Johann Fanzoj
Autrefois massives et excessivement gravées et dorées, les armes autrichiennes ont évolué, gagné en finesse, en élégance et en praticité.
Johann Fanzoj a initié bon nombre de ces évolutions majeures au point d’être devenu la référence de la capitale armurière autrichienne mais aussi du cercle très fermé de l’élite de l’arme fine mondiale.
Da ns l e pet i t monde de l’armurerie fine, il y a toujours un fabricant auquel tous les autres se réfèrent comme étant le meilleur des meilleurs de leur pays. Un modèle que l’on aspire sinon à égaler, du moins à imiter. Cette admiration se voue parfois à contrecoeur, car les armuriers sont à juste titre fiers de leurs produits. Mais par respect et amour de leur métier, ils sont aussi prêts à donner au travail d’extrême qualité la reconnaissance qui lui est due.
Un nom, un seul
Si vous demandez aux fabricants italiens quel est le meilleur d’entre eux, c’est le nom Fratelli Rizzini qui revient le plus souvent. Les Espagnols répondent Pedro Arrizabalaga, les Allemands Hartmann & Weiss, les Britanniques, qui il est vrai ont le choix, Boss & Co, Purdey et Holland & Holland – le
triptyque de toujours –, les Français, Granger et les Belges, Lebeau-Courally. Quant aux Autrichiens, c’est le nom de Johann Fanzoj (prononcez « fane-zoy »), une des rares manufactures encore détenue et gérée par les descendants directs de ses fondateurs.
On ne sait pas grand-chose du premier Johann Fanzoj, si ce n’est qu’il est le descendant d’un des armuriers néerlandais qui avaient été appelés par Ferdinand III de Habsbourg pour combler un déficit de main-d’oeuvre qualifiée dans l’empire. Son nom en tant qu’armurier indépendant apparaît pour la première fois dans les chroniques vers 1750, lors de la guerre des Sept Ans, qui oppose l’empire d’Autriche et le royaume de France. C’est du moins ce que dit la tradition familiale. Quelle qu’en soit la part de légende, il faut retenir qu’un Johann Fanzoj crée, comme beaucoup d’autres de ses contemporains, à la mi-temps du XVIIIe siècle une société destinée à fabriquer des carabines, épées, pistolets et armures pour l’armée de la monarchie des Habsbourg, engagée dans des guerres incessantes pour conquérir, étendre et maintenir un immense empire.
Une consécration impériale
Au fil des décennies, les contrats militaires se font plus rares et, dans la seconde moitié du XIXe siècle, après la campagne d’Italie de 1859, dernière grande guerre de l’empire d’Autriche, la demande en armes de guerre est presque réduite à néant. Beaucoup de fabricants réussissent à passer ce cap périlleux en profitant de la popularité croissante de la chasse et en se recentrant sur la fabrication d’armes de chasse. Johann Fanzoj est l’un d’eux. Ses armes sont équipées de platine à silex, telles qu’elles ont été perfectionnées par les Français, mais avec un style propre à la ville de Ferlach : d’une grande qualité d’exécution et décorées avec profusion de détails, parfois à l’excès. Les corps de platines sont abondamment ciselés et ornés d’une épaisse couche d’or fin, les canons souvent décorés avec des volutes. La crosse est parfois sculptée et volontiers incrustée d’ivoire, de bois de cerf ou de nacre.
Dans une tradition qui aurait été initiée par le premier Johann Fanzoj, les aînés de chaque génération sont nommés Johann. Les dirigeants de la fabrique se succèdent de fils aîné en fils aîné avec une régularité horlogère. La qualité et le style de leur production jouent un rôle prépondérant dans la renommée de Ferlach jusqu’à connaître une véritable consécration quand le légendaire Ischler Stuzen, une kipplauf à chien apparent, devient l’arme préférée de François-Joseph Ier. En 1906, Fanzoj, sous la direction de Johann Fanzoj sixième du nom, est nommé fournisseur officiel de la cour impériale. Ce succès place Fanzoj en excellente position pour affronter les bouleversements du XXe siècle. Inévitablement, la production d’armes de chasse va fluctuer au gré des séismes mondiaux, mais, même durant les années les plus creuses pour le commerce autrichien, Fanzoj semble mieux résister que la plupart des armuriers de Ferlach.
Du solide et du lourd !
