FOSSILE EN MOUVEMENT
À l’origine de ce livre : un texte, un poème, titré précisément Des spectres hantent l’Europe / (Lettre de Idomeni). Son auteur : une femme grecque, écrivain, Niki Giannari, que Georges Didi-Huberman connaît depuis des années. Une « clandestine » de la littérature grecque contemporaine. Niki Giannari est née en 1968, elle vit à Thessalonique et, dans le cadre d’un dispensaire social de solidarité où elle oeuvre actuellement, elle a été amenée à aider les milliers de personnes fuyant guerres ou misère et qui, dans leur tentative de franchir la frontière gréco-macédonienne, ont été bloquées dans le camp d’Idomeni. Elle aide et, depuis une expérience vécue, elle témoigne. Notamment par un commentaire off du film tourné par son amie Maria Kourkouta, dont une dizaine d’images illustrent Passer, quoi qu'il en coûte. C’est dire que nous sommes loin des « écrivains » cordiolâtres qui, en résidence dans quelque accueillant château de la Loire, pieds et gros coeur bien au chaud, rédigent un énième mauvais roman, dégoulinant de bons sentiments, sur les migrants (une spécialité française très prisée des éditeurs et des critiques au cours des dernières années) sans les avoir jamais approchés. Zola, lui, au moins, avant d’écrire, enquêtait sur place, se mêlant aux paysans, aux mineurs, aux prostituées… Il prenait des notes, faisait des photographies. Comme Maria Kourkouta témoigne par les images de son film. D’où vient leur force ? interroge Georges Didi-Huberman. De là même, peutêtre, d’où « les damnés de la terre » tirent la leur : « de leur puissance à passer malgré tout. Les images sont fatales, certes, en ce sens qu’elles portent une mémoire tenace. Du moindre souffle, elles font un fossile en mouvement ». Pas de stratégie « médiatique » chez Maria Kourkouta et Niki Giannari, prévient Georges Didi-Huberman, rien que le souci, la volonté, obstinés, de donner, en direction d’« autrui », voix et regard à celui « qui n’a pas eu le temps ou la possibilité de signifier son geste ou sa douleur : c’est le réfugié d’Idomeni quand il demeure muet, occupé aux tâches de l’immédiate subsistance ». Ainsi, de ce simple témoignage, de ces « bribes destinées à se caler sur les images du film », comme Niki Giannari qualifie modestement son travail, naît un poème. Georges Didi-Huberman, hésitant à l’appeler tel s’y résout tant sa puissance rythmique l’impressionne, audible grâce à la voix et la diction de Léna Plátonos. Et ne va-t-il pas, à propos Des spectres hantent l’Europe, de son caractère « implacable et documentaire », jusqu’à en appeler à Dante. Voici les dernières « bribes » du poème: « Où que tu regardes dans les rues/ ou les avenues de l’Occident, / ils cheminent: cette procession sacrée / nous regarde et nous traverse. Maintenant silence. Que tout s’arrête.
Ils passent. » À lire également, de Georges DidiHuberman, la Dama duende, préface qu’il a écrite aux Courts écrits sur l’art de Georges Bataille (Lignes, 256 p., 19 euros). À son commentaire du poème de Niki Giannari, on pourrait appliquer ce qu’il dit du regard que Bataille porte sur l’art : le refus, précisément, de porter un jugement sur, d’adopter un regard de surplomb. Ce n’est qu’à partir d’une « expérience » qu’on a quelque chance d’être aux prises avec l’art, à ce qui est en lui « surgissement », non pas « objet, précise Didi-Huberman, mais mouvement », non pas « stase mais extase ». Et de rapprocher ces notions, dans de très belles pages sur l’Espagne, sur Jean de la Croix, Goya, Picasso, la tauromachie, le chant flamenco, à celle du duende, admirablement évoquée par Federico García Lorca. Le duende « est puissance et non oeuvre, combat et non pensée », il « aime les blessures et le bord des gouffres ». On comprend que Bataille ne se soit pas tenu au « garde-à-vous » devant les idéaux défendus par les « gardechiourmes » de la critique d’art, de l’esthétique philosophique de son temps et qu’il ait préféré pousser des « cris de porc » devant la « laideur irrévocable » des toiles de Picasso et Dalí.