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Yannis Ritsos hors norme ; Jean-François Billeter trois vies d’un corps

- Yannis Ritsos Le Chef-d’oeuvre monstrueux Ypsilon, 128 p., 20 euros Alexandre Mare

Yannis Ritsos est né en 1909 en Laconie, à l’extrême sud-est du Péloponnès­e, là où, dit-on, les habitants, regardant la mer, économisen­t leur parole : laconiques, donc. Pourtant, il porta haut et fort sa voix, propageant bien au-delà des frontières les cris de colère et de détresse du peuple grec. La poésie de Ritsos – qui meurt en 1990 à Athènes – est liée à sa vie hors norme comme à l’histoire, souvent tragique, de la Grèce au 20e siècle. Enfant, Ritsos verra mère, soeur, frères poussés à la tombe – ou en maison psychiatri­que, le père ayant, à force de jeux d’argent, causé la ruine de sa famille. Il passe une partie de son enfance dans des sanatorium­s, se soignant et regardant ses proches cracher du sang. « Quand, à dix-sept ans, je suis entré au “Sotiria”, chaque matin, dans ma promenade, je passais par la morgue, j’y entrais, j’écartais les rideaux de jute et je regardais les morts », raconte-t-il dans Iconostase des saints anonymes. Dans ce contexte familial et économique, autant que politique, qui n’exclut pas quelques rencontres salvatrice­s, le jeune Ristos développe son attrait pour le réalisme socialiste, la liberté syndicale, la littératur­e. Grand lecteur de Maïakovski, il publie son premier recueil, Tracteur, en 1934. La suite est connue : un ensemble de textes, de poésies, des Iliades et des Odyssées, des tracts, des chansons, le tout empruntant au surréalism­e et glorifiant l’ouvrier, le paysage blanc et bleu, les oliviers, le monde paysan. Ce n’est pas sans conséquenc­es : lors du coup d’État fasciste de Metaxás en 1936, ses livres sont brûlés au pied de l’Acropole et lui emprisonné – ce ne sera pas la dernière fois. Souvent, l’oeuvre de Ritsos s’écrit entre quatre murs. Une nouvelle fois interné de 1948 à 1952, il est libéré sous la pression d’Aragon – Ritsos sera soutenu par les Lettres françaises, obtiendra le prix Lénine – et Neruda. Il sera une fois encore détenu de 1967 à 1972, dans les îles de Leros et de Makronisso­s. Entre temps, il est devenu, chez lui et ailleurs, une icône et ses poèmes sont repris en choeur par des Grecs vivants sous la botte des généraux et autres dictateurs. Il faut saluer les éditions Ypsilon qui, depuis plusieurs années, ont permis à des textes inédits de Ritsos de (re)faire surface en France. On pense au Journal de déportatio­n et à cette enthousias­mante édition du Chef-d’oeuvre monstrueux. Mémoire d’un homme tranquille qui ne savait rien. Écrit à la première personne, en cinq jours, ce poème sans point ni virgule, emporte son lecteur dans un mouvement sans pause qui évoque l’urgence avec laquelle il semble s’être imposé à son auteur : « d’autres en décident ainsi disaient-ils ils se justifient se cachent font leur affaire / moi je n’écoute pas pareilles choses moi aussi j’en décide & je décide/ même Mathios me l’a dit avec sa toison de loup fièrement jetée sur l’épaule/ moi aussi j’ai à faire – allez bon vent avec vos réticences / drapiers douaniers policiers publiciste­s juges de paix / armées bouteilles poussiéreu­ses ornements objections/ j’ai toujours préféré les grands animaux en forêts d’après-minuit ours éléphants ». Maniant à la fois le constat amer, l’humour involontai­re des situations absurdes et les détails salvateurs qui libèrent de l’angoisse et du voile terne qui recouvre parfois l’existence, ce long poème est un dialogue avec le monde. Un monde malgré tout. Peut-être alors faudrait-il lire la poésie de Ritsos comme un hymne monstrueux : un horsnorme de liberté.

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