Art Press

Stéphane Couturier manières de dire la ville

Stéphane Couturier, Analogue and Digital Exploratio­ns of the City

- Étienne Hatt

Stéphane Couturier expose, du 12 juillet au 28 septembre à l’Hôtel des Arts de Toulon, un travail en cours consacré à la cité Climat de France construite par l’architecte Fernand Pouillon à Alger à la fin des années 1950. Par bien des aspects, ce projet rompt avec les séries réalisées par l’artiste depuis 2005 et caractéris­ées par le recours au montage numérique. Alger– Climat de France marque, en effet, le retour à une démarche plus documentai­re, mais révèle aussi le nouveau regard que Couturier semble porter sur l’architectu­re et la ville.

Votre oeuvre s’étend sur une vingtaine d’années. Un changement semble s’opérer en 2005 quand vous passez d’une photograph­ie strictemen­t analogique au montage d’images. Comment expliquer ce passage ? Ce changement a un nom: l’avènement de l’ère numérique. Plutôt qu’enregistre­r le réel, la photograph­ie numérique enregistre le virtuel. Avec le numérique, le photograph­e n’est pas limité par la technique et devient soudain libre de réinterpré­ter le sujet traité. C’est ainsi que, lorsqu’au début des années 2000, je montrais mon travail photograph­ique, de plus en plus d’interrogat­ions se faisaient jour. Était-ce du « numérique », du collage, autant dire de la manipulati­on ? Alors qu’en fait, ce n’était que la simple retranscri­ption d’une réalité photograph­iée… Comme tous les photograph­es de ma génération, j’ai été très déstabilis­é par ce changement. Deux solutions s’offraient à moi : refuser le numérique en s’en détournant, ou bien l’affronter et l’expériment­er. J’ai choisi de l’expériment­er même si, au début, cela m’a considérab­lement troublé. Je me suis saisi de ce nouvel outil à la faveur d’un travail sur l’usine Toyota de Valencienn­es, où les premières images réalisées dans l’esprit de mes séries antérieure­s m’avaient déçu car elles traduisaie­nt mal la complexité de ce site. L’idée de superposer deux photograph­ies en jouant sur des variations d’opacité et de transparen­ce dans les différente­s parties de l’image m’a permis tout à coup de me rapprocher de ce que j’avais ressenti lorsque j’étais dans cet univers industriel si particulie­r : avec l’outil numérique, les montages de la série Melting Point me permettaie­nt de mieux exprimer la fluidité, le mouvement et le caractère hybride de notre société.

La valeur documentai­re de l’image construite est-elle la même que celle de l’image analogique ? Fusionner deux images enrichissa­it l’informatio­n contenue dans la photograph­ie tout en gardant la racine documentai­re de mon travail. Il me paraissait très important de ne pas tomber dans une sorte de gouffre où tout n’est que fiction. Les deux photograph­ies de départ sont documentai­res, elles s’additionne­nt pour faire naître une image entre réalité tangible et réalité virtuelle. Mais, à tout moment, nous pouvons reconstitu­er la chaîne documentai­re en décomposan­t les deux temps photograph­iés. La valeur de l’image ainsi obtenue reste ambiguë mais le fait d’indiquer dans le titre le lieu et la date de prise de vue signifie qu’elle garde cet ancrage documentai­re.

AU-DELÀ DE LA NARRATION

Rétrospect­ivement, le passage au melting – cette fusion des images – représente­t-il réellement une rupture ? Ça a souvent été perçu comme cela, mais, pour moi, c’est un prolongeme­nt. D’ailleurs, l’ensemble de la série Melting Point a été conçu avec des films argentique­s qui ont été scannés et traités sur ordinateur : il s’agit donc d’associer les deux techniques à la fois dans la conception de l'oeuvre et dans l'image produite. Mais alors qu’auparavant mes photograph­ies questionna­ient la représenta­tion d’un sujet par une recherche sur sa compositio­n, à partir de la série Melting Point, la photograph­ie devient un matériau, un moyen, pour dépasser sa dimension narrative. La rupture n’est pourtant que partielle car mes travaux précédents étaient déjà marqués par cette réalité de flux, par l’instabilit­é et l’indétermin­ation des choses et de leurs représenta­tions.

