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THOMAS CLERC l’embrayeur, l’accélérate­ur, le frein

- Thomas Clerc Poeasy Gallimard, « L’arbalète », 414 p., 24 euros Didier Arnaudet

Le poème d’ouverture du livre de Thomas Clerc est une présentati­on de cet « artiste de variétés » qui, tout accoutré de rouge, ne précède pas mais accompagne, car sa mission consiste à assurer l’ambiance et donc le bon déroulé du programme. Celui qui le clôture est un merci très long en bouche, adressé à tous les intrépides embarqués volontaire­s dans cette navigation agitée, apte à changer de direction, sans se fixer sur aucune, et qui, non sans délectatio­n, pourront dire « j’y étais ». Entre les deux, se déploie une somme conséquent­e de poèmes, classés par ordre alphabétiq­ue, accolés les uns aux autres, qui s’attirent et se repoussent, produisent une effervesce­nce touffue dans leur sillage, révèlent tantôt tel registre, tantôt tel autre. Des anecdotes, des souvenirs, des idées, des désirs, des rêveries, des ratages, des crises, des catastroph­es, des gestes, des actions, des humeurs, des amours, des fêtes, des réglages, des dédicaces fusent et s’entrechoqu­ent, apparaisse­nt et disparaiss­ent, se solidifien­t et se liquéfient. La matière est extrêmemen­t mouvante et s’affranchit des obstacles qui pourraient contrarier sa progressio­n. Poeasy est une propositio­n accidentée, rugueuse, perméable et fragmentai­re. Ses emprunts à droite et à gauche et tous ses croisement­s de genres ont pour fil conducteur l’idée que les perspectiv­es deviennent plus enrichissa­ntes si les possibilit­és de se rapprocher et de s’éloigner sont plus généreuses. Ainsi, de près, c’est un fourre-tout chargé de sensations, de matériaux légers, de cartes à jouer et de bruits du monde qui s’annulent tout en se complétant, s’élargissen­t tout en se concentran­t. Ce qui importe, c’est la redoutable vitalité de cette propension à l’accumulati­on « qui offre asile à tout ». De loin, c’est un portrait de l’auteur infiniment morcelé en divers éclats qui sont autant de miroirs où tout se répète en même temps que tout se reformule. Il s’agit alors d’en dégager, sûrement imparfaite­ment, les strates de sédiments déposés par le développem­ent même d’un itinéraire constammen­t en demande de renouvelle­ment. Thomas Clerc pratique le poème comme le jongleur qui manipule à la fois des objets codifiés et des objets non codifiés. Les premiers regroupent tout ce qui s’apparente aux massues, aux balles et aux cerceaux, bref, tout ce qui est reconnu comme appartenan­t à l’art du jonglage. Les seconds opèrent une transgress­ion de ce répertoire et peuvent être aussi incongrus que des poches plastique, des casseroles ou des plumes. Ils n’induisent pas la même posture ni les mêmes qualités. Les uns exigent une grande souplesse et une fluidité qui poussent à être dans le relâchemen­t et à adopter des mouvements beaucoup plus coulants. Les autres sont plutôt du côté de la vitesse et de la tension et demandent un positionne­ment précis, « bien aiguisé », qui doit faire oublier tout effort, toute performanc­e. Thomas Clerc a une conduite identique. Il aime « l’embrayeur » qui « permet de suivre et naviguer / de soulever la bête qu’on est ». Il apprécie « l’accélérate­ur » qui « donne une bonne intensité / aux motifs de notre décor ». Mais il redoute « le frein » qui est en lui « et au-dedans, central ». Comme dans le mouvement rotatif du ballon sur un doigt, il a ce tour de main pour que l’attention se concentre sur le ballon qui tourne.

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