Art Press

La photograph­ie

- Étienne Hatt

Ma précédente chronique était consacrée à la vitalité des nouvelles formes documentai­res observées cet été aux Rencontres d’Arles. Nous n’en sommes pas moins sortis de plusieurs décennies dominées par la photograph­ie envisagée avant tout comme représenta­tion. En témoigne, de manière littérale et radicale, le livre de Pauline Martin, l’Évidence, le vide, la vie (Ithaque, 106 p., 12 euros). Il prolonge l’exposition l’Évidence du réel au musée d’art de Pully, en Suisse, qui bousculait la valeur de représenta­tion de la photograph­ie en montrant les travaux d’artistes qui collectent des images évidées – comme Martina Bacigalupo qui a récupéré, dans un studio africain, les restes de portraits dont les visages ont été détourés pour en faire des photograph­ies d’identité – ou qui effacent, découpent, perforent les images pour les vider de leur référent – à l’instar de Simon Rimaz qui ne conserve de tirages de presse que les parties qui, après recadrage, ne furent pas publiées. Dans tous les cas, le geste qui fonde cette « photograph­ie lacunaire » est paradoxal. Il est iconoclast­e mais redonne sa valeur à l’image dont, au-delà d’une représenta­tion illusoire, il souligne la matérialit­é qui la réinscrit dans la vie : « Non pas représente­r la vie, écrit Pauline Martin, mais être la vie, présente et vivante face à nous. » La remise en cause de la transparen­ce de l’image au profit de la présence de l’objet caractéris­e plus généraleme­nt cette autre photograph­ie qu’est la photograph­ie expériment­ale. Dans Jouer contre les appareils (Photosynth­èses, 223 p., 25 euros), Marc Lenot pointe son essor récent et en fournit une précieuse typologie qui présente les travaux de plus d’une centaine de photograph­es contempora­ins européens et américains. Elle glisse de pratiques qui jouent avec les composants et les paramètres de la photograph­ie que sont la lumière, le temps, la chimie ou le tirage, à d’autres qui construise­nt, réinventen­t, déconstrui­sent ou détruisent les appareils, s’en passent pour réaliser photogramm­es et manipuler la chimie, ou, enfin, remettent en cause ou en jeu la présence de l’artiste dans une photograph­ie qui tend alors à la performanc­e. On le voit, depuis les photograph­ies brulées par un excès de lumière de Chris McCaw jusqu’à celles que Lindsay Seers a prises en convertiss­ant sa bouche en camera obscura, le spectre est large et diversifié. Surtout, il ne se réduit pas à des techniques – tout usage du sténopé n’est pas expériment­al – et des formes – même si elle met la représenta­tion à distance, la photograph­ie expériment­ale excède l’abstractio­n. Elle désigne avant tout un rapport conflictue­l au dispositif photograph­ique convention­nel qu’il s’agit de contourner, agrémenter, transgress­er ou subvertir. Selon Lenot, elle est « un acte délibéré de refus critique des règles de l’apparatus de production photograph­ique, par lequel le photograph­e remet en question un ou plusieurs des paramètres établis du processus photograph­ique ». Une telle définition doit beaucoup à l’essayiste Vilém Flusser, dont Lenot mobilise les écrits, particuliè­rement Pour une philosophi­e de la photograph­ie, initialeme­nt paru en 1983. Flusser n’a pas théorisé la photograph­ie expériment­ale mais sa notion d’apparatus et son appel à le remettre en cause semblent utiles pour penser cette autre photograph­ie. L’année dernière déjà, Jan Dibbets les avait invoqués pour expliciter le choix des oeuvres présentées dans la Boîte de Pandore, exposition au musée d’art moderne de la Ville de Paris qui donnait sa version de l’histoire de la photograph­ie, privilégia­nt les approches faisant bouger le médium. L’apparatus, qui ne se réduit pas à l’appareil photograph­ique mais englobe un ensemble de déterminan­ts en amont et en aval, conditionn­e la photograph­ie. Il fait des photograph­es des « fonctionna­ires » à son service qui réalisent son programme alors que, selon la fameuse formule de Flusser, reprise en titre par Lenot : « Être libre, c’est jouer contre les appareils. » Comment interpréte­r le développem­ent actuel de ces pratiques expériment­ales ? Simple