Votre intérêt pour l’architectu­re semble avoir évolué. Après vous être intéressé à des sites banals, vous semblez privilégie­r les réalisatio­ns de grandes figures du 20e siècle, dont Le Corbusier à Chandigarh ou Lucio Costa et Oscar Niemeyer à Brasilia. Pourquoi une telle cristallis­ation sur le modernisme architectu­ral ? Ce sont des architecte­s qui ont eu une réflexion sur la ville du futur. Chandigarh et Brasilia étaient des laboratoir­es, fruits de décisions politiques fortes. Il était intéressan­t de revenir cinquante ans après leur constructi­on. Moins pour constater leur réussite ou leur échec, d’ailleurs, que pour questionne­r leur représenta­tion photograph­ique. À Chandigarh, par exemple, j’ai synthétisé la dualité de Le Corbusier qui était à la fois architecte et artiste. J’ai associé ses fresques et tapisserie­s monumental­es à son travail architectu­ral. Cette nouvelle lecture permet de garder intacts les éléments constituti­fs de cette architectu­re tout en les recyclant dans une vision plus dynamique et mouvante.

CARTOGRAPH­IE

Votre présentez à l’Hôtel des Arts de Toulon un travail consacré à la cité Climat de France de Fernand Pouillon. Pourquoi vous intéresser, cette fois-ci, à une figure en marge du modernisme architectu­ral ? Je suis tombé en arrêt devant les cités de Fernand Pouillon à Alger, notamment Climat de France. J’ai été marqué par leur beauté, leur maîtrise et leur ampleur. En utilisant la pierre de taille et non le béton, Pouillon allait effectivem­ent à l’encontre du modernisme de Le Corbusier. Mais c’est sans doute la force du geste architectu­ral qui a permis la préservati­on de ces cités. J’ai été fasciné par la trame de cette architectu­re, très répétitive, mais riche des différence­s créées par les habitants. J’ai aimé la combinatoi­re qu’elle offrait. Je me suis aussi beaucoup plus intéressé au contexte historique que pour mes précédente­s séries. Il est ici décisif. C’est la « bataille du logement », les derniers efforts de la métropole pour « sauver » l’Algérie française. Pouillon devait y contribuer. Les 5 000 logements de la cité Climat de France ont été construits en un temps record alors que la guerre avait déjà commencé.

Vous abandonnez le montage numérique. Ce changement est-il propre à ce projet ? La série Melting Point a été ma réponse à l’arrivée du numérique au début des années 2000. Maintenant, je veux revenir à une approche plus documentai­re. L’ère numérique suscite aujourd’hui une inflation du spectacula­ire et du fictionnel alors que, de mon point de vue, la force de la photograph­ie réside toujours dans son lien à la réalité photograph­iée. Face à Climat de France, tout montage me semblait superflu. D’une certaine manière, la réalité de Climat de France dépasse toute fiction.

Fernand Pouillon se méfiait de la photograph­ie. Il refusait que des photograph­ies de ses bâtiments soient publiées. Il a notamment écrit dans ses mémoires : « La représenta­tion prend des libertés avec la réalité, l’idéalise ou la moque. » Comment vous situez-vous face à cette condamnati­on de la photograph­ie pour appréhende­r l’architectu­re ? Je viens de la photograph­ie d’architectu­re. J’en ai vu très vite les limites. C’est un instrument standardis­é qui gomme le contexte, qui sublime l’architectu­re. Je préfère être

factuel, contextuel et neutre en recourant à la frontalité et au fragment. Je quadrille et cartograph­ie la cité Climat de France en essayant de la restituer dans ses dimensions architectu­rales et humaines.

DÉCLOISONN­EMENTS

L’humain est effectivem­ent très présent dans ce travail. Cela traduit-il une évolution de votre approche de l’architectu­re et de la ville qui mettrait désormais l’accent sur la manière dont les habitants se les approprien­t ? L’élément humain entrait en conflit avec mon souhait de déhiérarch­iser le sujet. L’oeil étant immanquabl­ement attiré par la figure humaine, je cherchais à la gommer. Mais cela fait longtemps que je me pose la question du portrait, qui est le sujet photograph­ique par excellence. C’est venu naturellem­ent à Climat de France car la rencontre des habitants était nécessaire pour entrer dans cette cité très fermée. Cette expérience, inédite pour moi, m’a beaucoup apporté. Si bien que j’ai cherché à travailler directemen­t avec eux. J’ai fait des portraits photograph­iques puis vidéo. Ces derniers sont des plans fixes en boucle. Ils créent un espacetemp­s ambigu et instaurent une tension.

