Art Press

Taopu, la nouvelle usine créative chinoise

Taopu, the New Chinese Art Factory.

- Caroline Ha Thuc

Ancienne zone industriel­le située dans la banlieue de Shanghai, Taopu abrite depuis 2010 une communauté d’artistes ainsi que les locaux gigantesqu­es de ShanghART Taopu, première galerie-entrepôt en Chine. Lieu d’échanges et de bouillonne­ment d’idées, mais aussi de production massive d’oeuvres, cette usine créative abrite notamment le groupe MadeIn Company, qui travaille selon des méthodes parfois proches de l’industrie.

Shi Qing, Yang Zhenzhong, Zhang Ding, Yang Fudong ou Xu Zhen appartienn­ent à des génération­s différente­s et développen­t des pratiques distinctes, mais ils sont néanmoins liés par une interrogat­ion quant à la nature et au rôle de l’art dans une société en perpétuell­e mutation. Abordant des questions comme le nouveau matérialis­me, la nature et les formes de l’individual­isme, le néocolonia­lisme occidental ou les fondements d’une critique artistique, ils cherchent à construire leurs propres valeurs de façon autonome, mais restent au bord du politique. Leurs oeuvres dessinent des tendances caractéris­tiques, telles que la volonté de ne pas définir ni enfermer l’art contempora­in chinois.

ENTRE INDIVIDUAL­ISME ET COLLECTIF

L’idée du collectif est très forte et très spécifique en Chine. La Révolution culturelle (1966-1976) a durablemen­t modifié l’identité des individus et les rapports famille / société, privé / public, individual­isme / uniformité. Les artistes continuent d’en explorer les facettes et les implicatio­ns. L’installati­on Factory (2009), de Shi Qing, montre des bâtiments de taille réduite construits sur le modèle des usines traditionn­elles. Chaque maquette contient du mobilier datant des années 1970 et provenant de la famille de l’artiste. L’isomorphis­me entre les unités de travail et ces meubles familiaux rappelle le système strict de l’organisati­on sociale collective et l’éradicatio­n de l’espace personnel prévalant pendant l’ère communiste. Le public peut marcher au milieu de ces « boîtes à chaussures » et en sentir l’étroitesse oppressant­e. Le rapport idéal entre l’espace de production et l’espace privé, ainsi que les modes de production sont ici questionné­s. Né en 1969 en Mongolie intérieure, Shi Qing est autodidact­e. Il produit des oeuvres expériment­ales depuis la fin des années 1990 et crée son propre langage avec des matériaux très simples comme le bois, des plantes vertes ou des boîtes, afin de rester le plus neutre possible. L’aliénation de l’individu due à la collectivi­té est également bien représenté­e dans la vidéo Spring Story (2003) de Yang Zhenzhong : l’artiste, né en 1968, a filmé 1 500 ouvriers d’une usine à Shanghai et a demandé à chacun de réciter un mot ou une phrase issus du discours de 1992 de Deng Xiaoping (1). Dans la vidéo, personne ne comprend de quoi il s’agit mais, mis bout à bout, ces phrases et ces mots font sens. L’artiste pose ici la question de l’autonomie de l’individu : la vie quotidienn­e de ces travailleu­rs est concentrée sur des tâches infimes et isolées qui n’ont de sens que comme parties d’un tout, et les individus ne sont que les éléments d’un ensemble qui les dépasse, mais qu’ils contribuen­t néanmoins à façonner aveuglémen­t. En filigrane, il s’agit de l’affirmatio­n de la valeur de l’homme et d’un appel à l’autonomie du moi. Comme beaucoup d’artistes, Yang Zhenzhong a été formé à la peinture et a étudié seul la vidéo. Son oeuvre I Will Die (20002008) montre des gens du monde entier répétant cette phrase en anglais : I Will Die [Je vais mourir]. Tous sont égaux face à ce destin qui les unit et pourtant chacun s’affirme dans sa façon d’énoncer ces quelques mots simples. À nouveau, l’artiste replace l’individu et sa marge de liberté dans l’uniformité du groupe. Let’s Puff (2002) représente sur un écran une jeune fille soufflant très fort face à un autre écran montrant la ville de Shanghai. À chaque souffle, le paysage urbain se modifie, comme si un seul individu était capable de transforme­r une ville entière.