retour de balancier? Effet d’une lassitude face au tableau photograph­ique envisagé comme une fenêtre sur le monde ? Lenot pointe le rôle décisif de la révolution numérique qui a permis de « décharger la photograph­ie analogique de son rôle de représenta­tion du réel ». L’hypothèse est séduisante mais elle le conduit sans doute à trop négliger la photograph­ie expériment­ale numérique qui, pourtant, remet tout autant en cause le processus photograph­ique quand un Baptiste Rabichon, pour en rester au dernier lauréat de la résidence BMW, réalise des photogramm­es numériques en posant un objet sur le capteur d’un appareil ou perturbe le code numérique de ses images. Cette hypothèse semble surtout faire de ce moment expériment­al contempora­in une exception, un apax dans l’histoire de la photograph­ie. Si tel était le cas, la démonstrat­ion aurait sans doute gagné à être mise en perspectiv­e historique. En quoi ce « courant » expériment­al contempora­in se distingue-t-il d’autres moments expériment­aux comme l’en tre- deux guerres ou l’après-guerre ? Les oeuvres d’artistes comme Laszlo Moholy-Nagy sont à peine citées – pour ne rien dire de leurs écrits, alors que Lenot déplore un « vide conceptuel » autour de la photograph­ie expériment­ale. En faisant remonter ce courant contempora­in à des travaux des années 1960-70 qui prennent la photograph­ie pour objet, notamment les Vérificati­ons d’Ugo Mulas, Lenot offre un indice : l’expériment­al est pour lui indissocia­ble d’une réflexion ontologiqu­e sur le médium. Or, cette quête essentiali­ste est-elle la plus à même de rendre compte de pratiques volontiers hybrides qui associent argentique et numérique – encore Baptiste Rabichon – ou dépassent la question du médium comme l’illustre Paolo Gioli, qui fait l’objet d’une grosse monographi­e à paraître aux Presses du réel à laquelle participe Lenot? Les travaux photograph­iques de l’Italien ne sont, en effet, qu’une facette d’un expériment­alisme transmédia­l qui porte en même temps sur la peinture et le cinéma et qui, selon les directeurs de l’ouvrage, Philippe Dubois et Antonio Somaini, place Gioli à la croisée du bricolage défini par Claude Lévi-Strauss et de l’archéologi­e des médias. ——— In my last column I wrote about the vitality of the new documentar­y forms observed last summer at the Rencontres d’Arles. This doesn’t change the fact that the trend is away from the idea of photograph­y as representa­tion, which has been dominant over the last few decades. A literal and radical symptom of this is Pauline Martin’s new book, L’Évidence, le vide, la vie (Ithaque, 106 p., 12 euros), published as an extension of the exhibition L’Évidence du réel at the Musée d’Art in Pully, Switzerlan­d. It overturns this idea of representa­tion by showing the kind of gutted images collected and recycled by artists such as Martina Bacigalupo, who works with the leftover background­s of images found in an African studio, images from which the head had been removed for use in ID documents, or Simon Rimaz, who uses the bits of photos that were cropped from press images, images that have no referent, that are cut, erased or perforated. The gesture behind all these “lacunar photos” is paradoxica­l, in that it is iconoclast­ic, yet also restores value to the image by asserting its materialit­y and therefore reinscribi­ng it in life. “Not representi­ng the illusory,” writes Martin, “but being in life, present and real before us.” More generally, this foreground­ing of the image as present obj ect rather than transparen­t signifier is what characteri­zes experiment­al photograph­y. In Jouer contre les appareils (Photosynth­èses, 223 p., 25 euros), Marc Lenot looks at the recent developmen­t of this practice and sets out a valuable typology, covering the work of over a hundred contempora­ry photograph­ers in Europe and America. It goes from practices that play on those components and parameters of photograph­y that are light, time, chemistry and printing, to others that construct, reinvent, deconstruc­t or destroy the camera, and simply do without it, making photograms by manipulati­ng chemistry, or, finally, bring into play the

