Biennale de Venise 2014 le renouveau par l’archive
Estelle Bories, Marianne Le Gailliard
Des archives peuvent-elles être facteur de renouvellement et stimuler la création ? Tel est l’objectif que Paolo Baratta, président de la Biennale de Venise, s’est fixé. (Celui-ci nous a accordé un entretien que l’on trouvera sur notre site). Il s’agit d’abord de mettre en valeur et d’exploiter, par le catalogage, la restauration, mais aussi par l’exposition, un très vaste fonds d’archives constitué dès 1928, puis d’impulser une nouvelle lecture de la manifestation en définissant une perspective qui ne soit ni linéaire, ni figée, mais redéployée à travers plusieurs approches historiques. Cette connaissance mise à la disposition des commissaires et intégrée à leurs expositions attestera la prééminence de l’exposition-recherche sur l’expositionspectacle, écueil dont la Biennale est quelquefois accusée.
2014 marquera sans doute une nouvelle ère pour la Biennale de Venise. Le thème de la biennale d’architecture proposé cette année par son directeur Rem Koolhaas, « Absorbing Modernity: 1914-2014 » inaugure cette transformation. En mettant l’accent sur cent ans d’architecture à travers ses fondamentaux ( l ’ exposition a pour titre Fundamentals), l’objectif est de montrer comment un langage unique et universel s’est progressivement imposé indépendamment des styles nationaux. Son président, Paolo Baratta, nommé pour la première fois en 1998, évoque son désir de remettre en perspective la longue histoire de cet événement de la vie artistique internationale. À l’origine de grands projets de réhabilitation de l’espace urbain vénitien alliant la rénovation, l’extension des lieux d’exposition et la visibilité de la manifestation, il est également l’ini-
tiateur du changement de statut de la Biennale en société culturelle puis, à partir de 2004, en fondation. Dans ce contexte, l’importance accordée aux archives permet de revenir sur les nombreuses mutations traversées par la Biennale, tout en évitant l’écueil d’une vision dogmatique, et stimuler la réflexion par le regard prospectif qu’elles portent sur la création contemporaine. Depuis 2008, l’ASAC – Archivio Storico delle Arti Contemporanee –, division des Archives historiques des arts contemporains, est ainsi devenu un passage obligé pour les futurs commissaires. Lors de la 13e biennale d’architecture, une conférence intitulée « Les archives et les expositions » (20-21 octobre 2012) attestait du phénomène. La démarche a été renouvelée en 2013, lors de la 55e biennale d’art contemporain avec le projet du Palais encyclopédique de Massimiliano Gioni. Le directeur artistique de la prochaine biennale d’art contemporain (9 mai-22 novembre 2015), Okwui Enwezor (1), sélectionné pour sa connaissance de la mondialisation, interroge, comme Koolhaas, la place de l’art dans un monde globalisé à partir de sources documentaires. Il sera assurément amené à se pencher à son tour sur les archives de l’ASAC.
ARCHIVIO STORICO
Inauguré en 1928 sous l’intitulé Institut historique de l’art contemporain, l’ASAC a pour mission de gérer le fonds documentaire relatif aux événements liés à la Biennale. Les débuts du catalogage de la bibliothèque et de la médiathèque datent des années 1990 (2). En 1998, la Biennale devient une société culturelle de droit privé, et la division des Archives est désormais appelée ASAC. Lieu de recherche et de consultation des collections, la structure comprend deux types de fonds : celui des archives historiques, enrichi tous les deux ans, et celui, moins continu, d’oeuvres et d’archives acquises au fil du temps auprès de collectionneurs et d’artistes (sculptures, dessins, presse, catalogues). Les chiffres sont impressionnants : trois millions de documents historiques, jusqu’ici peu exploités, relatifs à la Biennale de 1895 à nos jours (3), 130 000 livres (conservés à la bibliothèque du pavillon central Guardini), 4 000 oeuvres (sou- mises à des prêts), principalement des vidéos d’artistes (4). Après les murs de la ville de Venise, les archives sont elles aussi en cours de rénovation (5) : sur 500 000 photographies, 29 000 plaques auraient déjà été restaurées, ainsi qu’une grande partie des documents vidéos et sonores. Autrefois installé dans les Ca’Corner della Regina, l’ASAC est désormais abrité au VEGA de Porto Marghera, à l’écart du centre de la Biennale.
