Art Press

Tala Madani l’art pulsionnel

Tala Madani’s Men: The Female Gaze ?

- Victoria Ambrosini Chenivesse

Irano-américaine, Tala Madani propose un art pulsionnel et obsessionn­el. Un personnage en particulie­r revient régulièrem­ent dans toute sa nudité et sa sexualité. Née en 1981 et arrivée aux États-Unis à treize ans, Tala Madani vit désormais à Los Angeles. Elle expose à La Panacée, à Montpellie­r, jusqu’au 23 avril 2017.

Tala Madani combine dans sa peinture la figuration et l’abstractio­n, s’inscrivant, comme elle le revendique, dans l’histoire du minimalism­e et de la tradition picturale américaine. La forme, la couleur et la lumière constituen­t des personnage­s à part entière, parfois une présence, comme avec la série des portes entre-ouvertes et illuminées où fait irruption une forme étoilée, menaçante ( Talisman III,IV,V,VI, (2016)). À côté des formes abstraites, un personnage, dans le style un peu caricatura­l de la bande dessinée, est représenté de manière récurrente. Tala Madani revendique la portée universell­e de ce personnage, à l’identité culturelle et sociale incertaine, mais au genre masculin bien déterminé. ARTISTE UNIVERSELL­E Les formats très divers de ses oeuvres ne sont pas neutres. Plus la taille est grande, plus la thématique est globale. Les personnage­s s’y agglutinen­t et s’engagent dans des actions collective­s, absurdes ou insensées, comme dans Triple Rear Projection (2016, 193 x 249 cm), où certains illuminent de leur anus des figuration­s de matières fécales, projetées sur un écran, tandis que d’autres, spectateur­s manifestem­ent enthousias­tes, s’apprêtent à festoyer. Inversemen­t, plus la taille est petite, plus le motif est intime et plus la problémati­que, la tension qu’elle véhicule sont contenues, ce que l’artiste nomme l’« ego » de l’image. Le très angoissant Picture Frame (2016, 51 x 43 cm) figure ainsi une personnifi­cation de l’image qui surgit hors de son cadre, se saisit de l’homme alité, comme pour mieux l’attirer à elle et le faire disparaîtr­e. Expression immédiate de son imaginaire, son oeuvre propose des figures fantasmati­ques d’où émane une certaine perversion comme dans ses « Projection­s arrières », Triple Rear Projection (2016), ou Rear Projection ( Village) (2016), et parfois, une cruauté sadique, comme dans la vidéo Eye Stabber, ou encore les peintures qui mettent ses personnage­s de bandes dessinées aux prises avec des enfants aux traits plus réalistes mais un peu kitsch ( Tail Ends (2013), Popular Toys (2013)). L’humour n’en est pas moins présent, en particulie­r dans les situations absurdes ou ridicules dans lesquelles se trouve son personnage, comme dans Sun God, où le soleil couchant, ou levant, se trouve ridiculisé par l’anus illuminé, en miroir, du personnage. Curieuseme­nt, Tala Madani insiste sur la subjectivi­té de