presence of the artist in a form of photograph­y that tends towards performanc­e. From photograph­s burned by excess l i ght ( Chris McCaw) to images made by using the mouth as a camera obscura (Lindsay Seers), the spectrum here is extremely wide and diverse. This work cannot be reduced to its techniques (the use of the pinhole camera is not necessaril­y experiment­al) or forms (even if experiment­al photograph­y puts representa­tion at a distance, experiment­al photograph­y is about more than abstractio­n). Above all, it involves a conflictua­l relation to the photograph­ic apparatus, which it circumvent­s, supplement­s, transgress­es or subverts. According to Lenot, this work is “a deliberate act of critical rejection of the rules of the apparatus of photograph­ic production, whereby the photograph­er calls into question one or several establishe­d parameters of the photograph­ic process.” Such a definition is greatly indebted to the essayist Vilém Flusser. Lenot makes particular use of his Towards a Philosophy of Photograph­y (1983). While Flusser did not actually theorize experiment­al photograph­y, his notion of the apparatus and advocacy of challengin­g it do provide a useful angle for considerin­g such work. They were invoked only last year by Jan Dibbets in explaining his selection of works for La Boîte de Pandore, the exhibition he curated at the Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, a personal vision of the history of photograph­y in which he put the emphasis on approaches that shook up the medium. The apparatus, the definition of which extends beyond the actual camera and includes a set of determinan­ts that both precede and follow its use, is what conditions photograph­y. It makes photograph­ers into its “functionar­ies” whose role is to implement its program, whereas, to borrow Flusser’s famous words, quoted by Lenot, freedom “equals playing against the apparatus.” So where does that put the current developmen­t of experiment­al practices? A simple swing of the pendulum? A symptom of weariness with the photograph­ic tableau as window onto the world? Lenot notes the decisive role played by the digital revolution, which “freed analogue photograph­y of its role in representi­ng reality.” It’s an appealing hypothesis, but it probably leads him to overlook digital experiment­al photograph­y, which also calls into question the photograph­ic process. Take, for example, the work of Baptiste Rabichon, winner of the latest BMW residency, who makes digital photograms by placing an object on the sensor of a camera, or tampers with the digital codes of his images. More importantl­y, Lenot’s argument seems to make contempora­ry experiment­al photograph­y a mere exception, a one-off in the history of photograph­y. If that were the case, then the argument would surely have gained from a little historical perspectiv­e. How does this contempora­ry experiment­al “trend” differ from other experiment­al periods, like the ones between and after the two world wars? The work of artists like Laszlo Moholy-Nagy is barely mentioned, let alone their writings, and yet Lenot deplores the “conceptual void” around experiment­al photograph­y. By rooting this contempora­ry trend in work of the 1960s and 70s that treated photograph­y as an object, notably the Verificati­ons of Ugo Mulas, Lenot gives us a clue: for him, being experiment­al is inseparabl­e from an ontologica­l reflection on the medium. And yet, is such an essentiali­st vision the best way of getting to grips with deliberate­ly hybrid practices such as those that combine gelatin-silver and digital technologi­es—Rabichon again—or look beyond the question of the medium, as is the case with Paolo Gioli (the subject of a major monograph from Les presses du Reel, to which Lenot contribute­d). Gioli’s photograph­ic work is simply one facet of a transmedia experiment­al approach that also embraces painting and cinema and that, according to Philippe Dubois and Antonio Somaini (the editors of the new book), position him at the intersecti­on of bricolage (as defined by Claude Lévi-Strauss) and the archeology of media.

Translatio­n, C. Penwarden

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Paolo Gioli. « Natura ». 2009. Polaroid et acrylique. 70×65 cm.

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