UNE MATIÈRE VIVANTE
Depuis 2010, la Biennale de Venise crée ses propres expositions autour des archives ; elles se tiennent à Ca’Giustiniani, siège de la Fondation. Citons Reapparances – Bodies, Gestures and Glances from the Stages of the Biennale, photoalbum 1934-1976, organisée par Virgile Sieni en 2014, Aldo Rossi’s Arches par David Chipperfield en 2012, ou encore Video Medium Intermedium constituée à partir des collections de l’ASAC, conçue par Bice Curiger en 2011. Dans un texte de l a brochure de l ’exposition AMARCORD: Fragments of Memory from the Historical Archives of la Biennale (27 mai - 24 novembre 2013), organisée par Massimiliano Gioni lors de la dernière Biennale d’art contemporain, on note une distance prise à l’égard d’une vi- sion trop académique et trop froide de l’utilisation de documents. À l’inverse, l’esprit de découverte fortuite devait animer la rencontre du visiteur avec l’archive : « C’est une exposition sur Amarcord, sur la mémoire, qui envisage l’archive non pas comme une chambre forte, mais comme un lieu de convivialité qui éveille la curiosité des visiteurs au- delà de la valeur et de l’importance que lui accordent historiens et étudiants (6). » D’emblée, et de manière quelque peu surprenante, le discours oppose la figure du collectionneur, qualifié d’« enthousiaste » à celle de l’historien. Sur ce point, la vision de Gioni rejoint celle de Baratta. Pour ce dernier, la connaissance des archives concerne non seulement le travail de l’universitaire, mais également celui des directeurs artistiques de la Biennale, qui sont amenés à « creuser dans les matériaux et les collections des archives de la Biennale (7) ». Ainsi, à une époque où une vision par styles et par mouvements unifiés paraît inappropriée, il semble d’autant plus crucial pour Paolo Baratta de revenir sur le passé afin de mieux concevoir et d’anticiper le futur de la Biennale : « L’art contemporain, dans ses développements récents, échappe aux possibilités de classification tant appréciées des cri-
tiques d’art. Il n’opère plus ni par mouvement ni par école […]. Il est marqué par une forte dispersion : un individualisme profond et des zones d’influence géographiques variées (8). » Il envisage d’ailleurs ce recentrement sur les archives comme permettant d’échapper à la vision rétrospective linéaire assez classique qui avait à son sens jusqu’ici été adoptée (9). Paolo Baratta évoque le désir des commissaires d’intégrer l’art contemporain dans une perspective plus historique, afin de faciliter et d’établir des relations avec les biennales précédentes. Lorsqu’il revient sur le thème des archives, il cite un contre-modèle : celui des archives de police ! Contre le contrôle lié au fichage de l’individu, il oppose l’esprit de recherche du commissaire qui, à la faveur des enjeux que propose l’exposition, serait plus apte à transformer l’archive brute en « une matière vivante à partir de laquelle, comme dans un télescope, on peut voir l’avenir ». Aussi la perspective historique offerte par la valorisation des fonds documentaires va-t-elle à l’encontre d’une dispersion et d’une vision conformiste imposée par le marché de l’art. Conscient de l’im- portance des archives dès sa première nomination en 1998, il dit avoir sciemment attendu le moment opportun pour prendre en compte l’histoire de la Biennale au sein de la manifestation. La nécessité de faire preuve de patience était de mise dès lors qu’il s’agissait de définir une stratégie sur le long terme. Baratta met d’ailleurs en avant l’art de l’organisation dont doit faire preuve une institution amenée à changer tous les deux ans de directeur artistique. Ainsi ce renouvellement permanent conduit-il à favoriser une approche non linéaire. De même, le fait que les archives soient l’objet de colloques où des responsables de collections issus d’institutions muséales interviennent constitue une étape dans le développement d’une meilleure stratégie de valorisation de ces archives.
EXPOSITION-RECHERCHE
Enfin, le projet éditorial prévu autour de l’histoire de la Biennale de Venise à travers l’exploration des archives de l’ASAC va aussi dans le sens d’une lecture anti-chronologique. Si l’histoire diplomatique et politique (trop exclusivement limitée à la période du fascisme) liée à la construction et à l’attribution des pavillons depuis 1895 n’est pas évacuée, elle cohabitera avec d’autres approches historiques. Finalement, le renouveau de la Biennale reposerait en partie sur une expérience inédite, celle de l’archivage à visée exploratoire conduite par l’artiste/ curateur- chercheur. Paolo Baratta parle à ce propos d’un projet d’exposition-recherche (Exhibition- Research) prenant ainsi à contre-pied le qualificatif d’exposition spectacle, fréquemment util i sé pour qualifier ce type de manifestation. À un moment où la démultiplication des événements-expositions explose, où le déploiement est destiné au plus grand nombre dans un esprit fédérateur, la Biennale de Venise semble avoir trouvé un nouveau souffle avec l’archive. Ou peut-être davantage une autre force. Reste à savoir maintenant quel avenir nous réserve la Biennale avec cette nouvelle accroche…
(1) Directeur actuel de la Haus der Kunst de Munich, il a participé à la deuxième conférence organisée à l’ASAC en novembre 2013 sur les archives et les expositions. Le thème en était « La place du document dans l’art contemporain ».
