Un Darne inimitable !
Le seul Darne jamais copié
Le 1891 n’est pas le Darne le plus célèbre. Pourtant ce fusil est mécaniquement si élaboré et si parfait qu’il échappa à toute forme de copie de la part des concurrents de Darne. Voilà sans doute pourquoi le modèle est rare et prisé, et qu’il ne faut surtout pas le laisser passer.
Régis Darne figure parmi les plus grands de nos arquebusiers. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer son oeuvre dans cette rubrique (cf.
Armes de Chasse n° 32 et 46) et de constater combien toutes ses créations furent copiées, à l’identique ou à quelques modifications près. Toutes, sauf une : le fusil de chasse à culasse ascendante modèle 1887 ( brevet 187 332 du 5 décembre 1887), que Darne modifiera en 1890 (brevet du 13 mars) pour arriver à la mouture finale, parfaite, en 1891. Pour cette dernière évolution, le brevet est déposé le 27 octobre 1891 et enregistré le 5 février 1892. La complexité du mécanisme ex plique certainement que cette arme ait été préservée du plagiat. Le nombre de pièces composant le verrouillage, l’éjection et la percussion, la minutie de l’usinage et du montage entraînent un coût de fabrication élevé et sont autant d’éléments dissuasifs. Même Francisque Darne, le fils aîné de Régis Darne, alors qu’il reprit tous les modèles du catalogue à l’ouverture de son propre atelier, fit une exception avec celui- ci. Si vous rencontrez un modèle 1891, vous pouvez donc être certain qu’il s’agit d’un Darne authentique, y compris s’il porte d’autres marquages. Ces derniers ne remettent pas en cause sa réalisation chez Darne, il fut simplement vendu sans marquage à un autre fabricant comme cela se faisait à l’époque selon une pratique commerciale n’affectant en rien l’origine ni la valeur de l’arme. Le Darne 1891 est un fusil à culasse ascendante montée sur pivot arrière.
Une clé de manoeuvre est en allonge sur le dessus de la culasse. Elle constitue le bras de manoeuvre d’un axe cylindrique qui plonge dans le corps de culasse et supporte l’ergot de blocage (cf. encadré ci-dessus). En poussant la clé vers la droite, l’ergot quitte sa prise sous le prolongement de bande en T et la culasse devient libre. Elle se relève alors de l’avant vers l’arrière en pivotant autour d’un axe de section modérée car ne supportant aucun effort lors du tir. L’effet du recul est entièrement reporté sur un talon de l’arrière de la table de montage contre lequel vient s’appuyer l’arrière de la culasse ascendante. Une cavité a été prévue sur le haut du corps de culasse afin qu’à l’ouverture, lorsque la culasse est complètement rabattue vers l’arrière, le talon de butée vienne se loger dans cette excavation. La perfection avec laquelle sont établis ces usinages est remarquable. De tous les modèles que j’ai eu loisir d’examiner, aucun ne montrait le moindre jeu, alors que le plus petit flottement dans le dispositif suffirait à entraîner un désajustage de la culasse.
Un système de percussion inédit
Le mécanisme de percussion est très particulier, l’armement des chiens internes s’opère à l’ouverture de la culasse. En soulevant le corps de culasse, son talon arrière entraîne un bras articulé faisant basculer les chiens jusqu’au cran de l’armé tout en bandant le ressort d’armement. Ce ressort sera initialement en longue lame cintrée, puis en V classique, utilisé couramment pour les platines. Le crochetage des chiens se fait sur une gâchette en bascule en parallèle avec les saillies internes des queues de détente. Un petit ressort en V est chargé de ramener en position et la gâchette et la queue de détente. Tout le mécanisme de percussion est logé dans le corps de la grande table de montage. Seuls les deux percuteurs se retrouvent dans les coquilles de la culasse, où ils flottent librement, sans aucun ressort de rappel. Cet accessoire n’est pas indispensable ici puisque, même en cas d’enclouage de l’amorce, l’ouverture de la culasse sera toujours possible. Le corps des percuteurs est pourvu d’une saignée circulaire d’environ 3 mm de large. C’est dans cette excavation que vient se loger la pointe d’une vis traversant les coquilles de bas en haut. La vis sert ainsi à la fois de maintien et de limitateur de course pour le percuteur. Cette limitation est nécessaire car le chien reste en pression contre la base du percuteur après le tir, avec le risque d’un sérieux handicap pour l’ouverture en cas d’enclouage. Mais, en se soulevant, la culasse refoule le chien et s’écarte de la tranche du tonnerre. Ce fusil a fait l’objet de recherches et d’essais communs aux modèles antérieurs 1887 et 1890 ayant abouti à un chien en forme de haricot (que Régis Darne baptise « marteau » dans ses descriptifs), auquel fut ajouté ensuite un ergot en pointe faisant office de percuteur. Cette configuration n’aura pas de suite car, outre qu’elle affai-
blissait le rempart de culasse, elle présentait des difficultés d’usinage et surtout une fiabilité de percussion douteuse. Le modèle définitif est celui à corps de frappe plat. Tous ces détails peuvent avoir leur intérêt aussi bien pour le collectionneur que pour l’armurier restaurateur.
