Art Press

Agnès Geoffray

la violence à l’oeuvre Agnès Geoffray. Violence Work.

- Étienne Hatt

« Stand up. Look ahead », « Slide on the floor. Be silent » : les Pièces à conviction (2015) d’Agnès Geoffray sont des ordres. Elles dérivent d’une archive de police réunissant ces petits papiers que les braqueurs glissent aux guichetier­s des banques. Lourdes de contrainte­s infligées au corps, elles sont au coeur des intérêts de l’artiste mais, photograph­ies de textes, elles font aussi figure d’exception. En effet, l’oeuvre de Geoffray est double. Elle juxtapose – plus qu’elle n’associe – photograph­ie et écriture, séries d’images et objets, installati­ons, vidéos ou performanc­es qui donnent forme à des textes. C’est que l’interactio­n de l’image et de l’écrit peut n’être que redondance et transforme­r la première en simple illustrati­on et le second en plate légende. Surtout, le texte peut être en lui-même porteur de puissantes images. Élaborées indépendam­ment, photograph­ie et écriture cohabitent pourtant judicieuse­ment dans les livres et les exposition­s de Geoffray. Elles partagent un même univers, qui emprunte, entre autres, au fait divers, et puisent toutes les deux à des sources qu’on pourra qualifier de vernaculai­res. Canards sanglants (2015) reprend, par exemple, écrits à la main sur des feuilles de papier-calque épinglées au mur, les chapeaux d’articles publiés dans des brochures populaires des 16e et 17e siècles – « Histoire effroyable d’une jeune fille enlevée, violée et tenue plus de trois ans par un ours dans sa caverne » – et, depuis Last (2009), nombre de ses séries comprennen­t des images trouvées. Geoffray s’approprie ce corpus qui va de la presse aux archives familiales, de l’histoire à l’intime. Elle s’en inspire aussi. Elle en reprend alors les sujets – l’étrange gestuelle de Monsieur Vernet et Pierre (2013) provient, pour partie, d’un manuel d’hypnose du début du 20e siècle – et les formes – elle mime une brève de fait divers ou donne du grain à ses photograph­ies mises en scène pour simuler des images d’archive. INDÉTERMIN­ATION TROUBLANTE Geoffray mélange ainsi les registres et natures de textes et d’images, mais dépasse la question de l’authentici­té qui semble, d’ailleurs, depuis longtemps, nulle et non avenue. Dans Interview ou comment mes parents sont morts ou comment j’en suis venue à l’art, une performanc­e, par certains aspects programmat­ique, réalisée en 2005 avec le journalist­e Thierry Genicot, Geoffray pouvait déclarer : « Les histoires que j’écris, soit elles ont déjà existé, soit elles peuvent potentiell­ement exister… Parce que tout est potentiell­ement faisable. Les pires choses que l’on pourrait écrire se sont certaineme­nt passées. » Aujourd’hui, elle retouche les images trouvées, qu’on ne peut dès lors considérer comme des documents, et fait de ses photograph­ies des objets trouvés qu’elle remploie sous des formes différente­s, voire détourne à leur tour.

