Art Press

Le feuilleton de Jacques Henric Camille Laurens

- jacques henric Camille Laurens La Petite Danseuse de quatorze ans Stock, 176 p., 17,50 euros

Quand ils évoquent leurs liens aux modèles, les peintres sont généraleme­nt diserts : les dragues, les séances de pose, le trouble, les désirs, assouvis ou non. Souvent de vrais machos, ces maîtres du pinceau. Pressés ils sont, les Delacroix, Corot, Monet, Rodin, Renoir, et autre Bonnard, de nous informer qu’ils ont baisé les très jeunes filles venues poser pour eux. En revanche, les modèles (femmes la plupart du temps, constat qui confirme le propos de Lacan selon lequel il n’y a bien qu’un sexe : le féminin) sont les muettes du jeu qui se déroule dans l’espace étroit de l’atelier. C’est la raison qui nous avait décidés à publier, en novembre 1991, un dossier dans artpress où la parole était enfin donnée aux modèles (à Denise Klossowski notamment, la Roberte des grands tableaux de Pierre). À ces femmes objets, pour une fois, de nous parler de leurs peintres : comment ils se comportent pendant le travail, leurs propos, leurs petites manies, leurs fantasmes. Or, voici qu’un livre singulier paraît, de Camille Laurens, la Petite Danseuse de quatorze ans, qui est tout entier consacré à un modèle, le modèle dont le corps est à l’origine de l’un des chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art.

LE COUP DE FOUDRE

Singulier et d’autant plus risqué était le projet de ce livre qu’il s’agissait d’écrire la biographie d’une personne quasi inconnue et que ce n’était pas le créateur du chef-d’oeuvre, Edgar Degas, un taiseux puritain, qui lui apporterai­t le moindre renseignem­ent sur la fameuse anonyme de quatorze ans qui avait posé pour lui. Il ne restait plus à Camille Laurens qu’à glaner dans les catalogues d’exposition et les ouvrages sur Degas le peu d’informatio­ns disponible­s sur la petite bonne femme de 1m50 prénommée Marie, petit rat de l’Opéra (on savait au moins cela) que son peintre emprisonna pour sa gloire dans la cire puis dans le bronze. Camille Laurens confie l’avoir aimée dès le premier contact, la petite danseuse. « Chaque fois que j’entre dans la salle d’un musée où elle se trouve et où je suis venue la chercher, pour une raison dont je n’ai pas le secret, mon coeur se serre. » Pourtant, elle est plutôt laide, la gamine statufiée. Les visiteurs du Salon des indépendan­ts, où elle fut exposée pour la première fois en avril 1881 dans sa cage de verre, la jugent monstrueus­e. C’est cet avorton, cette « ratée à la cuisson », ce singe, cette vicieuse, ce suppôt de bordel, qui lance un défi à Camille Laurens : dis-moi pourquoi tu viens à moi. Dis-moi qui je suis. Dis-moi pourquoi tu m’aimes. Sommée d’élucider le « secret » qui lui serre le coeur, voilà la romancière qui se lance dans une enquête interminab­le, opiniâtre, quasi policière (avec appel à témoins, épluchage minutieux d’archives) qui va lui permettre de donner peu à peu vie, chair et âme à la petite « marcheuse » (on appelait ainsi les jeunes danseuses), immobilisé­e depuis plus d’un siècle dans sa cosse de cire. Le plus inattendu, c’est qu’au cours de l’enquête de Camille Laurens, une banale scène d’atelier de la fin du 19e siècle fait resurgir le passé, dont les plus terribles tragédies de l’histoire. Le lecteur découvrira bientôt que la passion pour la petite danseuse de Degas trouve une de ses origines dans son enfance à elle, Camille Laurens. Peut-être estce une part de son « secret » qu’elle livre là, dans les pages les plus belles de son livre.

UNE NON-FICTION

On connaît quelle conception et quelle pratique Camille Laurens a de la littératur­e, sa méfiance à l’endroit de la fiction, son souci du réel, sa déterminat­ion d’être toujours, comme ce fut l’exigence de Degas, au plus près de la vérité. D’où son parti pris de ne pas faire de Marie une allégorie et de ne surtout pas la « désincarne­r ». Qu’apprend-elle ? Que son nom est Marie Geneviève van Goethem ; que sa famille est pauvre et que la danse, avec la prostituti­on (s’y livra-t-elle comme nombre de petits rats de l’Opéra ? 13 ans était alors l’âge de la majorité sexuelle), est un des moyens pour ces gamines « de la rue » de s’en sortir ; que l’apprentiss­age de la danse était très dur : dix à douze heures par jour, six jours sur sept. C’est avec ce peu du « réel » de Marie que Camille Laurens tente d’approcher au plus près « la vérité de sa vie », vie qu’aurait « absorbée » la statuette de Degas. Vie laborieuse et triste, certes, mais aussi « vie capitale », « vie souveraine et infinie ». Vie de celle qui « se dresse morte vivante à la face du monde, pour qu’on la voie ».

UNE SOUFFRANCE INFINIE

Le silence de la petite danseuse, sa mutité obstinée, sa disparitio­n physique dans l’épaisse nuit du temps ne fut-elle pas paradoxale­ment une chance pour Camille Laurens ? La vocation de l’écrivain n’est-elle pas de faire surgir du silence une énonciatio­n, un récit ? « Ne pouvant se mouvoir, ce doit être une douleur infinie que d’être une plante », aurait dit Lacan. Et pour une enfant de quatorze ans, être à jamais figée en statuette dans un musée ? Estce pour mettre un terme à cette souffrance infinie que Camille Laurens a fait appel à des mots pour donner à comprendre comment le modèle et son peintre, Marie van Goethem et Edgar Degas, « ont fait, vivants, elle posant, lui sculptant, l’expérience de la mort ». Dans le numéro d’artpress que j’évoquais plus haut, le peintre Bernard Dufour, après avoir prêté sa main à l’acteur Michel Piccoli pour le film la Belle Noiseuse de Jacques Rivette et avoir peint Emmanuelle Béart, s’est dit « désarmé » face à son modèle. « Je ne sais rien de ton corps », se plaignit-il à nouveau auprès de son dernier modèle, Laure. À son peintre, celle-ci avoua que, posant nue devant lui, la peur de son corps qui l’habitait la quitta soudain, et après avoir exprimé son désir « démesuré d’être au monde » en « éprouvant son corps », voire en le « gaspillant », elle eut la vision des prostituée­s peintes par Degas, et eut ces mots : « Je cherche un homme. » Quel échange, quel jeu eurent lieu entre le pudibond Edgar Degas et la frêle fille des rues, Marie van Goethem, que son peintre obligea à poser nue pour mieux la sculpter habillée ? Les mêmes qu’entre Bernard Dufour et son modèle ? Que s’est-il passé dans ces corps vivants ?, se demande Camille Laurens. Comme on l’apprend, enfant, elle ne posa pas pour un peintre, mais elle dansa devant un homme, son professeur, un « imposant gros monsieur »… « La danse me fait pleurer souvent, je ne sais pas pourquoi. Peut-être est-ce l’art qui me dit le mieux que je vais mourir. Peut-être est-ce l’art qui me dit le mieux que je suis vivante. »

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1875-80.
Edgar Degas. « La Petite Danseuse de quatorze ans ». 1875-80.
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