(2) Les normes d’archivage utilisées sont celles établies par la National Library Service (SBN). (3) Le chiffre est donné par Paolo Baratta lors de la première conférence « Archives and Exhibitions » en 2013. (4) Lancée à la fin de l’année 2004, au moment du nouveau statut de fondation de la biennale, la base de données ASACdati, accessible en ligne est censée répondre aux demandes à distance (http://asac.labiennale.org/it/). L’interface a été développée en collaboration avec 3DEverywhere srl, du département d’ingénierie informatique de l’université de Padoue. (5) Signalons que de 2001 à 2008, les documents n’ont pas été consultables car les locaux de la Ca’Corna della Regina étaient en cours de restauration. (6) Extrait du texte de présentation de l’exposition. (7) Réponses données par l’ASAC au questionnaire établi par les auteurs (18 avril 2013). (8) Idem. (9) La Biennale d’art contemporain de 1999, sous l’égide d’Harald Szeemann, avait clairement marqué la nécessité de prendre en compte la nouvelle géographie de l’art contemporain.
Can archives be a factor for renewal and stimulate creativity? Paolo Baratta, president of the Venice Biennale, is certainly wagering on that possibility. The idea is to valorize and exploit, by means of cataloguing, restoring and exhibiting the huge corpus of archives built up in Venice since 1928, and then to energize a new reading of the event itself by defining a perspective that is neither linear nor fixed, but redeployed through a variety of historical approaches. This knowledge made available to the curators and integrated into their exhibitions will establish the primacy of the exhibition-as-research over the exhibition-as-spectacle, a bear trap that the Biennale has sometimes been accused of lumbering into of late.
2014 will no doubt mark a new era for the Venice Biennale. The theme of the architecture Biennale directed this summer by Rem Koolhaas, Absorbing Modernity: 1914-2014, is inaugurating this transformation. By putting the emphasis on a hundred years of architecture and focusing on its “Fundamentals” (as one of the exhibitions is titled), the idea is show how a single, universal language has gradually come into being, independently of national styles. Its president, Paolo Baratta, appointed in 1998, speaks of his desire to put into perspective the long history of this event in international artistic life (see his interview on our website). Initiator of major projects for the rehabilitation of Venetian urban space, combining the renovation and extension of exhibition venues and improved visibility for the event, he has also begun to change the status of the Biennale, first by making it a cultural society, and then by converting it to a foundation. In this context, the prominence accorded to the archives makes it possible to reconsider the many changes the Biennale has gone through, while avoiding dogmatism, and to stimulate reflection by the prospective vision that they offer of contemporary art. Since 2008, all Venice curators have necessarily delved into the ASAC (Archivio Storico delle Art Contemporanee). This was reflected in the conference held during the thirteenth architecture biennale in 2012, titled “Archives and Exhibitions” (October 20–21, 2012). The approach was revived in 2013, during the 55th Biennale of Art, with Massimilioni Gioni’s Encyclopedic Palace project. The artistic director of next year’s art Biennale, (May 9–November 22, 2015), Okwui Enwezor,(1) who was chosen for his expert knowledge of globalization, will be using documentary sources as a platform for questioning the place of art in a globalized world. He, too, will certainly be taking a look at the ASAC archives. Inaugurated in 1928, the Historical Institute for Contemporary Art was set up to manage the mass of documents generated by the Biennale. Cataloguing of the library and other archives began in the 1990s.(2) In 1998 the Biennale became a cultural society under private law and the Archives division acquired its current name, Archivio Storico delle Art Contemporanee. The ASAC functions as a center for research and access to its collections, comprised of historical archives enriched with each new Biennale, and of works and archives acquired over the years from collectors and artists (sculptures, drawings, press cuttings, catalogues, etc.). It currently houses an impressive and so far little-explored three million historical documents relating to the Biennale from 1895 to the present,(3) plus 130,000 books (kept in the library in the central pavilion at the Giardini), and 4,000 artworks, videos for the most part (many are out on loan).(4) Like Venice itself, the archives are being renovated:(5) 29,000 photographic plates (from a collection of 500,000 photos) are said to have been restored, as well as many of the video and sound documents. ASAC recently moved from Ca’Corner della Regina to the VEGA building at Porto Marghera, away from the Biennale.