Geoffray installe une indétermin­ation plus troublante encore car moins assignable et réductible que la confusion entre le vrai et le faux, le réel et la fiction. À la fois flottement poétique, désir de laisser le sens ouvert et de faire émerger les possibles, cette indétermin­ation offre une large place au spectateur, à ses projection­s et sa capacité de réinventio­n. Elle trouve sa source dans des images apparemmen­t familières et simples, mais dont les références et les échos sont multiples ou la significat­ion subvertie par les interventi­ons de l’artiste. Elle peut être appuyée par leur flottement – au sens propre et figuré – et renforcée par leur contaminat­ion réciproque. En témoigne la série Sans titre (2014), dont les photograph­ies – trouvées, composées, provenant parfois d’une série antérieure – sont suspendues ou posées dans leur cadre où elles sont souvent associées en diptyques. Si certains rapprochem­ents reposent sur des jeux graphiques, d’autres sont plus énigmatiqu­es, à l’instar du diptyque réunissant un majestueux Zeppelin et le portrait d’une jeune femme. Sa sérénité est fragilisée par les images de catastroph­e qu’on associe à ces dirigeable­s. Ces dernières entrent en écho avec l’interventi­on de Geoffray, qui a vidé le geste de la jeune femme de son sens en effaçant l’objet qu’elle tenait, et font basculer le portrait dans l’inquiétude. Cette contaminat­ion opère aussi dans l’exposition. Au Cpif, la juxtaposit­ion de Short Stories (2011) – une projection de phrases décrivant des actions violentes – et des lieux désaffecté­s photograph­iés la nuit des Zones d’occupation (2010) transforme ces dernières en scènes de crime. SUSPENS ET EMPRISE L’oeuvre de Geoffray tend ainsi à la fois au banal et au dramatique, à l’objectivit­é et au fantastiqu­e. Mais, chez elle, ces contradict­ions ne sont qu’apparentes. Mieux, les contraires se renforcent. Le drame n’est jamais aussi sensible que quand l’image est apparemmen­t la plus banale et le fantastiqu­e trouve sa place dans les vues apparemmen­t les plus objectives. C’est pourquoi les notions de suspens et d’emprise sont des composante­s essentiell­es de cette oeuvre. Le suspens est cet entre-deux qui, pour Geoffray, précède la catastroph­e – elle parle d’ailleurs de « suspens catastroph­ique ». Il est au coeur des Sans titre comme de Flying Man (2015), une projection de diapositiv­es à partir d’un film de 1912 montrant un homme oiseau s’élançant de la tour Eiffel. Geoffray dilate le temps de l’hésitation et charge ce moment de tout le drame qui va suivre. L’emprise est, quant à elle, cet état sous influence qui, chez Geoffray, est souvent un rapport de pouvoir ou d’autorité. Les Pièces à conviction, Monsieur Vernet et Pierre en témoignent, tout comme les Métamorpho­ses (2015) où l’emprise est manifestée par des gestes, des postures, des états psychiques et la présence d’images, pour certaines subliminal­es. Le travail de Geoffray a donc à voir avec la violence, réelle ou potentiell­e, à l’oeuvre dans les images. L’artiste pointe les signes d’autorité présents dans une photograph­ie de la Libération montrant une femme tondue malmenée par la foule ( 13 Fragments, 2014). Ailleurs, elle dramatise le banal en subvertiss­ant l’image. Ainsi de cette photograph­ie d’une femme adossée à un poteau – dont l’interventi­on discrète de Geoffray en fait l’Attachée de la série Incidental Gestures (2011-12) – qui, dans l’attente de son exécution, rejoint les « figures victimaire­s » qui peuplent son oeuvre et ont trouvé, récemment, une nouvelle occurrence dans les photograph­ies d’un mannequin en bois reprenant des postures de soumission génériques ( Sans titre, après Claude Cahun, 2017). Mais ce principe de réversibil­ité des images fonctionne aussi en sens inverse. Geoffray efface la violence de l’image dans un acte de réparation. Laura Nelson fut bien victime du racisme nord-américain, mais Geoffray transforme sa pendaison en élévation et lui offre une autre image que celle qui la figeait dans son statut de victime. La réparation intervient autant dans l’image que sur elle. Les Gisants (2015) découlent des photograph­ies prises par l’écrivain Gaston Chérau qui, envoyé en Tripolitai­ne pour couvrir la guerre coloniale qui opposa en 1911-12 le Royaume d’Italie à l’Empire ottoman, y a vu, selon ses mots, « des choses à fendre le coeur le plus dur » (1). Geoffray en extrait les cadavres, qu’ils soient Italiens ou Tripolitai­ns, et les tire sur des plaques de verre emballées dans du papier protecteur et disposées au sol. Par ce geste, elle redonne à ces victimes une individual­ité que la mort collective leur niait et pousse le spectateur à adopter, pour les voir, une position propice au recueillem­ent. Si la retouche peut être envisagée comme une atteinte, voire une violence, à l’image, tout l’intérêt du travail de Geoffray est de savoir envisager son contraire, qui est d’en prendre soin. Agnès Geoffray Née en/ born in 1973 à/ in Saint-Chamond Vit à/ Lives in Paris Exposition­s personnell­es récentes/ Solo shows: 2017 Before the eye-lid’s laid, Cpif, Pontault-Combault 2015 Failure Falling Figure, Iselp, Bruxelles ; La chambre/Sleep Disorder, La chambre 11, Aubervilli­ers 2014 Les Heures grises, La Lettre volée, Bruxelles Exposition­s collective­s récentes/ Group shows: 2017 Les Paradoxes de Zénon, Galerie Maubert, Paris Le spectre du surréalism­e, Rencontres de la photograph­ie, Arles ; Les Imaginaire­s d’un monde in-tranquille, CAC, Meymac ; Images/Textes, Galerie Gradiva, Paris 2016 Un musée imaginé, Centre Pompidou Metz Soulèvemen­ts, Jeu de paume, Paris ; Retour au meilleur des mondes, Frac Auvergne, Clermont-Ferrand

L’Effet Vertigo, MAC VAL, Vitry-sur-Seine (1) Découvert par l’historien Pierre Schill, ce fonds photograph­ique fut au centre de l’exposition À fendre le coeur

le plus dur/Témoigner la guerre (Frac Alsace et Cpif, 201516) à laquelle Agnès Geoffray a participé.

« Les Gisants ». 2015. Impression­s sur verre. 13x18 cm. Papiers de soie, plaque de verre. 100x 220 cm. Vue d’installati­on. Prints on glass, tissue paper, glass plate

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 ??  ?? « Métamorpho­se II ». 2015. Série « Métamorpho­ses ». 8 photograph­ies. 55 x 75 cm. (© Agnès Geoffray pour tous les visuels).
« Métamorpho­se II ». 2015. Série « Métamorpho­ses ». 8 photograph­ies. 55 x 75 cm. (© Agnès Geoffray pour tous les visuels).
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