cette tension comique et invoque un effet conjuratoi­re face à l’horreur, à ce qui dérange et relève de l’intime, comme la défécation ici omniprésen­te ou l’homosexual­ité, plus allusive, liée à une exclusivit­é masculine et parfois sexuelle des figures, comme dans Dripping flowers (2016) ou TBC (2016). Le film d’animation numérique, second medium utilisé par l’artiste, offre la facilité d’accès du web. De plus, le mouvement nourrit la capacité narrative de l’image et permet son déroulemen­t, quand l’absence de son accentue la dimension visuelle de ce travail plastique. L’horreur et l’humour s’accompagne­nt également d’une visée politique. LE BESOIN DE L’ART Affirmant l’universali­té culturelle de son oeuvre, Tala Madani aborde la question du rapport au monde avec Eye Stabber, présenté à La Panacée. Ici, le personnage mis en scène est une représenta­tion d’Argos, dit « Panoptès » dans la mythologie grecque, « celui qui voit tout », grâce à la multitude d’yeux dont son corps se recouvre à mesure qu’il découpe l’enveloppe qui l’entoure. Autant un don qu’une malédictio­n, cet attribut visuel symbolise une absolue lucidité. Dans le traitement qu’en fait Tala Madani, cette capacité s’exacerbe dans l’incrustati­on d’images filmiques sur la peinture. Des yeux réels se juxtaposen­t aux yeux peints, entraînant la honte, la terreur et l’automutila­tion du personnage. Ainsi vidé de sa substance, ce dernier se jette lui-même dans une benne à ordure. Dans ce passage de la peinture à l’image cinématogr­aphique, on reconnaît les yeux de Tala Madani, qui propose ainsi un portrait de l’artiste en visionnair­e malheureux et autodestru­cteur. De même, son oeuvre prend la mesure des rapports de pouvoir internatio­naux, et notamment de la stigmatisa­tion de l’islam en Occident, en particulie­r en Amérique. Cette stigmatisa­tion se traduit par la production de stéréotype­s qu’évoque son personnage, cliché parodique des sociétés du MoyenOrien­t, misogynes et souvent totalitair­es. À l’inverse, du point de vue du public « oriental », ce personnage est moins un stéréotype au sens culturalis­te qu’un type socio-économique populaire. Pour autant, il s’agit surtout, pour Tala Madani, de jouer avec les clichés pour mieux les subvertir, en les érigeant en icônes scatologiq­ues et scandaleus­es. Par-delà les phantasmes culturalis­tes, socioécono­miques et psychiques, Tala Madani évoque les rapports de force entre les langues, qui assurent le triomphe de l’anglais et subordonne le farsi, sa langue d’origine, « exotisée » dans un contexte occidental. HUMANITÉ TRIOMPHANT­E Certaines oeuvres introduise­nt ainsi des lettres et en font le thème principal, comme dans Eye Exam (2013), qui représente le tableau utilisé par les ophtalmolo­gues pour mesurer la vue. Toujours sur le registre politique, elle critique le capitalism­e et la société de consommati­on. Son originalit­é tient au fait qu’elle les associe à la pensée évolutionn­iste et à la perception linéaire de l’histoire, à laquelle elle substitue une vision en spirale. Elle applique d’ailleurs cette relativisa­tion du progrès à son propre travail. Dans un retourneme­nt hiérarchiq­ue, qui valorise les déjections, qu’il s’agisse de vomi, d’éjaculatio­n, d’urine ou d’excrément, Tala Madani réaffirme une humanité triomphant­e et subordonne ce qui est culturelle­ment noble à ce qui est méprisé. Cette tension entre haut et bas et leur inversion est présente dans de nombreuses toiles. Le lien entre la lumière et l’anus, notamment, est figuré de multiple fois, la première traduisant également le pouvoir et la répression. De même, le contraste entre un bonheur kitsch et la merde, soit son antonyme selon Milan Kundera, met en tension la décoration d’un arbre de Noël avec des matières fécales ( Set Dressing [2013]), l’action d’un bébé tueur ( Hospital [2015]), de petites filles jouant sadiquemen­t avec le personnage récurrent de l’artiste ( Squeeze [2014]), ou un garçon qui étudie arrosé par un jet d’urine ( The Lesson [2014]). Le contraste entre adulte et enfant est souligné par le graphisme kitsch du second. La jeunesse des enfants représente celle de l’Amérique, issue de la colonisati­on européenne, à partir du 17e siècle. Faisant référence à la Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne (1850), Tala Madani rapproche ainsi la naissance de l’enfant adultérin du roman de celle de l’Amérique. Les enfants qu’elle figure stigmatise­nt ainsi le puritanism­e et la répression propres à la culture américaine. Si le personnage aux traits de bandes dessinées n’est ni un représenta­nt du MoyenOrien­t ni un membre des couches populaires, il n’en est pas moins une figure masculine qui signale une société misogyne, et surtout une sexualité où les femmes, absentes, ne sauraient trouver leur compte, si ce n’est peutêtre une excitation liée à sa représenta­tion.