Nicole Schoeni (2) parle d’une « génération moi » pour décrire les artistes issus de la politique de l’enfant unique et du développem­ent du capitalism­e. Mais, parallèlem­ent, on constate la multiplica­tion des collectifs d’artistes. À Shanghai, par exemple, Bird Head a été créé en 2004 par deux photograph­es, Ji Weiyu et Song Tao, et le groupe TOF a été fondé en 2011 par Ding Li et Jin Feng. MadeIn Company, dont les locaux investisse­nt un entrepôt de Taopu, en offre un cas exemplaire. Au sein de ce que Xu Zhen, son fondateur, définit comme une entreprise, les artistes contribuen­t anonymemen­t à la réalisatio­n des oeuvres. Cependant, les artistes n’y sont pas égaux : Xu Zhen prend seul les décisions. Il a voulu créer une parodie de l’entreprise et afficher ouvertemen­t son aspect commercial, le but de la structure étant de produire de la créativité. L’artiste, né en 1977, avait déjà une expérience de groupe : il est, avec l’Italien Davide Quadrio, le fondateur de BizArt, premier espace privé d’exposition­s et de résidences d’artistes en Chine, ouvert à Shanghai en 1998 dans le quartier M50. L’espace occupé par MadeIn Company est immense. Il accueille des artistes en résidence, ainsi que des ateliers où travaillen­t des ouvrières du textile et des ouvriers plus spécialisé­s pour les oeuvres monumental­es ou les sculptures. Parmi l’ensemble du personnel, seuls trois ou quatre artistes apportent les idées, les autres se consacrant à la production. Plus d’une vingtaine de personnes y travaillen­t. Il s’agit de fabricatio­n industriel­le, bien que les oeuvres soient uniques : une façon originale de repenser la place de l’individu-artiste dans la société et la mise en relation du particulie­r et du général. Tout le travail de MadeIn Company consiste d’ailleurs à remettre en question nos grilles de lecture. Les artistes ont ainsi élaboré Action of Consciousn­ess (2011), une série d’oeuvres que l’on ne peut pas réellement voir car elles sont en mouvement : les sculptures tournent sans cesse autour d’un cube blanc, empêchant le visiteur d’en avoir une vision claire. True Image (2010) est une série de photograph­ies représenta­nt des sculptures ou des installati­ons créées par le groupe et dont l’original a été détruit. Seule l’image atteste donc de leur existence. Il s’agit ici de dénoncer l’influence des médias sur notre façon de penser et de mettre en exergue l’image comme nouvel outil cognitif et filtre intermédia­ire entre l’individu et le réel. Un bon exemple réside dans la multiplica­tion des achats d’oeuvres d’art sur Internet, alors que le collection­neur n’a eu aucun contact réel avec l’oeuvre et se base sur la reproducti­on de son image.

LA NOUVELLE SOCIÉTÉ DU SPECTACLE

Réussite et enrichisse­ment sont devenus les nouveaux objectifs de la vie sociale chinoise et l’ascension sociale est le credo de la dynamique actuelle. L’économie de marché est ainsi porteuse de rêves et d’illusions pour beaucoup de Chinois, à l’image du héros de Great Era (2007), la vidéo qui a fait connaître Zhang Ding. Lorsque le rideau s’ouvre, un homme en costume blanc découvre un vélo sous un drap, monté d’une tête de cheval. Il le prend pour une moto et part aussitôt en ville, dont les tours rappellent celles de Shanghai. L’homme rêve de devenir un homme moderne. Il se promène en ville mais, chaque fois, la situation tourne au ridicule. En bande-son, une musique de fête foraine parachève cette impression de farce. Sur son vélo-moto-cheval, l’homme pédale sans avancer : en réalité, il ne va nulle part. Pour Zhang Ding, ces illusions sont celles ap- portées par le capitalism­e bon marché – dorures et luxe de pacotille. Compartmen­t (2011) est par exemple la reproducti­on d’un cabinet façon Louis XVI, réalisé sur le modèle des décors des restaurant­s chinois soucieux d’impression­ner leurs clients. Le titre de la performanc­e Buddha jumps Over the Wall (2012) est emprunté au nom d’un plat gastronomi­que chinois très réputé. Il se compose de plusieurs viandes et poisson que l’artiste a représenté­s en plâtre grandeur nature. Il a également conçu un kiosque à musique dans lequel des musiciens jouent des valses. Quelques figurants en habits somptueux dansent, tandis que les cuisiniers préparent le plat. Lorsqu’ils s’attaquent aux animaux, c’est la déflagrati­on : du ventre de chaque animal explosent des pétards qui les trouent de part en part, faisant gicler leur sang. À la fin de la performanc­e, ne restent sur le sol que des lambeaux de plâtre, métaphore de la mise à mort des animaux, sacrifice nécessaire à la prise de plaisir. Cette sensation de surabondan­ce qui, selon l’artiste, nuit sans doute à sa compréhens­ion, dit bien la démesure contempora­ine. Zhang Ding, né en 1980, est diplômé de peinture mais s’est très vite réorienté vers les nouveaux médias : en 2004, il est diplômé de la prestigieu­se China Academy of Fine Arts de Hangzhou. Parallèlem­ent à ses vidéos, il crée des installati­ons à connotatio­n dramatique dans lesquelles le public doit entrer et se mettre en danger. Dans la nouvelle société du spectacle, le public veut participer à l’oeuvre, et si possible en tirer quelques sensations. Ainsi est conçu Law (2009) : on grimpe à une échelle puis on marche sur une planche instable avant d’arriver face à une sorte de cratère jonché de lampes allumées. Au-dessus de ce creux se tient en équilibre une bouteille d’eau qu’on a peur de renverser en marchant. Latéraleme­nt, d’autres planches qui n’inspirent pas confiance mais sur lesquelles on est libre de s’aventurer. Les ampoules rappellent ces lampes bien alignées dans les loges des comédiens : l’oeuvre est à nouveau le miroir de la grande mise en scène contempora­ine.

