A propos de l’Idéal
L’Idéal est un des chefs- d’oeuvre de l’armurerie stéphanoise. 132 ans après son lancement, il continue de fasciner et d’interroger. Voici une question qui intéressera tous les inconditionnels du « plus beau fusil du monde » .
Je voudrais vous soumettre deux questions concernant les fusils Idéal de Manufrance. A partir de 1910, écrit M. Mournetas dans l’ouvrage qu’il a consacré à ce fusil, les modèles haut de gamme ont été dotés de doubles gâchettes de sûreté. Dans la mesure où rien ne permet d’identifier cet équipement sans ouvrir la bascule, est-il possible de s’assurer de sa présence à partir de la référence du modèle ? En d’autres termes, ces doubles gâchettes de sûreté étaient-elles une option ? Si oui, sur quels modèles étaient-elles disponibles ? Constituaient-elles un équipement standard pour certains modèles ? Ma seconde interrogation concerne le pseudo « self-opening » (pseudo, car ne fonctionnant qu’à l’armé avec les éjecteurs, comme un Damon Petrik), et dont je n’ai pas trouvé trace dans l’ouvrage de M. Mournetas. Je suis surpris que certains exemplaires en disposent (à l’exemple d’un 334 que j’ai eu en main) et pas d’autres, pourtant à éjecteurs avec une mécanique apparemment semblable (je pense à un Robust-Idéal 280 que j’ai aussi eu en main, un modèle hybride qui ne possède certes pas de quatrième verrou, mais dont la mécanique d’éjection semble bien identique).
Nous avions traité, il y a pas mal d’années déjà, de l’Idéal (cf. Armes de Chasse n° 19, 4e trimestre 2005), mais en nous cantonnant au mythique modèle Idéal d’Art. La précision et la pertinence de vos questions nous oblige à ouvrir une plus large fenêtre dans les particularités de fabrication et les pratiques commerciales de la Manufacture. Les doubles gâchettes de sûreté apparaissent en 1910 sur les modèles d’Idéal haut de gamme. Précisément sur les Idéal Plume, Idéal Jumeaux, Idéal d’Art, Idéal Perfection, dans leurs quatre versions : tir aux pigeons type français, tir aux pigeons type anglais, chasse type français et chasse type anglais. L’aspect extérieur de ces armes ne révélant rien de leur agencement intérieur, leur identification doit s’appuyer sur les poinçons spécifiques de chaque arme. En 1910, ces marquages étaient : 9/P, 9/PE, 8RE/J, 9RE/A (exceptionnellement aussi 9R/A), 7RE/P.F et 7RE/P.A, 7RE/C.F et 7RE/C.A. Cela jusqu’en 1931. A cette date, on retrouve quatre modèles Idéal Perfection dotés de cette sûreté, référencés 350, 356, 362 et 368. Après la reprise des activités au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on trouve en 1948 les 346 et 350 et, en 1950, le 356, de retour jusqu’en1971. Voilà pour la production de série. Mais il
existe des particularités à même de dérouter le plus averti des collectionneurs. Dans les archives de la Manu, on fait ainsi des découvertes surprenantes. Une pratique courante était d’expédier deux fusils à un client, celui commandé et un autre de la gamme supérieure, le tout accompagné d’une belle lettre invitant le destinataire à faire l’essai des deux armes en prenant tout le temps de la réflexion… Bien souvent, le client se laissait séduire par la plus belle pièce qu’il décidait de garder et retournait l’autre, en port dû, à la Manu, comme convenu. C’est à ce stade que les archives livrent leurs détails édifiants : certains fusils retournés étaient dans un tel état qu’ils étaient « débarbouillés » et dénumérotés pour être revendus, si possible en neuf, sinon en occasion. Cela explique les équipements particuliers, non conformes aux catalogues, de certains modèles. On trouve également des fusils qui, après avoir été expédiés aux magasins de province, demeuraient des années plus tard toujours invendus après maints prêts à la clientèle, et finissaient par être rapatriés à Saint-Etienne, accompagnés d’un bordereau stipulant, en fonction de leur état, le traitement préconisé : « à toiletter » et plus rarement « à détruire » ; parfois aussi la mention « disparu ». Ce n’est pas tout. Quand on trouve une arme « propre » et avec un bon marquage, on ne peut pour autant être assuré qu’il s’agit du modèle nommé. Cela peut être le fait d’un de ces usages anarchiques et affranchis de tout scrupule qui ont cours depuis des années consistant à remonter des fusils à partir de pièces authentiques ou réusinées, ou encore à restaurer, remettre à bois et décorer à outrance des fusils bas de gamme et défraîchis achetés à vil prix, puis combler à la brasure les poinçons originels et refrapper un numéro de prestige. Une certaine confusion règne aussi parmi les commandes spéciales, bien légales cette fois, destinées à être offertes à des dignitaires de tous horizons et présentant souvent d’étranges singularités. Concernant le « self-opening », si je n’en ai pas parlé dans mon livre, c’est, comme je l’expliquais en introduction de cet ouvrage, que mon intention était la vulgarisation et de ce fait je ne pouvais pas proposer une étude exhaustive. Ce qui explique quelques absences dans mon recensement, comme par exemple le premier modèle de 1890 avec son bizarre verrou en oeillet prolongeant la bande des canons. Soyons donc précis : tous les Idéal à éjecteurs automatiques bénéficiaient officiellement du système selfopening (« aide à l’ouverture » en bon français). Pourquoi certains modèles en seraient exclus ? S’agirait-il d’une série simplifiée particulière ou d’un déclassement ultérieur ? J’avoue mon ignorance en la matière. Beaucoup de fusils de la Manu ont fait l’objet d’études et d’équipements particuliers. Certains n’apparaissent jamais dans les catalogues, à l’image de ce Rustic dont nous avons parlé dans notre dernier hors-série ou de ce Robust en calibre 20, prototype d’essai qui fut vendu lors de la liquidation judiciaire de la SCOPD Manufrance.