Art Press

Carte blanche à Camille Henrot au Palais de Tokyo.

18 octobre 2017 - 7 janvier 2018

- Anaël Pigeat

Après Philippe Parreno et Tino Sehgal, le Palais de Tokyo offre une carte blanche à Camille Henrot. Days Are Dogs est un voyage dans un agenda, la succession des jours de la semaine, avec chacun leur coloration et leur atmosphère. L’exposition n’ayant pas encore ouvert au moment où ces lignes sont écrites, nous avons pris le parti de donner un avant-goût de l’un des films qui ouvrira le parcours: Saturday.

Samedi, c’est le jour où les religions ne sont pas d’accord, le sixième ou le septième jour selon les uns ou les autres. C’est le jour où on fait la fête et on se couche tard, mais la veille des angoisses du dimanche soir. Chez les Vaudous, le Baron samedi est le dieu des morts. Il fallait donc que l’exposition commence par le samedi, puisque toutes les contradict­ions s’y affrontent. Avec son film Saturday, Camille Henrot porte sur le monde contempora­in un regard sans jugement et plein d’équivoque, d’une tendresse qui s’avoue toujours un peu coupable, et d’une lucidité cruellemen­t espiègle. On retrouve dans Saturday le dieu que l’on avait laissé un peu las dans Grosse Fatigue, film qui avait valu à Camille Henrot le Lion d’argent à la Biennale de Venise en 2013. Cette fois-ci, elle a été poser sa caméra chez les fidèles de l’Église des adventiste­s du septième jour, à Tonga, en Polynésie, et à Washington, où se trouve leur siège qui ressemble au Pentagone. C’est un dieu un peu différent de celui de Grosse Fatigue, qui semble apaiser ceux qui l’adorent, les baigner de douceur et de la chaleur d’être ensemble, mais aussi un dieu terrifiant, qui rappelle le souvenir de l’actualité menaçante, qui semble dire «We want you » comme l’affiche de l’armée américaine de 1917, qui propose la mort et la renaissanc­e à ses baptisés, les Born Again.

MONDE INTÉRIEUR

Grosse Fatigue donnait une vision macroscopi­que de la création du monde par un dieu épuisé mais plutôt satisfait de tant d’efforts fournis. Saturday est au contraire l’image d’un monde intérieur, le tableau des petits chantiers qui se déploient dans nos corps. Dès les premiers plans, un personnage de dos, la tête couverte d’une capuche de capteurs, regarde des images dans un laboratoir­e du cerveau ; un peu plus loin, on entre dans un intestin par le biais d’une caméra utilisée pour une endoscopie. Les vagues qui balaient l’écran disent l’état aquatique de nos origines. Quelques plans de tempêtes et de palmiers ravagés qui battent au vent sur des plages désertées font un écho troublant aux ravages provoqués par les tornades américaine­s. Trois sujets sont curieuseme­nt associés dans Saturday : l’effet de la religion et des croyances sur la société, les espoirs et les illusions provoqués par la mode de la vie saine et du contrôle des corps, et le débordemen­t d’informatio­ns auquel nous sommes soumis en permanence. Un pasteur prêche sur

une estrade devant une publicité pour Digicel, un opérateur de télécommun­ication caribéen. Pour l’Église adventiste, l’exercice de la foi passe aussi par la diététique ; des céréales tombent dans un bol, dont on ne sait pas si elles suscitent l’envie ou la terreur et le dégoût, parce qu’elles sont trop rouges ou trop vertes, parce qu’il y en a trop, et qu’elles sont trop monumental­es. Une femme se fait faire une piqûre de botox entre les yeux et sur le haut des joues, parce que le temps l’abandonne. Des pasteurs reçoivent des ordres de prière par téléphone, pour des personnes malades ou défuntes. Ces images sont barrées par des bandeaux d’informatio­ns comme des flash de CNN au moment des grandes catastroph­es : «World : the red river floods ». Ces textes passent devant ou derrière les personnage­s, les objets et les écrans filmés, puis leur nombre augmente de façon frénétique, ils passent en diagonale, comme déboussolé­s. À la fin, la caméra s’arrête sur des messages inscrits sur des barres de bois typiquemen­t américaine­s, à l’entrée de l’Église des adventiste­s. Leur forme fait écho aux bandelette­s des informatio­ns en direct : «This is not the end of the world », est-il écrit entre autres prophéties. C’est cela que l’on veut croire, que le message soit numérique ou bien analogique.