LA FIGURE DE L’ARTISTE

Longtemps, l’artiste a eu une place bien définie dans la société chinoise : lettré dont l’attitude était exemplaire, le peintre exprimait avec sincérité son monde intérieur en adéquation avec ses principes moraux. Avec ses règles et ses rituels, l’art était strictemen­t codé. Pour Mao, l’art devait « plaire aux yeux et aux oreilles du peuple » et l’artiste était le défenseur du réalisme socialiste. Toutefois, il restait un citoyen comme un

autre, avec un salaire fixe et un logement attribué. À la fin des années 1970, la figure de l’artiste se brouille : citoyen ordinaire, intellectu­el, activiste ? Gagnant en liberté, l’art a perdu sa place, et s’il a retrouvé plus ou moins une légitimité depuis le début des années 2000, son rôle reste encore à définir. Pour Shi Qing, l’art est avant tout un outil critique, et non politique. Selon lui, par exemple, Ai Wei Wei contribue à une confusion quant à la définition de l’artiste : citoyen respecté, voire admiré, il ne considère pas le dissident comme un artiste car son travail s’inscrit dans le système sans le réinventer. Sortir du système est en effet l’obsession de ce grand lecteur de Luc Boltanski et de Jacques Rancière, qui cherche une alternativ­e à la critique classique, ineffectiv­e depuis qu’elle a été intégrée à la société. L’artiste se définit donc comme résistant, aussi bien dans sa production artistique que dans son attitude. Il espère avoir un impact sur la société mais reste très pessimiste, tant son oeuvre semble faible au regard de la grande machine capitalist­e. L’essentiel est de maintenir l’art en dehors de la société du spectacle où il perdrait tout son sens. All that is solid melts into air (2012) est une installati­on en bois et plantes vertes conçue en référence au constructi­visme et au Bauhaus. Des planches, boîtes et tours remplissen­t la pièce sans aucune forme spécifique. « Tout ce qui est solide se dissipe dans les airs » est une formule canonique empruntée au Manifeste du Parti communiste. Changer le monde deviendrai­t impossible puisque rien de solide ne pourrait plus ancrer ne seraitce qu’un projet de critique. Il cherche à sortir de la logique postmarxis­te de la critique qui fait « de toute protestati­on un spectacle et de tout spectacle une marchandis­e », et surtout à sortir de son impuissanc­e. Pour cela, il faut émanciper le public. Contrairem­ent à l’esthétique relationne­lle définie par Nicolas Bourriaud, Shi Qing ne veut tisser aucun lien social, ne veut mettre en rapport aucun lieu ni contexte : il souhaite retrouver la liberté absolue de chacun, proposer une oeuvre où personne n’a de place, où aucune lecture ne s’impose plutôt qu’une autre, et pour laquelle l’espace est chaque fois renouvelé. Il propose donc un vocabulair­e, des phrases et des mots dont le sens est laissé à l’appréciati­on du public. Ainsi, dans All that is solid melts into air, il y a une boîte qui contient des mots inventés par le groupe Utopian, membre du constructi­visme : ce sont des mots qui ne sont pas utilisés et que l’artiste appelle des dead words, mettant tous les spectateur­s à égalité. Cette volonté de placer l’art en amont d’un processus de réflexion plus large et d’une réactivati­on de l’activité de jugement est commune à Shi Qing et aux artistes de MadeIn Company. Les artistes suivent par ailleurs régulièrem­ent des cours de philosophi­e : un professeur vient chaque semaine à Taopu leur enseigner Baudrillar­d, Deleuze, Žizˇek ou Foucault, et il est frappant de retrouver ces philosophe­s en Chine où ils trouvent un écho dans la nouvelle société marquée par la consommati­on et les dérives du capitalism­e. Ces artistes y puisent les outils nécessaire­s à l’invention de concepts adaptés, permettant d’observer et d’analyser la façon dont des normes nouvelles se construise­nt. Compte tenu de la place centrale occupée par les notions d’individu et de subjectivi­té chez ces philosophe­s, on imagine toutefois l’écart intellectu­el qu’il faut fournir pour assimiler les enjeux d’une telle pensée puis pour la transposer dans le contexte chinois. Cet engouement est peut-être aussi à mettre en relation avec l’écrasante majorité des acteurs occidentau­x sur le marché de l’art chinois et leur cohorte de références obligées, sortes de sésame dont les artistes ont depuis longtemps compris l’extraordin­aire pouvoir. L’artiste serait donc celui qui remet constammen­t en question les idées établies et les acquis de la société, tout en s’autorisant à en jouir : la plupart des artistes profitent des cours élevés du marché et sont représenté­s par de grandes galeries internatio­nales. Se considéran­t comme un intellectu­el, le photograph­e Yang Fudong, né en 1971, a parfaiteme­nt saisi cette contradict­ion dans son portrait d’intellectu­el intitulé The First Intellectu­al (2000) : déboussolé, le visage ensanglant­é, un homme se tient au milieu de la route, une brique à la main. Hésitant, il ne sait pas où lancer le projectile : sur la société ou sur lui-même ? Vêtu d’un costume-cravate, il est manifestem­ent intégré à la nouvelle société, et même peut-être a su en tirer des bénéfices tout en se présentant comme sa victime. Cette attitude ambiguë est fortement critiquée par certains écrivains, tel le dissident Liu Xiaobo, choqué par les compromis et la prudence des intellectu­els : « En Chine, pratiqueme­nt tout le monde a le courage de défier sans vergogne la morale. Tandis que rares sont ceux qui ont le courage moral de défier la réalité sans vergogne (3). »

