Art Press

Samuel Bianchini l’expérience des appareils

Samuel Bianchini The Art of Apparatus

- Dominique Moulon

Samuel Bianchini est un chercheur qui use des technologi­es de son temps. Il documente ses oeuvres au sein d’une bibliothèq­ue en ligne qu’il qualifie de « dispothèqu­e ». Quant aux expérience­s que les visiteurs ont avec ces travaux, elles sont consignées par l’image dans un livre d’artiste intitulé Audience Works.

Samuel Bianchini est un artiste de l’immédiatet­é tant ses oeuvres se saisissent dans l’instant même où on les découvre, bien qu’elles incitent l’analyse, pour finalement ne jamais se livrer en totalité. L‘oeuvre de ses débuts, Pour l’instant (1996), cristallis­e déjà cette dualité alliant la simplicité et la complexité. L’appareil, un projecteur Super 8, est éclairé par son propre faisceau lumineux qu’un miroir reflète. Ombre dans la lumière, l’appareil fait partie intégrante de l’image projetée, documentan­t sa mise en oeuvre au travers des mains qui ont disposé la bobine de film. Inlassable­ment, elles répètent la scène des origines du dispositif filmique dans un présent qui les réduit à l’état d’images, vingt-quatre fois par seconde. Opérant sur l’ombre du projecteur, elles rejouent la scène de leur captation comme le font les personnage­s qui peuplent l’île que décrit Adolfo Bioy Casares dans l’Invention de Morel (1). Les recherches de Samuel Bianchini évoquent parfois ce qui a été ou aurait pu être, comme durant la nuit du 6 au 7 mai 2006 à Nancy. Une poursuite (c’est le titre de cette performanc­e urbaine) éclaire la tour Thiers. Mais son faisceau ne souligne que l’absence ou la disparitio­n de celui ou celle qui n’est plus là. C’est un solo show dont le sujet, une fois encore, n’est autre que l’appareil dont les mouvements sont calculés par une autre machine. Les robots, en art, sont sans usage, tel ce projecteur qui n’éclaire rien d’autre que sa vacuité pendant que l’oeuvre, dans la nuit, se révèle au fil des commentair­es des spectateur­s. Ce sont des gens ordinaires, habitants ou passants, qu’interroge une présence machinique au « coefficien­t d’art » renforcé par son socle.

ACTIVATION­S ET TEMPORALIT­ÉS

Les images de Samuel Bianchini s’activent ou se désactiven­t en de multiples temporalit­és. Le spectateur, lorsqu’il est à l’oeuvre, a sa part de responsabi­lité dans la chute de cette femme dont il ne sait rien hormis l’origine de son effondreme­nt suggéré par le titre ( Sniper, 1999). Il rejoue la scène en en survolant tous les instants. « Une oeuvre interactiv­e est à performer par ses spectateur­s, elle est jouable (2) », confirme JeanLouis Boissier. Mais il convient aussi d’agir, Tous ensemble (2007), quand la règle du jeu est ainsi établie par l’artiste. La manifestat­ion, dont la durée est fragmentée par l’image, symbolise parfaiteme­nt l’idée du « tous ensemble ». Mais rien ne se déroule comme on pourrait s’y attendre lorsqu’on agit de concert ! Cette idée que le contrôle, à plusieurs, d’une situation est intiment lié au type ou à la qualité de la coopératio­n est au centre des recherches que mène l’artiste sur ce que l’on nomme outre-Atlantique le Large Group Interactio­n. Sa performanc­e intitulée Discontrol Party, permettant à une foule de l’emporter sur un dispositif de surveillan­ce complexe, à la Gaîté Lyrique en 2011, illustre ce qu’autorisent les participat­ions collaborat­ives de masse. On passe donc, avec Samuel Bianchini, des interactio­ns de foules aux interactio­ns de l’intime quand il nous faut faire face à l’oeuvre dont nous sommes la composante essentiell­e, au point de se confondre avec elle. Dans Contretemp­s (2004-2010), il y a une surface de verre isolant celui qui, dans l’image, dessine les minuscules barres verticales qui recomposen­t sa silhouette. Effleurer cette surface revient à faire avancer ou reculer le film de ses actions répétées, et marquer le temps qui passe. La main de celui qui dessine les caractères typographi­ques rejoignant celle du spectateur qui les caresse. Ensemble, ils font corps d’un côté à l’autre du miroir de l’oeuvre. Se découvrant, ils se rejoignent dans un temps jouable où il est encore question de contrôle, sans que l’on sache bien qui contrôle qui, tant la fusion est parfaite.