ARCHIVIO STORICO
Since 2010 the Venice Biennale has created its own exhibitions around the archives, held at the Foundation building at Ca’Giustiniani. These shows have included Reappearances – Bodies, Gestures and Glances from the Stage of the Biennale, Photoalbum 1934-1976, organized by Virgile Sieni in 2014, Aldo Rossi’s Arches by David Chipperfield (2012), and Video Medium Intermedium, curated by Bice Curiger and based on the ASAC collections (2011). In the brochure for the exhibition AMARCORD: Fragments of Memory from the Historical Archives of La Biennale (May 27–November 24, 2013), organized by Massimiliano Gioni during the last contemporary art Biennale, the text argued against the academic and neutral use of archive documents and in favor of the spirit of fortuitous discovery. The exhibition, it said, “is about amarcord (remembering) and was conceived as a way of preventing the archives from becoming a vault: to make it a friendly place that piques the curiosity of visitors, and demonstrate that its value and importance extends beyond its appeal to scholars and historians.”(6) Rather surprisingly, the discourse here opposes the figure of the “enthusiastic” collector to that of the historian. In this, Gioni is at one with Baratta, from whom familiarity with the archives is something not only for researchers but also for the Biennale’s artistic directors, who must “explore the materials and collections of the Biennale archives.”(7) Thus, in an age when the idea of styles and unified movements seems inappropriate, Baratta considers the past as a crucial resource for shaping the Biennale’s future: “Recent contemporary art defies the classifications beloved of art critics. It no longer proceeds in movements or schools. […]. It is marked by considerable dispersion: deep individualism and diverse zones of geographical influence.”(8) He also sees this recentering of the archives as a way of escaping the rather traditional linear, retrospective vision adopted up to now.(9) Baratta speaks of the curators’ desire to place contemporary art within a more historical perspective, in order to facilitate and establish relations with earlier Biennales. For him, the anti-model for the Venice archive would be police archives, based on control and the tagging of individuals. In contrast, when a curator freely explores the archive in relation to the concerns of his exhibition, he can transform it into “living matter in which, like in a telescope, you can see the future.” This historical perspective leveraged on documentary collections also helps fight against dispersion and the kind of conformist vision imposed by the art market. Aware of the importance of archives since he came to his job in 1998, Baratta says he carefully waited for the right moment to bring the history of the Biennale into its exhibitions. Patience was required because of the need to define a long-term strategy. Baratta also stresses the quality of organization needed by an insti- tution that changes its artistic director every two years, a process of constant renewal that is conducive to a non-linear approach. Likewise, the fact that archives are discussed in symposiums attended by museum curators also helps the strategy of valorization of the archives.
EXHIBITION-RESEARCH
Finally, the publishing projects planned around the history of the Venice Biennale, based on exploration of the ASAC collections, also pleads against a chronological reading. If the diplomatic and political history (too limited to the fascist period) l i nked to the construction and attribution of pavilions since 1985 is not being forgotten, it will necessarily cohabit with other historical approaches. Finally, the renewal of the Biennale may also be driven by the new kind of exploratory archiving led by artists and curators. Baratta’s idea of “exhibition research” is one antidote to the kind of spectacle that such events are often accused of becoming. Against the proliferation of exhibitions touted as events and designed for a mass public, the Venice Biennale seems to have found a new source of vitality in the archive. Or perhaps a new strength. The question now is where this new orientation will take the Biennale, and us with it.
Translation, C. Penwarden
(1) Currently director of the Haus der Kunst in Munich, he took part in the second conference organized at ASAC last November on the theme of archives and exhibitions, or the role of the document in contemporary art. ( 2) The archive norms are those established by the National Library Service (SBN). (3) This was the figure given by Baratta at the first “Archives and Exhibitions” conference in 2013. (4) Launched in 2004, when the Biennale changed to foundation status, the ASCACdati database, is available online (http://asac.labiennale.org/it/). The interface was developed in collaboration with 3DEverywhere srl, at the IT department of Padua University. (5) The documents were not accessible from 2001 to 2008 because the Ca’Corna della Regina was being restored. ( 6) From the text presenting the exhibition. (7) ASAC’s answer to the questions put by the authors (April 18, 2013). (8) Idem. (9) The 1999 Biennale, directed by Harald Szeemann, clearly indicated the need to take into account the new geography of contemporary art.