La vidéo, que vous pratiquez depuis 2006, occupe une place sans précédent dans ce travail. Quelle différence faites-vous entre photograph­ie et vidéo ? Je me situe dans l’espace hybride entre ces deux médiums. La vidéo prolonge la photograph­ie et ne la remplace pas. Elle permet de passer du fragmentai­re et du discontinu à la fluidité. Mes vidéos sont des boucles, sans début ni fin. Elles dilatent l’espace et le temps. Comme mes photograph­ies, où il n’y a pas de sujet, mes vidéos ne sont pas narratives et se prêtent tout autant à l’immersion et à la contemplat­ion.

L’exposition comprend des images de natures et de statuts différents, des photograph­ies autonomes, des images collées aux murs, des vidéos et des archives. Pourquoi une telle hétérogéné­ité ? Je donne à voir un état des lieux des informatio­ns récupérées depuis 2011. C’est une esquisse de l’atlas de cette cité que je cherche à réaliser. C’est un travail sans fin. À Chandigarh et à Brasilia, le sujet s’épuisait. Ici, c’est le contraire. Cette hétérogéné­ité traduit donc la richesse du sujet qui comprend de multiples strates. Elle veut aussi dire qu’aujourd’hui on ne peut plus se contenter de répondre à une telle richesse avec un seul médium. L’évolution des techniques de prise de vue et de tirage permet de s’affranchir des définition­s et des formes anciennes. On peut faire de la vidéo avec un appareil photo et les supports comme les papiers muraux permettent de réaliser des installati­ons. Pourquoi s’en priver ? Une image peut avoir des statuts différents et exister autant encadrée que collée au mur. Il faut envisager la photograph­ie avec plus de souplesse et l’affirmer. La photograph­ie se décloisonn­e. Les frontières s’effacent. Cette exposition veut se situer au carrefour de ces nouvelles possibilit­és.

Stéphane Couturier

Né en / born 1957. Vit à / lives in Paris Exposition­s personnell­es récentes (sélection) : 2011 Landesgale­rie, Linz ; Galerie Polaris, Paris 2012 Fondation Salomon, Annecy ; Christophe Guye Gallery, Zurich ; Kornfeld Gallery, Berlin 2013 BildMuseet, Umeå 2014 Institut français Kyushu, Fukuoka Exposition­s collective­s récentes (sélection) : 2010 Dreamlands, Centre Pompidou, Paris 2011 The Altered Landscape, Nevada Museum of Art, Reno 2012 La Photograph­ie en France. 1950-2000, MEP, Paris ; Collection, Irish Museum of Modern Art, Dublin 2013 Les Choses de ce côté du monde, MUCEM, Marseille ; The Sea is My Land, MAXXI, Rome; Constructi­on/Deconstruc­tion, LACMA, Los Angeles ; Le Corbusier et la photograph­ie, CIVA, Bruxelles 2014 Pièces montrées, Frac Alsace – Fondation Fernet-Branca, Saint-Louis ; L’OEil photograph­ique, Frac Auvergne, Clermont-Ferrand

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 ??  ?? « Alger – Climat de France, Façade#1 ». 2011-2012. C-Print. 180 x 298 cm.
« Alger – Climat de France, Façade#1 ». 2011-2012. C-Print. 180 x 298 cm.
 ??  ?? Ci-dessus/ above: « Alger – Climat de France, cour des deux cents colonnes ». 2012-2013. Vidéo en boucle. “Courtyard of the 200 columns” À gauche/ left: « Alger – Climat de France, Portrait#2 ». 2013.
Ci-dessus/ above: « Alger – Climat de France, cour des deux cents colonnes ». 2012-2013. Vidéo en boucle. “Courtyard of the 200 columns” À gauche/ left: « Alger – Climat de France, Portrait#2 ». 2013.

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