TKOF : l’autre formule magique
Les maths au secours du chasseur
Pour trouver le bon calibre et la bonne balle, il y a l’expérience ou la théorie. Certaines grandes figures de la chasse ont voulu confirmer leurs conclusions élaborées sur le terrain par des formules mathématiques, fournissant ainsi aux « gens de peu d’expérience » le moyen de ne plus se tromper de cartouches. John « Pondoro » Taylor fut un de ces chasseurs mathématiciens. Son « TKOF » est un peu l’ancêtre des logiciels balistiques.
Les chasseurs anglo-saxons adorent faire naître et entretenir des débats autour de la balistique : quelles balles ont le plus grand pouvoir d’arrêt ? Quels sont leurs comportements sur le gibier en mouvement ? Ces questions font naître outre-Atlantique des querelles épiques, à l’exemple de celle qui opposa Jack O’Connor, partisan des petites balles rapides, et
Elmer Keith, apôtre du gros et du lourd (cf. horssérie n° 10, 2017, p. 96).
John Howard « Pondoro » (« lion » en chinyungwe, dialecte bantu du Mozambique) Taylor ( 19041969) était un tenant de cette dernière catégorie. Il opérait au Nyassaland ( actuel Malawi) et au Mozambique dans l’entredeux guerres. C’est précisément à cette époque que naissait, sous l’influence de « Karamojo » Bell, le culte du .275 Rigby ( en fait le 7 x 57 Mauser à la sauce british) et ses balles plus petites et rapides que les habituels gros tromblons coloniaux. Les deux hommes pouvaient se targuer d’une expérience sans égale : plus de mille éléphants tués, pour l’ivoire certes, mais aussi, ce qu’on oublie un peu, pour libérer les populations d’animaux qui dévastaient les cultures et piétinaient à l’occasion un humain ou deux pour peu qu’on les asticote un peu.
Une formule à emporter à la chasse
La fameuse formule « TKOF » (Taylor Knock Out Factor, « valeur de KO de Taylor ») trottait sans doute dans la tête de Pondoro depuis belle lurette quand il l’officialisa en 1948 dans son livre African Rifles and
Cartridges (« Carabines et cartouches pour l’Afrique »).
La démarche de Taylor n’obéissait sans doute pas à un modèle de rigueur scientifique, puisqu’il y a tout lieu de croire qu’il l’élabora afin de démontrer une conclusion posée en préalable : l’efficacité des gros calibres sur le Big Five. Le TKOF est la réponse de Taylor à la vogue des petits calibres. Il faut dire que le carré européen du cimetière de Nairobi était alors rempli de maladroits ou malchanceux qui s’étaient laissés convaincre d’utiliser des petits calibres pour aller affronter les fauves africains et s’étaient retrouvés fort démunis après un tir hasardeux ou face à la charge d’un buffle blessé par une balle mal placée.
Le TKOF est basé sur une vieille lune : la formule de Hatcher (1904), destinée aux armes de poing et reposant sur le rapport entre le poids de la balle ( en grains), la vitesse ( en pieds/seconde), la surface frontale (en pouces au carré) et un facteur variable qui, au début du XXe siècle, allait de 0,9, pour les soft nose round
(« balles à nez rond »), et 1,25, pour les chemisées plomb expansives qui commençaient à arriver sur le marché.
C’est de cette formule « empirique » que partit Pondoro, à laquelle il ajouta les calibres pour armes longues : seul changeait le dénominateur du rapport initial poidsvitesse-diamètre, qui devenait de 7000, correspondant au nombre de grains anglo- saxons ( 1 grain = 15,3 g) à la livre britannique (455 g).
Soit la formule suivante :
Ceux qui aiment jongler avec les chiffres peuvent s’amuser à calculer de manière identique le TKOF de leur arme préférée en métrique, avec des grammes pour la masse, des mètres/seconde pour la vitesse, des millimètres pour le diamètre de la balle à diviser par 3500. La voici exprimée :
C’est d’ailleurs cette relative simplicité de calcul, facile à reproduire sur le terrain à partir de données disponibles sur les boîtes de cartouches, qui fit le succès de la formule de Taylor.