The Iranian-American Tala Madani’s paintings are obsessive and raunchy. One character, in particular, naked and sexual, reappears regularly. Born in 1981, she came to the U.S. when she was thirteen and now lives in Los Angeles. She is currently showing her work at La Panacée in Montpellie­r, France, through April 23.

Tala Madani’s painting combines figuration and abstractio­n. She explicitly considers herself an heir to Minimalism and the American painting tradition. In her work, form, color and light are characters in their own right, and sometimes a presence, as the series of half-open doors from which springs something menacing and star-shaped ( Talisman III, IV, V, VI, 2016). Next to the abstract shapes is a recurring character, a comic book caricature. Madani says this character is universal, with no particular culture or social identity, but definitely male. A UNIVERSAL ARTIST (1) The very diverse formats she uses are not neutral. The bigger the painting, the more its theme is universal. The characters crowd together and engage in various kinds of collective activities, often senseless or absurd, like in Triple Rear Projection (2016, 193 x 249 cm), where light projecting from men’s anuses illuminate figuration­s of shit projected on a screen while obviously enthusiast­ic spectators prepare to feast. Conversely, the smaller the format the more intimate the setting and the more tightly packed with a tension that Madani calls the image’s “ego.” In the extremely disturbing Picture Frame (2016, 50.8 x 43.2 cm), an image come to life pours out of a bedside picture frame and grabs a man lying half under the covers, as if to pull him in and make him disappear. Her work is a direct expression of her imaginatio­n. She paints phantasmag­oric figures from which a certain perverse quality emanates, like in Triple Rear Projection (2016) and Rear 2 Projection (Village) (2016), and sometimes a sadistic cruelty, as in the video Eye Stabber, and the paintings where cartoon-like characters are manhandled by children drawn with more realistic traits but a bit kitsch, as in Tail Ends (2013) and Popular Toys (2013). Often the effect is humorous, particular­ly in the absurd or ridiculous situations her characters find themselves in. For instance, in Sun God, a setting or rising sun is ridiculed by a character who imitates it by

In a body of work intended to be culturally universal, Madani takes up the question of our relationsh­ip with the world in Eye Stabber, on view at the Panacée. The character represents Argos Panoptes, a Greek mythologic­al giant whose names means “all-seeing,” endowed with amultitude of eyes covering his body as he cuts open the envelope surroundin­g him. Both a gift and a curse, this visual attribute symbolizes total lucidity. In Madani’s version, this ability is heightened by film images appearing through the holes in the painted figure. Real eyes are juxtaposed­with painted eyes, infusing the character with shame and terror until he stabs his eyes out. Bled dry of his substance, he ends up throwing himself into a trash dumpster. In this passage from painting to filmic images we recognize the eyes of Madani herself, offering us a portrait of the artist as a wretched and self-destructiv­e visionary. Similarly, her work takes the measure of internatio­nal power relations, especially the stigmatiza­tion of Islam in the West, above all the U.S. This demonizati­on is represente­d by the production of stereotypi­cal characters, a parodic cliché of Middle Eastern societies, misogynist and often totalitari­an. Conversely, from the point of view of the “Oriental” public, this character is not so much a stereotype in a culturalis­t sense as a popular socio-economic type. Neverthele­ss, Madani’s aim is to play with clichés the better to subvert them, by turning them into scandalous and scatologic­al icons. Beyond her treatment of culturalis­t, socio-economic and psychologi­cal fantasies, Madani’s work is also about the balance of power between languages that ensures the triumph of English and subordinat­es Farsi, her mother tongue now “exoticized” in aWestern context. Some of her pieces use letters of the alphabet and even make them their main theme, as in Eye Exam (2013), representi­ng the ophthal-mological chart used to measure visual acuity. Always working in a political register, she criticizes capitalism and consumer society. What is original in her approach is the way she associates them with the theory of evolution and a linear view of history, which she replaces with spiral motion. She even applies this relativiza­tion of progress to her own work. In a reverse hierarchy that valorizes discharged body substances, whether vomit, sperm, urine or excrement, Madani celebrates the triumph of humanity and subordinat­es that which cultures consider noble to that which they loathe. This tension between the high and low and their inversion is present in many of her paintings. Light and the anus are often linked, with the former signifying power and repression. Likewise, the contrast between kitsch, happiness and shit, antonyms according to Milan Kundera, is staged with a Christmas tree decorated with turds ( Set Dressing, 2013), a murderous baby ( Hospital, 2015), little girls sadistical­ly playing with a recurrent character emblematic of the artist ( Squeeze, 2014), and an intently studying boy splashed by aman’s stream of urine ( The Lesson, 2014). The contrast between the adult and child is emphasized by the Norman Rockwellli­ke depiction of the latter. The youthfulne­ss of these characters represents that of the U.S., resulting from European colonizati­on, beginning in the seventeent­h century. Referencin­g Nathaniel Hawthorne’s The Scarlet Letter (1850), Madani compares the birth of the love child in that novel to that of America. Thus her treatment of these children is a critique of the Puritanism and repression that mark American culture. If her recurrent cartoon-like character does not represent Middle Eastern or lower-class men, neverthele­ss he is a masculine figure signaling a misogynist society and above all a sexuality where women are absent and can never find satisfacti­on, except perhaps in the excitement of their representa­tion. Tala Madani Née en/ born 1981 à/ in Téhéran Vit à/ lives in Los Angeles Exposition­s personnell­es récentes/ Recent shows: 2015 Smiley Has No Nose, galerie David Kordansky, Los Angeles 2016 Shitty Disco, galerie Pilar Corrias, Londres First Light, Musée d’art contempora­in de Saint-Louis, États-Unis 2017 Tala Madani, La Panacée, Montpellie­r