Le système d’extraction
L’extraction des étuis n’est pas banale non plus. Deux modèles existent : l’un à extracteur simple, l’autre à éjecteurs automatiques. Le premier est le moins courant, ce qui peut paraître paradoxal. Mais il faut se rappeler qu’il s’agit d’une arme de luxe, fabriquée quasi exclusivement sur commande. En général, celui qui consentait à un tel investissement voulait le summum et optait pour un modèle à éjecteurs. L’extraction est commandée par une longue tige qui traverse tout le corps de la grande table, au-dessous du mécanisme de percussion. Cette tige est axée sur l’arrière de la base de la culasse oscillante et sur un bras mobile à l’avant de la table de montage. Ce bras vertical pénètre dans une mortaise de la tige arrière des extracteurs. Lors de la manoeuvre d’ouverture, les pièces entrent en mouvement et refoulent les tire-cartouches et donc les munitions tirées ou non. On retrouve le même montage sur le modèle à éjecteurs, mais avec une tige de commande d’extraction dédoublée. Les deux tiges sont accolées et la mortaise est taillée en parallèle. Pour l’extraction des cartouches non utilisées, la manoeuvre reste identique au modèle à extracteurs. En revanche, on trouve à l’avant du bras vertical deux marteaux semblables, en modèle réduit, aux chiens de percussion. Ils sont embiellés par une longue tige sur les chiens et ne fonctionnent donc qu’après un tir en frappant l’arrière de la tige-guide d’un berceau d’extracteur. Le système est d’une étonnante efficacité et il est remarquable d’observer avec quelle énergie les étuis sont encore éjectés par une arme non seulement plus que centenaire mais qui a manifestement beaucoup servi. Un large bouton de sûreté est monté sur le côté gauche du support des détentes. Il agit en va-et-vient et, en position avant, bloque les détentes, mais ni les gâchettes ni les chiens. De ce fait, un départ accidentel est toujours possible en fin de fermeture de la culasse. Les canons sont montés à frette dans les ateliers même de Régis Darne avec des tubes provenant des meil-
leurs canonniers stéphanois. Leur qualité est définie par des « poinçons », comprenez un nombre de palmes, et non une étoile ou une couronne de palmes poinçonnée comme pour l’Idéal. Figure, en toutes lettres, la mention « Une Palme » ou « Deux Palmes » ou encore, sur com
mande spéciale pour les « canons métal supérieur » des « Modèles
Luxe » , « Trois Palmes » et même « Quatre Palmes » – avec dans ce cas un supplément de prix de 150 francs, soit l’équivalent de la moitié du prix du fusil dit « à un poinçon » , proposé à 300 francs. Ces canons sont établis dans tous les types de reforage selon le désir du client. Leur longueur varie de série de 60 à 76 cm, et toute autre longueur est possible sur commande. Les calibres standards vont du 12 au 24. Les calibres 10 et 28 sont proposés pour un supplément de 30 francs. Quelques très rares modèles ont été montés en express. Un mixte est même passé en vente à l’hôtel Drouot il y a bien des années. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, il s’agissait d’un calibre 16 à gauche et d’un 11 mm Gras à droite. Les chambres sont de 65 mm de série sauf commande particulière. La mise à bois est très soignée, avec des noyers de choix bien veinés, voire d’une ronce proche de la loupe pour certains. Le prélèvement de l’ébauche est alors fait à la base des troncs, au départ des racines,
là où un arbre malade exprime sa souffrance en créant ces dessins si flatteurs à l’oeil. La crosse n’est pas monoxyle mais en deux parties. La séparation poignée-devant se fait au niveau de la cloison générée par la base de la grande table qui vient faire support pour le pontet et les détentes. La poignée est systématiquement droite, à l’anglaise. Sur commande spéciale – et un supplément de 10 francs –, elle peut être demi ou plein pistolet. La plaque de couche est en corne blonde, quadrillée façon vannerie, comme pour toutes les armes de haut de gamme.
Une fabrication intermittente
La rareté du Darne 1891 tient aussi à la discontinuité de sa production. L’année qui suivait la naissance du 1891, Régis Darne présentait une amélioration de son modèle 1881, avec système à « culasse roulante » (dit ultérieurement Rotary) à chiens extérieurs transformé maintenant en hammerless. Ce fusil avait connu un vif succès dans sa version première et allait rencontrer la même estime dans cette nouvelle version. Il était en outre de fabrication plus simple et donc d’un coût de réalisation moins élevé que le 1891. Voilà qui explique la décision de mettre en veille la production de ce dernier. Plusieurs années plus tard, en 1907, la demande de quelques adeptes qui avaient chassé avec ce fusil à leur plus grande satisfaction et souhaitaient faire l’acquisition d’un nouveau modèle a convaincu Régis Darne d’en reprendre la fabrication. Ce qu’il fit sous la désignation « 1907 A » et en trois versions de finitions, numéros 8, 8 bis et 9, auxquels s’ajoutent des modèles de luxe hors catalogue sur commande spécifique. Ce dernier sursaut devait marquer la fin de la production de cette belle arme à laquelle n’était pas étrangère l’arrivée des modèles à culasse coulissante dès 1893. Une production restreinte a toutefois perduré jusqu’à la guerre de 1914 sous une forme dérivée de l’ancien 1887 et présentée de ce fait en gamme Halifax, avec l’Halifax n° 1 et n° 2 en trois calibres (12,16 et 20) et exclusivement à extracteur. Un écrit des établissements Darne de cette époque fait état d’une fabrication avoisinant les huit mille pièces, tous modèles confondus. C’est dire combien le vrai et beau modèle 1891 à l’état pur est une arme peu commune.