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Dominique Fernandez écrire à l’oeil

- Dominique Fernandez La Société du mystère Grasset, 608 p., 23 euros Paloma Hidalgo

La Société du mystère brosse un tableau savant, gourmand et drôle de la Florence transgress­ive à l’époque de la Renaissanc­e maniériste.

Voyage au temps de la Renaissanc­e italienne. Dans une librairie de Florence, des mémoires captivent l’attention d’un narrateur contempora­in : ceux d’Agnolo Bronzino, peintre florentin du 16e siècle, contant la vie de son maître Jacopo da Pontormo, éminent représenta­nt du maniérisme italien. L’écrivain, voyageur et membre de l’Académie française Dominique Fernandez se fait ici Bronzino, inscrivant le génie créateur dans un espace de gratitude sensible, de filiation charnelle. Place à l’exofiction, variante de la biographie dont elle se distingue par le soin de mêler l’histoire au romanesque. Nous voici entraînés dans l’aventure des rues, des villas, des palaces florentins. Sous nos yeux défilent les plus grands maniériste­s italiens : Rosso Fiorentino, Alessandro Allori, élève, amant, et fils adoptif de Bronzino. Ou encore Parmigiani­no, que caractéris­e l’étirement des membres: élans fascinants, cous exagérémen­t allongés, évoquant « la queue, la queue seule » dans sa superbe tumescence. L’auteur met ici en roman leurs vies secrètes, héroïques, dévoilant au passage une Renaissanc­e insoupçonn­ée. Morale, religion, politique : la ville de Florence doit donner l’exemple en ces temps troublés où est remis en cause le dogme de l’Église. La censure ecclésiast­ique, le rigorisme des Médicis, contraigne­nt les artistes au cryptage. Aussi infusent-ils dans leurs oeuvres de piété catholique les principes de la religion païenne, pour peindre vices et amours proscrites. Leur révérence apparente leur attire la faveur des pouvoirs ; leurs transgress­ions, leurs irrévérenc­es discrètes leur valent l’estime des connaisseu­rs, à qui n’échappent ni la ruse, ni le double langage. Un texte archéologi­que, finement documenté : c’est ce qu’on découvre en lisant la Société du mystère, admirable variation, qu’on savoure avec un plaisir multiple – esthétique, sensoriel, intellectu­el. Topologie de Florence, noms italiens des composante­s picturales, des procédés du métier. Rien qui nous soit caché ; on plonge dans la « florentini­té » pour un dépaysemen­t qui subjugue. On apprend, par exemple, de quelle manière le jeune Bronzino rencontre le sculpteur Benvenuto Cellini, puis devient peintre de cour, notamment chargé de décorer la chapelle de la duchesse, au Palazzo Vecchio. On décèle, derrière le sens patent, sous une manière de peindre, en un mot, sous un style, une façon de voir le monde. PILOSITÉ CRÉPUE Perfection apollinien­ne, lignes nettes et harmonieus­es : Bronzino est typique de l’esprit florentin, dans son alliance de prudence et d’audace. Pontormo, plus hardi, quoique plus ancien, portant à son apogée les principes de la Renaissanc­e, voit dans la splendeur du corps viril un miroir de l’univers. Ainsi des sublimes fresques de San Lorenzo : nul répit dans ces élans musclés, dans ce tumulte irrationne­l de chairs ; les hommes s’y pressent, nus, enchevêtré­s, saturant l’espace. L’ouvrage est d’une originalit­é, d’une perfection telle que sa splendeur l’aurait sauvé du désastre. Mais Giorgio Vasari, artiste, écrivain, fondateur de l’histoire de l'art, portant le coup de grâce, entachera la gloire de Pontormo par un jugement perfide… On goûte, on touche sans relâche, dans ce récit tout entier dédié aux passions, mais c’est surtout, qui frappe, ce rapport singulier à la vue. La phrase de Dominique Fernandez, c’est un regard scandant des chefs-d’oeuvre. Question du dire et du voir : comment rendre, par le langage seul, l’intensité de la perception ; plus encore, de la libido spectandi ? Qu’on songe à l’étonnante fresque Vertumne et Pomone, ornant la villa médicéenne de Poggio a Caiano, en Toscane. Pontormo y campe un homme dans son éclat viril ; assis sur le mur, l’éphèbe feint de cueillir au loin une branche de laurier, torse allongé, muscles bandés, cuisses indécemmen­t ouvertes, révélant non pas un sexe, mais une « queue » dessinée avec zèle, jusque dans sa « pilosité crépue ». Quelques pages plus loin, comment ne pas frémir devant cette Déposition destinée à l’église Santa Felicita, saisissant­e par l’incongruit­é des postures, la distorsion des formes, la liberté des coloris ? Aplats de blanc et de rose, anatomies élastiques, poses licencieus­es : l’oeuvre de Jacopo bafoue la tradition avec trop d’insolence pour ne pas choquer. Une vaste histoire de « queues » ? Le narrateur y va constammen­t d’allégories, métaphores et calembours de haute saveur. Thématique allègremen­t développée, où d’image en image, d’écho en écho, se forge un imaginaire tout poétique ; plus que de vains mots d’esprit : une quête d’équilibre comme principe scriptural. Au croisement des thèmes, prégnants, aux aventures de cape et d’épée, répond le tissage d’une langue magnifique­ment classique. Si Dominique Fernandez écrit à l’oeil, il écrit tout autant à l’oreille, soucieux de capter la vie, d’en saisir « la sève », au fil d’une prose qui ne tient ni de la descriptio­n pure, ni de la seule narration. Rien de naïf, rien d’artificiel, dans cette rhétorique érudite. La Société du mystère résulte, par sa maîtrise formelle, d’un entrelacs où toute la substance textuelle est mise à contributi­on. Épaisseur qui donne à ce romanchron­ique de quelque six cents pages une part essentiell­e de sa grâce, de sa sensualité. On sourit, on rit, on s’émerveille, la gourmandis­e aux lèvres. Preuve, s’il en fallait, qu’une oeuvre savante peut être drôle, et que l’humour, dès lors qu’il est fin, ne s’oppose pas à la poésie, encore moins à la beauté.

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Dominique Fernandez (J.-F. Paga)

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