Les fabricants autrichiens ont construit leur réputation sur le niveau extrême auquel ils hissent les normes d’ajustement et de finition, leur soin du détail et leur fidélité à un style et un savoir-faire ancestraux. Les améliorations essentielles qu’ils ont apportées à la fabrication des armes, notamment aux carabines, résultent bien moins d’un esprit inventif, tel qu’il en souffla sur l’armurerie britannique à son âge d’or, que de leur certitude quant au fait que la valeur d’une arme se joue dans absolument chaque détail de sa fabrication. Le gibier présent dans cette partie de l’Europe et les traditions cynégétiques ont beaucoup contribué à façonner le fusil autrichien. La chasse est traditionnellement moins spécialisée qu’ailleurs, incluant souvent le poil et la plume dans le même carnier, du tétras au chevreuil, du lièvre au canard. Un équipement polyvalent est de ce fait privilégié. Nulle part ailleurs, excepté peut- être dans l’Allemagne voisine, l’arme combinée, comme le drilling, n’a été aussi populaire et aussi abondamment fabriquée.
La résistance d’un fusil ou d’une carabine a toujours figuré en tête des préoccupations des armuriers autrichiens, à tel point qu’elle est devenue une particularité indissociable de leur production. Se contentant rarement du double verrou Purdey, lequel s’est pourtant avéré assez solide pour les doubles express anglais, y compris de gros calibre, ils préfèrent ajouter une troisième fixation, supérieure le plus souvent. Certains de leurs fusils ont plus de verrous que le coffre-fort de la banque de France ! Solides, indéniablement, ils sont souvent aussi inutilement lourds. Leur résistance extrême se paie également par des lignes un peu trop massives, que les fabricants semblent vouloir à tout prix doter d’une décoration du même acabit : des motifs de gravure pesants (feuilles de chêne, volutes grossières, scènes animalières profondément incisées…) qui plus est parfois repris dans les ciselures des bois ! Même réalisée avec une grande habileté (et bien des artisans autrichiens n’en manquent pas), que de lourdeur dans cette ornementation ! Heureusement, certains fabricants vont prendre conscience des excès de ces traditions techniques et ornementales et décider de s’en affranchir. Celui qui a le plus brillamment accompli cette métamorphose est indéniablement Johann Fanzoj.
Le temps de la métamorphose
Souvent dans l’histoire des grandes maisons de l’armurerie fine, les tournants décisifs sont pris par une personnalité providentielle. Chez Fanzoj, ce sera Johann huitième du nom, qui prend la direction de l’entreprise familiale à la fin des années 1960. Rapidement, il décide de rompre avec les choix de ses aînés et de poser de nouvelles bases pour l’entreprise : chercher de nouveaux marchés en Asie et au Moyen-Orient, réduire le volume de production, se concentrer sur le haut de gamme et moderniser les opérations d’ingénierie et de fabrication avec des outils de haute technologie. Il décide également d’investir un secteur sur lequel les armuriers de Ferlach sont traditionnellement peu présents, la grande chasse africaine, les Autrichiens étant avant tout des chasseurs de chamois et de chevreuils, peu adeptes des chasses lointaines et de leurs grands gibiers dangereux. Après avoir effectué plusieurs safaris afin d’en intégrer les règles et les besoins, Johann inaugure l’ère des fusils doubles de gros calibre à Ferlach. C’est une réussite, ses armes deviennent des outils appréciés des chasseurs professionnels en Afrique, sur lesquels ils savent pouvoir compter dans des situations périlleuses.
Tous ces chantiers portent déjà leur fruit lorsque Johann est rejoint par sa fille Daniela, en 1998. Quelque temps plus tard, alors qu’elle n’a que 27 ans, son père tombe malade et n’est plus en mesure de diriger l’entreprise. Daniela décide de prendre les rênes. Une femme à la tête d’une grande maison d’armurerie fine, le fait est encore rarissime. « Rompant […] avec deux siècles d’une homonymie érigée en symbole de pérennité et de direction masculine, Daniela Fanzoj a su,
par ses qualités, sans exclure celles plus particulièrement féminines, donner beaucoup plus de finesse, d’élégance et de modernisme aux armes Johann Fanzoj » , écrit Laurent Bedu dans Pla
tines, les plus beaux fusils de chasse du monde. Il suffit de jeter un oeil à la production actuelle de la maison autrichienne pour voir l’illustration de cette analyse. L’exemple le plus éloquent est peut-être le dernier-né de la firme, le Round Action Trigger Plate Shotgun, en complète rupture avec le style germanique de l’ancienne production. Ce juxtaposé à bascule ronde rappelle au plus haut point le fameux Round Action de l’Ecossais John Dickson, et séduit par une gravure à la fois sobre, élégante et d’une exécution sans faille.
