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Philip Roth infréquent­able

- Philip Roth Romans et nouvelles 1959-1977 Gallimard, « Bibliothèq­ue de la Pléiade », 1 280 p., 64 euros Vincent Roy

Un volume de la Pléiade réunit les livres fondateurs de l’oeuvre satirique de l’Américain né en 1933.

Très vite, on a voulu faire taire Philip Roth. Il avait alors 26 ans. « Qu’attend-on pour réduire cet homme au silence ? », demande en 1959 un rabbin influent de New York dans une lettre à la Ligue anti-diffamatio­n de B’nai B’rith : « Au Moyen Âge, les juifs aurait su quoi faire de lui. » Il faut préciser que dans la nouvelle la Conversion des juifs, un élève de l’école hébraïque demande au rabbin (fictif celui-ci), comment il peut « appeler les juifs “le peuple élu” alors que la Déclaratio­n d’indépendan­ce stipule que tous les hommes sont nés égaux ». C’en est trop ! Pire encore, dans le même texte, le même élève de 13 ans menace de sauter du toit de la synagogue à moins que sa mère, le rabbin et tous ceux qui sont réunis dans la rue ne s’agenouille­nt et crient leur foi en Jésus. Horreur ! Dans une autre nouvelle, intitulée Epstein, un juif adultère doit payer le prix de son péché. L’addition est lourde : éruption cutanée humiliante et crise cardiaque. Roth dira plus tard que son recueil Goodbye, Colombus (1959) – dans lequel figurent notamment ces deux nouvelles –, fut considéré, dans certains cercles, comme son Mein Kampf. Il prendra au sérieux ces accusation­s. Il en sera blessé. Mais il recevra le soutien critique de Saul Bellow qui déclarera qu’on ne peut pas attendre d’un écrivain juif qu’il publie des « plaidoyers pro domo » dans le seul espoir de réduire le sentiment antisémite. Roth, donc, dès le début, est infréquent­able. Il ne cessera plus de déranger. Nathan Zuckerman, sorte de double de l’auteur de Portnoy, dans Zuckerman délivré (1981), cite Kafka : « Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire? » FOLIE MASTURBATO­IRE La Plainte de Portnoy (ou Portnoy et son complexe, 1969), en effet, ne laissera pas de nous réveiller d’un coup de poing sur le crâne. C’est l’histoire d’un garçon juif trop sage qui tente de « s’extirper tant bien que mal de la camisole éthique de son enfance ». La sortie de Portnoy fut qualifiée par le magazine Life « d’événement majeur dans la culture américaine ». En somme, le roman « témoignait du rejet par toute une génération des règles absurdes trop longtemps incontesté­es, de la répudiatio­n des autorités puissantes, et de la lutte générale pour la liberté personnell­e et politique ». Au vrai, ce que vise Roth, c’est « l’extinction définitive » des années 1950. Alexander Portnoy se masturbe frénétique­ment partout (« ma bite était tout ce que je pouvais considérer comme vraiment à moi »), dans l’autobus près d’une fille assoupie, dans le foie cru du dîner familial… La folie masturbato­ire « donna au roman l’estampille absolue de la fin des années 60 ». Dans sa brillante introducti­on au volume de la Pléiade qui est aujourd’hui consacré à l’écrivain américain, Paule Lévy relève que, chez Roth – et c’est criant à propos de Portnoy –, « le loufoque, la raillerie et l’outrance – “le Bouffon pur” – contrasten­t avec la gravité, le “terrible sérieux” des sujets abordés. Le rire procède à la fois de l’esquive et de la provocatio­n. Tantôt empreint d’empathie ou d’indulgence, il colmate les brèches, libère les tensions et maintient le tragique à distance, tantôt grinçant, décapant, il constitue l’arme privilégié­e de l’écrivain dans le combat qu’il mène, à l’instar de Flaubert, contre les impostures du discours social, la bêtise des bigots et des censeurs de tout poil ». Lire Roth est une expérience : c’est découvrir un drôle de rapport entre l’imaginatio­n et le réel, entre ce que Roth lui-même, et non sans humour, appelle « le monde écrit et le monde non écrit ». La vie, selon Roth, ça s’invente et l’invention « aide à vivre ». Voilà la formule! Terminons par Roth et les femmes. C’est un roman foisonnant et captivant. Arrêtons- nous seulement sur un épisode peu connu et que rapporte Claudia Roth Pierpont dans son essai intitulé Roth délivré (Gallimard, 2016). En 1964, il rencontre Jackie Kennedy dans une soirée. Ils discutent longuement. L’écrivain est intimidé, il dira qu’il n’avait pas la garde-robe adéquate pour maintenir une relation avec Jackie. Bref, « sollicité pour être son cavalier » à un second dîner, il alla s’acheter un costume et des souliers. Il demeure nerveux. Bon, à la fin du dîner, il la raccompagn­e chez elle, « dans sa longue limousine noire avec les types des services secrets à l’avant ». Roth se souvient : « Doisje l’embrasser ? Je sais tout de Lee Harvey Oswald, dois-je l’embrasser ? Et puis il y a la crise des missiles de Cuba, dois-je l’embrasser ? » Voici nos comparses arrivés devant chez Jackie dans la cinquième avenue. Là, elle demande : « Avez-vous envie de monter ? » Puis elle ajoute : « Bien sûr, vous en avez envie » – « Ce fut, dit-il, la seule indication qu’elle savait exactement qui elle était. » Les voici tous les deux dans l’appartemen­t. Elle rassure Roth en lui expliquant que les enfants dorment, « ce qui ne fit qu’accentuer son trouble intérieur ». Il questionne alors : « Vous parlez du petit garçon qui salue comme ça et de la petite fille qui appelle son poney Macaroni ? » Lorsque l’écrivain donne un baiser à Jackie, il a l’impression « d’embrasser son visage sur une affiche ». Leur rencontre se limitera à ça, comme il le dira. Oui, Roth a inventé sa vie.

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Philip Roth dans les années 1970.

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