Éditorial Reconnaissance n’est pas consensus
Recognition against the grain.
Au fil de l’interview de Rem Koolhaas, réalisée à l’occasion de l’ouverture, le 7 juin, de la 14e biennale d’architecture de Venise dont il est le commissaire général, les lecteurs feront peut-être, comme je l’ai fait, ce constat : celui dont la pensée est sans doute la plus influente aujourd’hui en architecture (et pas seulement en architecture) n’en ose pas moins des réflexions à rebrousse-poil des idées généralement admises dans les milieux artistiques et intellectuels (et au-delà). Il pose ainsi la question de ce qui a subsisté, au sein de la modernité uniformisante, de caractères nationaux, ne se souciant pas de ceux qui pourraient, par réflexe conditionné, entendre « nationalisme » et même « repli identitaire ». Il aggrave son cas, si j’ose dire, en parlant de son intérêt pour Salvador Dalí, longtemps détesté par l’intelligentsia, et de sa complicité avec Michel Houellebecq qui ne passe pas non plus pour un auteur lisse et « politiquement correct ». Poursuivons le raisonnement : Michel Houellebecq n’en est pas moins un auteur très largement reconnu et apprécié, ce que fut aussi Salvador Dalí. Et si l’on continue à chercher d’autres pensées influentes aujourd’hui, celle de Peter Sloterdijk, par exemple, vient à l’esprit, et à nouveau on dira qu’il s’agit d’une personnalité dont les prises de position soulèvent parfois la polémique. On est bien obligé alors de conclure que bénéficier de la plus large reconnaissance ne signifie pas être consensuel. Le public qui par son effet de nombre, et par définition, répercute une bien-pensance pour en faire des clichés, et qui entretient les tabous, est le même qui fait le succès de ceux qui bousculent les clichés et les tabous. Combien de fois n’entendons-nous pas, ne prononçonsnous pas cette phrase : « Je ne suis pas toujours d’accord avec lui, mais quand même, il m’intéresse. » À l’heure où artpress, seule revue d’art en France qui soit bilingue, et ce depuis de nombreuses années, entreprend de faciliter l’accès à ses pages et d’élargir son lectorat grâce à une édition numérique (voir page 7 et sur notre site), nous avons plus que jamais conscience de notre rôle de passeurs entre les empêcheurs de tourner en rond et le public. Voilà pourquoi, entre autres, dans les pages qui suivent, désormais sur papier et sur écran, Laurent Perez dit de l’oeuvre de ce grand écrivain oh combien discutable, Peter Handke, qu’elle vise « à nous faire nous demander ce que nous pensons », ou que Jacques Henric présente un philosophe, Jean-Paul Curnier, qui se trouve être aussi… chasseur, lequel participe également à notre numéro d’artpress2 qui vient de sortir, consacré à la tauromachie…
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At the end of our interview with Rem Koolhaas, general curator of the 14th Venice Architecture Biennale, opening June 7, readers may reach the same conclusion as I did about this architect who is no doubt the most influential figure in his field, but who has real impact beyond as well: namely, that he is willing to formulate ideas that go against the grain of established thinking in artistic and intellectual circles (and beyond). For example, he raises the question of the national traits that have subsisted within the uniformizing trends of modernity, ignoring those whose conditioned reflexes equate such a notion with nationalism and even identity politics. He makes things worse for himself, if I can put it like that, by speaking of his interest in Salvador Dalí, who has long been a bête noire of the intelligentsia, and of his fellowfeeling with Michel Houellebecq, who is hardly what you would call a politically correct author. Looking for other influential thinkers, another figure who comes to mind is Peter Sloterdijk, also someone whose positions arouse controversy. In other words, it would seem that you do not have to be consensual to gain a wide audience. The “public,” by sheer number, and by definition, is necessarily the echo-chamber of orthodox thinking, which it turns into clichés or taboos, but this same public bestows success on those who overturn said clichés and taboos. “I may not always agree with what he says,” goes the response, “but it’s interesting.” At a time when artpress, the only bilingual journal in France (going on nearly two decades), is facilitating access with the creation of a digital edition (see page 7 and our website), we are more aware than ever of our role as intermediaries between the public and these “awkward” thinkers. That is why, in our current screens/ pages, Laurent Perez discusses the work of the much-maligned but major writer Peter Handke, arguing that he sets out “to make us think about what we really think,” and why Jacques Henric presents a philosopher, Jean-Paul Curnier, who also happens to be a hunter—the same Curnier who has contributed a text to our special issues on (yup) bullfighting.
Catherine Millet
Translation, C. Penwarden