La seule limite : la perfection
En 2005, Patrick, le frère cadet de Daniela, prend la direction technique, puis la direction générale en 2016. Ils forment aujourd’hui un tandem efficace et complémentaire dévoué aux fabrications de l’entreprise familiale. Celle-ci produit 20 à 25 armes par an, qui résultent toutes d’une commande spéciale et pour lesquelles n’est posée aucune limite autre que celle qui définissent une arme fine au sein des ateliers Fanzoj. Tout est dicté par les choix – et les moyens – du client : configuration (juxtaposé à deux ou trois canons, express, carabine à verrou, kipplauf, drilling, vierling, à chiens ou sans chiens apparents, à platines, à systèmes Blitz ou Anson…), matière (acier, titane, fibre de carbone…), gravure, qualité du bois… Nous sommes dans un temple de la fabrication haut de gamme, menée avec ce soin du détail et des finitions que bon sang autrichien ne saurait renier. Tous les choix sont possibles, à l’exception d’un seul : celui de la qualité, optimale – « Best Gun’s Makers Only » , comme il est dit chez Boss & co. « Nous fabriquons exactement ce que le client désire, peu importe à quel point c’est non conventionnel, la variété des modèles est pratiquement sans limite, explique Daniela. Car nous sommes une famille qui aime la chasse et possède une connaissance approfondie des armes à feu et de ce qu’un chasseur attend de son arme. Nous réalisons chaque arme avec une seule norme en tête : l’expérience de la chasse. Onze armuriers travaillent aujourd’hui chez nous, avec une moyenne de vingt-cinq ans d’expérience à leur actif. Et toutes nos gravures sont exécutées à la main par des maîtres graveurs de renom. Nombre de nos créations repoussent les contraintes technologiques, notamment par le choix des matériaux. Certains fabricants ont affirmé qu’il était impossible de réaliser des armes avec du titane. C’est effectivement un matériau difficile à travailler, qui malmène les outils, exige d’être constamment
refroidi, nécessite un revêtement de surface spécifique pour éviter les frottements entre les pièces mobiles et, qui plus est, coûte dix fois plus cher que l’acier. Il n’en est pas moins devenu notre matériau principal, exception faite pour les ressorts. Le résultat est une arme ultralégère, ultrarésistante et pratiquement indestructible. Actuellement, nous travaillons sur un superposé en titane, un fusil sophistiqué dédié au tir de haut vol. »
L’arme érigée en oeuvre d’art
Outre les armes classiques, la firme se consacre également aux high art guns, des armes originellement conçues comme des pièces de musée, pour représenter le savoir-faire le plus élevé en matière de fabrication, de gravure, de travail du bois ou, pour le façonnage de leur mallette, de marqueterie ou de sellerie. Ces chefs-d’oeuvre incarnent tous une vision originale de l’armurerie tout en sublimant son histoire, ses traditions, ses savoir-faire. Chacun nécessite plus de deux mille heures de travail à l’établi. La seule gravure peut représenter un budget de 50 000 dollars. « Avec ces armes, nous sommes au-delà de la forme et de la fonction, nous
sommes dans le domaine de l’art, confie Daniela. Ces armes reflètent une époque, une culture, une idée de la chasse. Jamais auparavant, des armes n’avaient fait l’objet de projets artistiques d’une telle ampleur, avec ce niveau d’étude de leur conception et autant de minutie. »
La Grande Migration, une carabine double à platines de type
H& H à éjecteurs chambrée pour le .600 NE et le .470 NE, illustre parfaitement les propos de Daniela. Tous les superlatifs ne sauraient suffire pour en décrire la gravure, signée par l’Autrichien Franz Mack. Elle raconte la grande migration des gnoux et réunit plus d’une centaine d’animaux, réalisés en fond ceux avec incrustation de platine et finition de surface noire. On ressent la savane trembler sous les sabots de millions de gnous, suivis par des centaines de milliers de zèbres et leur cortège de prédateurs guettant l’opportunité de s’attaquer aux proies les plus faibles. Un phénomène unique au monde gravé sur une arme unique au monde ! Le fusil est livré dans une mallette en chêne et cuir d’alligator, signée de l’Anglais Vincent Rickards, l’un des meilleurs malletiers au monde, qui à elle seule est une prouesse de savoir-faire. Des heures et des heures de main-d’oeuvre hautement qualifiée ont été investies dans ce projet.
Aujourd’hui, tous les fusils Johann Fanzoj sont fabriqués selon un processus qui combine machines ultra-sophistiquées et travail manuel traditionnel. Passer d’un étage à l’autre de l’atelier revient à voyager d’un monde à l’autre. D’un côté, on découvre un département rempli de machines contrôlées par ordinateur qu’un armurier du temps du premier Johann Fanzoj trouverait pour le moins déconcertant. En revanche, on l’imagine aisément entrer dans les ateliers de l’étage supérieur, mettre son tablier, prendre ses outils et se mettre tranquillement au travail.
Daniela et Patrick ont fait entrer Johann Fanzoj de plainpied dans l’ère numérique, en tirant parti de la même technologie que celle utilisée par les Italiens et les Anglais. Mais la tradition et les valeurs de toujours perdurent, savent s’adapter aux temps nouveaux. C’était déjà le cas à l’époque de Johann « Ier » et cela le sera encore avec la dixième génération, qui se prépare déjà.