Emmanuel Pereire
Frac des Pays de la Loire / 18 mars - 28 mai 2017
Toute une vie de peinture visible en un quart d’heure ; une oeuvre aux mille pièces résumée à trente-cinq toiles, et dans un seul espace. Exhumé des réserves de Carquefou, un créateur ressort des limbes comme neuf, vingt-cinq ans après sa mort : tout semble surgir ici de l’atelier, comme si Emmanuel Pereire (1930-1992) continuait d’oeuvrer, dans la résidence où le Frac des Pays de la Loire accueille ses artistes, sur ce même site voisin de Nantes. Cette réduction ad minima a quelque chose de sain. Le choix opéré par Thomas Huber parmi les 250 pièces du fond s’impose en effet par la cohérence de ses appareillages : ils confirment l’envergure d’un peintre qui voulut faire l’inventaire d’un monde qu’il traversa avec un calme électrique et une ironie implacable, comme un extraterrestre refusant de s’incarner socialement, afin de percevoir avec plus d’acuité. Aucun angélisme dans la démarche de Pereire, Jean-Hubert Martin le rappelle dans sa présentation ; la pluie de matières vivantes qui s’abat sur ses toiles s’apparente plutôt à un déluge fondateur : pieds, yeux, bouches, foetus, têtards et krills y grouillent à l’abri de parallélépipèdes contraints, tels des spermatozoïdes fécondant le ciel stérile de l’imaginaire laïc. De cette soupe primitive émerge parfois, célibataire et royale, une chaussure à talon aiguille, allégorie dérisoire du pouvoir sexuel. Surveillées par des anges réduits à des têtes ailées et des putti mafflus qui révèlent leurs (non) organes en s’élevant au 7e ciel, ces manifestations du vivant sont outrageusement schématisées. Flèches phalliques et symboles matriciels franchissent l’espace dans de grands cris de couleurs crues, bleu pétrole ou vert anis ; mi-figures de cartes à jouer, mi-icônes autoroutières, ces formes se parent ailleurs de subtiles teintes melon, parme, jaune poussin et mimosa. Voyant conceptuel, Pereire attise notre perception reptilienne ; l’éternel nourrisson qu’on abrite reconnaît d’emblée ces femmes-cloches et ces figures-idoles aux faciès de raie cagoulés : nos rêves sont encore ceux de la civilisation des Cyclades. « Pereire ne “décrit” pas ce qu’il peint : c’est là, venu d’un âge sans âge à travers une sorte de jeté optique », écrivait Roland Barthes dans le catalogue de sa première exposition à la galerie Knoedler, en 1965. Cet alliage d’agressivité plastique et d’intellectualité ludique put dérouter. Il tint Pereire à l’écart des grands courants esthétiques, même s’il se sentait proche des conceptuels sensuels italiens des années 1960. Mais il poussa Alanna Heiss à enrôler Pereire dans la grande aventure du P.S.1 new-yorkais, avant que Marie-Claude Beaud ne lui consacre une rétrospective à la Fondation Cartier, en 1987. Comme il maintint vivante une oeuvre que Jean-François Taddei et Christiane Germain firent entrer tout entière dans ce Frac, d’où elle ne demande qu’à rayonner à nouveau, éclatante de force et de singularité plastiques. A painter’s whole life before your eyes in a quarter of an hour: a body of work comprising a thousand pieces summoned up in 35 canvases in a single space. Exhumed from the storerooms in Carquefou, an artist arises out of limbo as if reborn 25 years after his death. Everything here is as fresh as if it just came from the studio of Emmanuel Pereire (1930-1992), as if he were still at work as one of the artists in residence at the FRAC des Pays de la Loire, near Nantes. There is something healthy about this boiled-down method. Thomas Huber’s selection from among 250 works in the museum’s collection is quite coherent and well ordered. It confirms the stature of this painter who wanted to inventory the world he traversed with an electric calm and an implacable irony, like an extraterrestrial refusing any socialized embodiment, all the better to preserve the acuity of its perception. There was nothing starryeyed about Pereire’s approach, Jean-Hubert Martin reminds us in his catalogue text. The deluge of living beings poured through his paintings is like the Biblical flood, with feet, eyes, mouths, fetuses, tadpoles and krill wriggling about, menaced by constrained parallelepipeds, like spermatozoa fertilizing the sterile heavens of the secular imaginary. From this primeval soup there sometimes emerges an impossibly high-heeled shoe, single and regal, a derisory allegory of sexual power. Watched over by angels reduced to winged heads, and chubby putti revealing their (absent) organs as they rise to seventh heaven, these manifestations of life are outrageously schematic. Phallic arrows and womb symbols pass through space amid loud colors like gasoline blue and lime green, half playing cards and half highway traffic signs, forms decked out in subtle shades of melon, violet, canary yellow and mimosa. A conceptual clairvoyant, Pereire stirs our reptilian perception. Our eternal inner infant responds instinctively to these bell-women and idol figurines with faces like a hooded stingray: our dreams haven’t changed since the Cycladic civilization. “Pereire does not ‘describe’ what he paints; it’s just there, coming to us from time before time by means of an optical leap,” wrote Roland Barthes in the catalogue text for his first exhibition at the Knoedler gallery in 1965. This alloy of visual aggressiveness and playful intellectuality could be disturbing. It kept Pereire apart from the main aesthetic trends of his time, even if he felt close to the Italian sensual conceptualists of the 1960s. But it led Alanna Heiss to enroll Pereire in the great P.S.1 adventure in New York, before Marie-Claude Beaud devoted a retrospective to his work at the Fondation Cartier in 1987. He persisted in producing this living oeuvre that Jean-François Taddei and Christiane Germain acquired in its entirety for the Loire regional art center, where it once again shines forth, dazzling in its power and singularity.
Translation, L-S Torgoff