C’était un autre temps, avant l’ère des logiciels de nos smartphones et de leurs calculs instantanés.
Pressions… et impressions
Avouons-le, plus d’un chasseur adore mettre en équation ses épiques tribulations. L’exercice consistant à partir d’une idée initiale et d’en faire la démonstration par les chiffres ! Voyons de quoi retourne le fameux TKOF. Son maillon faible est originel : pour que son équation démontre ce qu’il avait décidé, Taylor l’a fait reposer sur des données mesurées à la bouche. Or on connaît tous, par exemple, la différence en joules constatée entre 0 et 300 m avec le bon vieux calibre douze que nous avons habituellement sous la main ! Son expérience est à remettre dans le contexte des années 30 et des munitions alors à sa disposition, et il considérait tout bonnement que les chiffres obtenus par sa belle formule étaient en accord avec sa pratique. Qui aurait eu l’idée de discuter avec les mille éléphants alignés au compteur par son brillant auteur ? Le but de Taylor était de différencier, à la lumière de ce qu’il avait constaté dans le bush, pouvoir d’arrêt et capacité de tuer et ce faisant d’établir un profil de balle (fort grosse au demeurant) capable, même si ladite balle était mal placée, d’au moins « sonner » la cible (un grand animal dangereux) pour laisser la possibilité d’une seconde balle, qu’il fallait espérer plus précise et surtout définitive. L’ambition était utile et louable : c’était avant la chasse sportive et la grande époque des safaris, quand plus d’un chasseur avançait sans guide pour « assurer le coup ».
Une échelle de valeurs à barreaux larges
D’entrée, les chiffres font tiquer. Le vénérable Winchester .30-30 (TKOF de 14,9), légende déjà surannée du Wild West dans les années cinquante, talonnait de trop près le .30-06 (TKOF
de 20,8), et une munition d’arme de poing, certes puissante comme le .44 Magnum, faisait tout à coup presque aussi bien que le tout nouveau .308 Winchester ! Vous avez dit bizarre ? En jouant sur la masse propulsée, des petits malins avaient même calculé qu’un champion au lancer de poids pouvait presque rivaliser avec le .375 Holland & Holland… A tout prendre, et quitte à vous exposer inutilement au danger, je vous en supplie, préférez le premier !
Si ces considérations ne vous ont pas fait perdre tout intérêt pour notre TKOF, sachez que l’indice de la plupart des calibres se trouve aisément sur le Net : il va de 1,5 pour le .22 Long Rifle à 200 pour le .700 Nitro Express. Il y a donc de la marge, avec pas mal de questions en suspens. La plus grosse arme de poing, le .500 Smith & Wesson Magnum, affiche un TKOF de 50, ce qui fait beaucoup face à nos armes longues les plus courantes : le 6,5 Creedmoor a un TKOF de 10,9, bien trop loin, au vu ce que l’on sait de ce calibre des plus récents et performants, du .30-06 ( TKOF 20,8), lui- même bien trop loin de l’antique .45-70 Government (TKOF de 35,2).
La presse s’empare de l’affaire
Le peu de confiance qu’inspirent ces données n’empêcha pas l’abondante presse cynégétique américaine de s’en emparer et cela jusqu’à fort récemment. Pourquoi laisser passer un sujet vendeur ? En 1992, le magazine
Guns sortait à son tour sa formule, dite OGW (Optimal Game Weight, « poids de gibier optimal »), qui consistait à dissocier choc rapide et perturbateur d’un côté, pénétration lente et profonde de l’autre. On restait toujours dans la sphère des débats initiés avant-guerre par O’Connor et Keith. L’énergie cinétique y était multipliée par la quantité de mouvement et le choix d’un rapport aussi subjectif et
abscons que celui de Taylor pour arriver, dans le calibre, à une fourchette de poids souhaitée dans l’intitulé initial, lequel peut se traduire par « poids de balle optimal pour la chasse » . Vaste programme, certes intéressant tous les coureurs de bois, mais qui négligeait encore plusieurs critères primordiaux déjà ignorés par Taylor, dont la construction de la balle – alors que les balles à expansion contrôlée existaient depuis 1948 ! L’effet de la vitesse y était en outre exagéré, alors alo que les théories et les miracles mir marketing conçus par Roy Weatherby commençaient déjà à être battus en brèche.