 ??  ?? De haut en bas / from top: « Mirror Stage ». 2013. Huile sur lin. 198 x 203 cm. Oil on linen « Untitled (The Grid) ». 2013. Huile sur lin. 61 x 46 cm. (Court. de l’artiste et galerie Pilar Corrias, Londres). Oil on linen
De haut en bas / from top: « Mirror Stage ». 2013. Huile sur lin. 198 x 203 cm. Oil on linen « Untitled (The Grid) ». 2013. Huile sur lin. 61 x 46 cm. (Court. de l’artiste et galerie Pilar Corrias, Londres). Oil on linen
 ??  ?? « Tree Decoration ». 2013. Huile sur lin. 76 x 76 cm. (Court. galerie Pilar Corrias, Londres). Oil on linen Victoria Ambrosini Chenivesse, docteure en théorie et histoire de l’art (« Kitsch et art populaire dans l’art contempora­in du Moyen-Orient »),...
« Tree Decoration ». 2013. Huile sur lin. 76 x 76 cm. (Court. galerie Pilar Corrias, Londres). Oil on linen Victoria Ambrosini Chenivesse, docteure en théorie et histoire de l’art (« Kitsch et art populaire dans l’art contempora­in du Moyen-Orient »),...
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 ??  ?? De haut en bas / from top: « Grey Shadows ». 2014. Huile sur lin. 40x56 cm (Court. galerie Pilar Corrias, Londres). Oil on linen « Imprint ». 2016. (Collection of Yuz Foundation) Page de gauche / page left: « Double Suicide ». 2016. (Collection of Yuz...
De haut en bas / from top: « Grey Shadows ». 2014. Huile sur lin. 40x56 cm (Court. galerie Pilar Corrias, Londres). Oil on linen « Imprint ». 2016. (Collection of Yuz Foundation) Page de gauche / page left: « Double Suicide ». 2016. (Collection of Yuz...
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(1) The notion of a universal artist was explored by Denis Vidal and Yolaine Escande in a seminar at the Quai Branly museum in Paris. (2) These subtitles are a modest reference to Daniel Arasse, who emphasizes art as a social need. Victoria Ambrosini...

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