaux africains et de motifs floraux sur la bascule, les platines, les coquilles, la clé, la sous-garde et le fer de devant. C’est à couper le souffle.
Smith & Torok, mais sans Smith
En 2015, alors que l’activité de la firme battait son plein, Michael Smith est décédé des suites d’une insuffisance cardiaque. Pour Alex, perdre si tôt et si brutalement son associé fut une immense épreuve.
Jamais cependant il ne songea à modifier de quelque façon que ce soit la société créée avec son
ami. « Je continue à signer nos armes Smith & Torok avec fierté même si Michael n’est plus de ce monde, explique-t-il. Un canonnier de tout premier niveau m’a rejoint et m’aide à poursuivre en ce sens. Bien sûr, l’amitié et les échanges avec Mike me manquent beaucoup. Mais les projets demeurent, nombreux et passionnants, plus que jamais les clients nous donnent leur confiance. Nous travaillons actuellement sur une paire de juxtaposés de calibre 32, un calibre très en vogue aux Etats- Unis – où les territoires sont aménagés pour la chasse de la caille avec des plantations spécifiques –, sur une paire de superposés de calibre 20 avec des canons supplémentaires de calibre 24, ainsi que sur un juxtaposé en .410. » Nombreux sont les fabricants à réaliser aujourd’hui de magnifiques armes fines à des degrés de finitions élevés, en Angleterre comme partout en Europe. Mais aujourd’hui comme hier, certains se distinguent parmi cette élite, et Smith & Torok est l’un d’eux. Comme chez Joseph Manton il y a deux cents ans, un seul niveau de qualité est envisagé dans cet atelier-là, le plus élevé.