On prend de la distance, enfin !
Un peu plus tard, en 1996, dans la revue Peterson’s Hunting, John Wooters tenta d’améliorer ces équations en y intégrant des données jusque-là omises, notamment la densité de section et le diamètre des balles, mais toujours avec des performances mesurées à la sortie du canon. John Wooters (1928-2013) était l’auteur d’un ouvrage de référence sur le cerf de Virginie ( Hunting Trophy White
tails, « La chasse des grands cerfs de Virginie »), collaborateur des grandes revues de chasse des années soixantedix ( Hunting, Guns and Ammo) et un tireur de la vieille école, de la veine des Bob Milek et Gary Sitton. Autant dire que son avis compta. Un spécialiste du grand cervidé fait forcément autorité aux Etats-Unis où cette chasse est une page essentielle de la tradition cynégétique. Qui plus est, la constance de la morphologie de ce gibier permet des comparaisons d’un chasseur à l’autre, d’une situation à l’autre et d’un calibre à l’autre.
Tout cela inspira sans doute Chris Bekker, auteur d’origine sud-africaine
et collaborateur de la revue Deer Stal
ker, de proposer à son tour une autre formule originale, le KOV (KnockOut Value, « valeur du KO »). Il y fit entrer le « momentum » (ou mouvement terminal), en fait l’expansion ou facteur de « champignonnage » du projectile, donnée difficile à valider sur le terrain car variable selon le placement.
Plus récemment encore, en 2005, Chuck Hawks, autre signature de renom, tentait d’affiner un peu plus l’équation en y ajoutant des paramètres, mais cette fois de façon pertinente puisqu’il effectuait les mesures non plus à la bouche, mais à une distance réelle à la chasse : cent mètres ! Ses calculs intégraient l’énergie (en livres/pied), la densité de section (en pouces au carré) et la surface frontale de la balle (en inches) disponible sur tous les manuels de rechargement. Sans doute pour amortir les polémiques qu’il ne doutait pas de voir arriver, avec une toute autre ampleur que vingt ans plus tôt, maintenant que chacun pouvait exprimer son point de vue sur les réseaux sociaux, Hawks ajoutait des conseils de bon sens, préconisant de prendre en compte trois paramètres : le placement, l’efficacité du canal terminal lésionnel et l’état de stress du gibier convoité. Il y a en effet une énorme différence entre les réactions d’une cible bourrée d’adrénaline, boostée par le danger qui force la ligne à toute allure, et un tir sélectif posé sur un animal au repos, après une longue approche
Eloge du hasard
Le cheminement historique et intellectuel qu’implique cette suite de démonstrations pique forcément la curiosité d’un passionné de chasse et de tir. Mais il convient de les prendre pour ce qu’elles sont, des formules souvent biaisées par l’insuffisance des critères pris en compte ou établies dans des conditions non pertinentes à la chasse, cela sous une apparence sans faille : d’impeccables équations mathématiques. Elles étaient d’autant plus trompeuses que portées par des voix qui faisaient autorité auprès du public anglo-saxon. On faisait confiance en leurs écrits car on les savait reposer sur une solide et réelle expérience de terrain. Or le plus souvent, ces illustres auteurs s’arrangeaient pour mettre leurs « intuitions » en chiffres, à grand renfort de parti pris.
Ces épisodes n’étaient finalement qu’un nouvel acte dans la querelle balistique initiée presque un siècle plus tôt entre partisans des « gros pépères » et des « vifs et petits ». Le débat se refermera-t-il un jour ? L’informatique et ses logiciels balistiques vont-ils apporter la réponse définitive et faire de la chasse une « science exacte » ? Le sel du Big Five, qui a motivé la plupart des élucubrations balistiques des « grands chasseurs blancs » et fait encore le miel des amateurs d’armes de chasse dont nous sommes, continue de comporter sa part de mystère, de chance et de hasard. Et il semble que le jour ne soit pas encore venu où une formule bien tournée nous donne la cartouche idéale pour nos battues de sangliers, de chevreuils et de cervidés.