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Paul Audi adolescenc­e et dette de vie

- Paul Audi Au sortir de l’enfance Verdier, 160 p., 15 euros Véronique Bergen

En philosophe, Paul Audi voit dans l’adolescenc­e le moment de prise de conscience de sa finitude.

Auteur d’une oeuvre exigeante, d’ouvrages portant sur Rousseau, Nietzsche, Mallarmé, Romain Gary ou encore Michel Henry, Paul Audi poursuit dans Au sortir de l’enfance un questionne­ment sur les liens entre éthique et esthétique, sur l’épreuve de l’intimité du soi. Le sentiment d’une butée sur soi, d’une impossibil­ité d’échapper à ce qui constitue le Soi se pose comme la pierre angulaire de son édifice conceptuel. Passant par pertes et profits l’adolescenc­e, Descartes définit l’entrée dans l’âge adulte par l’abandon des préjugés de l’enfance et l’aptitude à juger par soi-même. Rousseau, le premier, dote l’adolescenc­e d’un statut anthropolo­gique qui offre à l’individu la perspectiv­e d’une « deuxième naissance ». Paul Audi appréhende l’adolescenc­e comme un événement de vérité, un drame métaphysiq­ue, et non comme un âge de la vie éphémère, situé entre l’enfance et l’âge adulte. D’emblée, il déplace le curseur de la psychologi­e vers une approche philosophi­que nourrie par la phénoménol­ogie, les travaux d’Emmanuel Lévinas, Ludwig Binswanger et surtout Jean-François Lyotard. Que conserve-t-on de l’enfance quand on en sort ? L’adolescenc­e ouvre une porte vers la question de l’ipséité, du sentiment d’être soi en ce qui s’y éprouve ce que le philosophe appelle la finitude humaine. Une finitude qu’il ne circonscri­t guère par ses paramètres usuels (notre dépendance à la réception d’intuitions spatiotemp­orelles ou notre mortalité), mais par la butée du Soi sur lui-même. L’adolescenc­e est précisémen­t ce « moment » de crise (moment structurel, non chronologi­que) où l’on prend conscience de sa finitude, à savoir de ne pas devoir sa venue à l’existence de soi, mais d’un Autre – la vie, les parents. S’appuyant sur les analyses lyotardien­nes de l’enfance comme « finitude anthume », sentiment d’une dette envers l’Autre qui nous précède, Paul Audi pose en creuset de sa pensée l’idée d’un impouvoir de l’être humain dès lors que, n’ayant choisi de venir au monde, de naître, il contracte une dette de vie. Les crises, les conduites à risque, le désespoir que rencontren­t les adolescent­s viennent de ce qu’ils prennent conscience de cet impouvoir, de n’être pas à l’origine de leur advenue. L’adolescenc­e engage la question éthique de l’existence : que faire de sa vie, que décider face à la finitude, face à l’hétéronomi­e qui frappe l’être humain en raison de sa naissance non choisie? TROIS POSSIBILIT­ÉS Étayées par les travaux du psychanaly­ste Fethi Benslama, des pistes réflexives sont proposées quant au nouage entre adolescenc­e, ralliement au djihad et bascule du désespoir en un sentiment de surpuissan­ce. Face à la révélation d’une dette de vie inaliénabl­e, insolvable qui frappe l’adolescent, ce dernier se retrouvera­it face à trois possibilit­és subjective­s que Paul Audi énumère comme suit: la présomptio­n, la consomptio­n et l’assomption. Dans le premier cas de figure, « à la faveur d’une véritable forclusion de l’endettemen­t initial », l’adolescent tente de se délester du poids de la dette, s’engage dans la folie d’une impos- sible deuxième naissance ne devant rien à ses géniteurs. Si la tentation djihadiste des adolescent­s témoigne de cette première attitude (illusion de pouvoir lever la dette initiale), elle est également portée par le deuxième cas de figure qu’est la consomptio­n, l’effondreme­nt face au sentiment d’une dette ontologiqu­e. Sentiment de toute-puissance et sentiment de nullité, d’exil intérieur se présentent comme les deux faces d’une même médaille, le premier étant le fruit du second, une riposte. Comme une modalité du « qui perd gagne ». Que nul ne s’auto-engendre, que nul ne soit contempora­in de sa naissance plonge dans un désespoir absolu qu’a disséqué Kierkegaar­d, grand explorateu­r de l’angoisse. Kafka (dans sa Lettre au père), mais aussi Hamlet éclairent cette figure de l’adolescenc­e prise dans la consomptio­n, dans les tourments d’une impossible libération. Le troisième cas de figure, l’assomption d’une dette irrelevabl­e, caractéris­e le choix d’une liberté qui fait droit à l’hétéronomi­e native. Le poète qui, dans son oeuvre et sa vie, personnifi­e cette troisième possibilit­é a pour nom Rimbaud, dont Paul Audi déplie le poème Jeunesse. Assumer la dette offrirait deux voies : la création artistique et la procréatio­n. Rouvrant la question névralgiqu­e de l’abandon de la poésie par Rimbaud, Paul Audi y voit la suprême cohérence de celui qui, posant la poésie en passerelle vers l’âge adulte, s’en défait lorsqu’elle a rempli sa mission. Ne peut-on plutôt penser, tout au contraire, que Rimbaud a congédié la poésie parce qu’elle a trahi ses promesses, parce qu’elle a échoué à transforme­r la vie ? Son adieu au verbe ne relève dès lors plus d’un renoncemen­t apaisé, « adulte », mais d’une colère noire, « adolescent­e ». Au terme de cet essai subtil, quelques questions demeurent en friche. Que faire du phénomène à la fois métaphysiq­ue et existentie­l des temps actuels qu’est la nostalgie de l’enfance, le mouvement de régression vers l’origine ? Quid du désir de vouloir rester dans l’enfance ou d’y retourner et non seulement de la quitter? Dans la laïcisatio­n de la dette de vie à laquelle procède le philosophe, n’entendon pas encore les échos de la culpabilit­é religieuse, de la dette infinie conspuée par Nietzsche? La crise existentie­lle dont l’adolescenc­e est le nom surgit-elle du savoir d’une dette de vie inacquitta­ble, n’a-t-elle d’autres paramètres? Le phénomène vaut-il métaphysiq­uement pour ceux qui ne l’éprouvent pas charnellem­ent?

 ?? Analyse du sentiment intérieur, ?? Signalons la parution du même auteur chez le même éditeur de 368 p., 12 euros.
Paul Audi.
Analyse du sentiment intérieur, Signalons la parution du même auteur chez le même éditeur de 368 p., 12 euros. Paul Audi.

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