RELIEF

Comme quelques peintres qui ont utilisé les premières caméras portables dans les années 1960, Camille Henrot utilise la 3D de la façon la plus hérétique. Au lieu de mettre tout un plan en relief, elle n’éclaire que quelques éléments pour les faire ressortir – un paradoxe pour un film qui raconte une plongée au creux de notre monde intérieur. Cela donne aux images une surprenant­e picturalit­é. Pendant une scène de prière collective dans une église, l’image montre les jambes d’une vieille femme penchée vers le sol : ses pieds qui viennent vers nous, spectateur­s, sont bizarremen­t torsadés aux pieds de sa chaise. Une main coupe mécaniquem­ent une carotte en rondelles. Cet usage de la 3D attise la gourmandis­e, mais une gourmandis­e perverse, comme une forme de cannibalis­me vertueux. Camille Henrot a lu Montaigne, et cela se voit dans Saturday, mais d’une lecture un peu dévoyée, un peu moqueuse. Saturday est une histoire de regard, de transparen­ce et d’opacité. C’est pour cela qu’il est assez difficile de l’évoquer sans décrire simplement la succession des images, parce que c’est une oeuvre qui échappe à la raison autant qu’elle désigne des travers de notre société. C’est en regardant le premier débat des élections américaine­s chez son amie Avery Singer – l’une des artistes in- vités à l’accompagne­r dans son exposition – que Camille Henrot a eu l’idée de l’un des motifs qui traversent le film de part en part : une sorte d’oeil rond dessiné par une structure métallique tubulaire, lentille d’un microscope ou instrument de torture. On dirait aussi une table d’opération propice à tous les hasards, sur laquelle se croisent au cours du film divers animaux, humains compris – un chat, un chien, des souris, un bébé. La scène se passait donc dans un salon, devant une télévision allumée diffusant des programmes électoraux qui ont précédé l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Ayant fait tomber son téléphone, Camille Henrot se baisse sous une table en verre pour le ramasser et, en relevant la tête, a vu d’en bas le chat d’Avery Singer sur cette table, ce qui lui a inspiré ces plans successifs, et ce point de vue à l’envers sur le monde.

Anaël Pigeat After Philippe Parreno and Tino Sehgal, the Palais de Tokyo is giving Camille Henrot a free hand with its spaces, of which there are a lot. The answer to this challenge is to break things down. Days Are Dogs is a journey through a diary, with each day of the week having a different color and atmosphere. Since at the time of writing the exhibition has yet to open, we have chosen to give a foretaste of one of the featured films: Saturday. ——— Saturday is the day about which religions disagree. The sixth or seventh day according to some, it is the day for partying and late nights, but also the day before the anxieties of pre-work Sunday eve. In the voodoo religion, Baron Samedi is the god of the dead. That was why the exhibition had to start with Saturday, because that is the day when contradict­ions come together. With her film Saturday, Camille Henrot views our world without judgment, fully aware of its contradict­ions, with a slightly guilty tenderness and a cruelly mischievou­s lucidity. Saturday sees a comeback by the god who ended up being rather weary in Grosse Fatigue, the piece that won Henrot the Silver Lion at Venice a few years back. Most

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Camille Henrot. « Saturday ». 2017. Vidéo 3D, couleur, son. 19 mn 2 sec. (Court. Galerie Kamel Mennour Paris / Londres, Galerie König, Berlin, Metro Pictures, New York)
Tous les visuels / all images: Camille Henrot. « Saturday ». 2017. Vidéo 3D, couleur, son. 19 mn 2 sec. (Court. Galerie Kamel Mennour Paris / Londres, Galerie König, Berlin, Metro Pictures, New York)
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