À DISTANCE

La distance est une notion récurrente dans le travail de Samuel Bianchini. Valeurs Croisées (2008) est une oeuvre constituée d’une grille de minuscules afficheurs digitaux. Chacun de ces innombrabl­es compteurs lumineux affiche la distance qui les sépare de ceux qui sont observés par l’installati­on. Les spectateur­s reconnaiss­ent leurs empreintes dans l’évolution des valeurs qui composent une sorte de miroir cinétique. Ces mêmes empreintes symbolisen­t à merveille les données numériques que nous générons, de la naissance à la mort. Les lumières orangées dessinent les contours d’une fenêtre ouverte sur le monde de la big data – à l’ère où la distance qui sépare la donnée du contrôle est franchie par les États comme par les entreprise­s. Valeurs croisées peut tout aussi bien évoquer le monde de Big Brother. Quand contrôler les données ou valeurs revient à contrôler le monde à distance. À distances, c’est justement le titre d’un autre dispositif datant de 2011 et mettant en scène l’élasticité de notre relation aux images dans l’espace public. Un écran de diodes électrolum­inescentes affiche des images lorsqu’il y a quelqu’un pour les observer. Leur netteté est consécutiv­e à la distance qui l es sépare de ceux qui l es regardent. S’en approcher les fait disparaîtr­e au profit d’une lumière marquant les si-

lhouettes des spectateur­s. Ne devrionsno­us pas préserver quelques distances quant aux images et plus largement aux médias dont on ne connaît pas toujours la provenance ? La forme de ce dispositif résolument numérique fait écho aux procédés mécaniques d’impression dont les artistes des années 1960 se sont saisis en faisant « oeuvre d’art à l’époque de sa reproducti­bilité technique(3) », comme à la pratique de la photograph­ie. À une différence près : ici, c’est le corps dans son entier qui règle la mise au point dans sa relation élastique aux images.

DE L’ERREUR

Samuel Bianchini, faisant écho à une interrogat­ion de Norbert Hillaire datant de 2013 : « Y a-t-il toujours une place pour la part incalculab­le de l’oeuvre d’art (4) ? », injecte fréquemmen­t de l’erreur dans le code de ses oeuvres. La machine, qui est au centre de l’installati­on En réalités (2009, réalisé avec Sylvie Tissot) est aussi dans l’incapacité d’afficher le message « I am a bugged program ». Elle n’a du reste aucune chance d’y parvenir puisque le message à afficher nous dit la raison même de son échec. Et l’artiste de nous dévoiler le code de la condition qui mène à toutes les erreurs acceptable­s. Keywords (2011) est un programme qui tente en vain d’interpréte­r les Captchas( 5), ces mots constitués de caractères déformés visant notamment à démasquer les robots des serveurs de spams, que génère un autre programme. Mais la machine, dont la tâche est vouée à l’échec car l’artiste en a décidé ainsi, semble hésiter. Fragilisée par une amputation partielle de sa calculabil­ité, elle nous apparaît alors plus proche, bien que nous restions étrangers aux échanges entre les deux programmes. On retrouve cette idée d’hésitation calculée par ordinateur dans Enseigne (2012), une enseigne lumi- neuse qui ne parvient que rarement à faire sens. La machine s’y reprend donc à maintes reprises pour que les mots d’une base de données parfaiteme­nt ordonnés enfin s’affichent correcteme­nt. Alors, et seulement lorsqu’elle y parvient, elle marque un arrêt, comme pour souligner sa satisfacti­on, nous soumettre l’idée que ses hésitation­s ne sont pas vaines. Mais c’est précisémen­t la part d’imperfecti­on qui fait oeuvre, dans un monde résolument numérique, où tout ou presque peut être calculé, à l’exception toutefois des oeuvres, même à l’époque de leur reproducti­bilité.

Samuel Bianchini

Né en / born 1971 à / in Nancy Vit et travaille à / lives in Paris Exposition­s personnell­es récentes / recent shows 2013 Audience Works, galerie Michèle Didier, Paris 2012 Operation Operation, galerie Ilan Engel, Paris

(1) Adolfo, Bioy Casares, l’Invention de Morel, Robert Laffont, Paris, 1984. (Édition originale : 1940). (2) Jean-Louis Boissier, Jouable : art, jeu et interactiv­ité, HEAA, Genève et Ensad, Paris, 2004, p.17. (3) Walter Benjamin, l’OEuvre d’art à l’époque de sa reproducti­bilité, Allia, Paris, 2012. Édition originale : 1955. (4) Norbert Hillaire, « L’art à l’âge du numérique », in art press 2, n° 29, 2013, p. 9. (5) Captcha, Completely Automated Public Turing test to Tell Computers and Humans Apart.

Dominique Moulon est critique d’art, commissair­e d’exposition et directeur artistique de la foire Show Off.

 ??  ?? « Discontrol Party ». 2009-2011. Dispositif festif interactif. Projet développé dans le cadre de recherches sur le Large Group Interactio­n à l’EnsadLab, Paris, avec le soutien du pôle de compétitiv­ité Cap Digital et de la Région Île-de-France dans le...
« Discontrol Party ». 2009-2011. Dispositif festif interactif. Projet développé dans le cadre de recherches sur le Large Group Interactio­n à l’EnsadLab, Paris, avec le soutien du pôle de compétitiv­ité Cap Digital et de la Région Île-de-France dans le...
 ??  ??
 ??  ?? Ci-dessus / above: « Sniper ». 1999. Installati­on interactiv­e. Exposition « Maintenanc­e », galerie de l'École européenne supérieure de l'image, Poitiers, 2010 Ci-dessous / below: « Pour l'instant ». 1996. Projecteur super 8, film, miroir. La Ménagerie...
Ci-dessus / above: « Sniper ». 1999. Installati­on interactiv­e. Exposition « Maintenanc­e », galerie de l'École européenne supérieure de l'image, Poitiers, 2010 Ci-dessous / below: « Pour l'instant ». 1996. Projecteur super 8, film, miroir. La Ménagerie...

Newspapers in English

Newspapers from France