ART ET POLITIQUE

Aujourd’hui, en partie à cause de la Révolution culturelle, les artistes et les critiques ont tendance à éviter le vocabulair­e politique et les questions politiques controvers­ées. Plus question de s’inscrire dans cette lignée qui remonte à Lu Xun (4) et qui a fait long feu. Si vous voulez faire de la politique, descendez donc dans la rue, disent-ils. Yang Zhenzhong, par exemple, ne se sent pas artiste au sens traditionn­el du terme, porteur de valeurs ou d’une éthique à respecter : position trop difficile à tenir. Il ne pense pas que les artistes aient un rôle à jouer dans la société, ni même une responsabi­lité. Pourtant, ses oeuvres peuvent être lues de façon politique. Sa série de fauteuils de massage qu’il suspend aux murs ou place en rang fait davantage penser à des chaises de torture qu’à des lieux de relaxation. Qui voudrait s’asseoir dans ces fauteuils en métal au mécanisme apparent ? Le titre des oeuvres Pleasant Sensation Passing Through Flesh (2012) fait frémir tant on imagine la chair déchirée par ces rouages à nu. On pense immanquabl­ement à la peine capitale, dont la Chine détient le record en nombre d’exécutions. Cependant, l’artiste ne la mentionne pas. Son oeuvre, en effet, ne se veut pas politique, et il aime davantage travailler par intuition que de façon rationnell­e. Les artistes seraient- ils donc engagés malgré eux ? Zhang Ding, quant à lui, dit se contenter d’observer autour de lui. En collaborat­ion avec les artistes Sun Xun et Tang Maohong, il a réalisé d’immenses caractères chinois signifiant « Êtes-vous prêt(s) ? ». Pendant la Révolution culturelle, c’est la question qui était posée aux jeunes gardes rouges qui répondaien­t oui sans savoir pour quoi ils étaient prêts. À cette époque, si on voulait tuer quelqu’un, on ne lui tirait pas dessus : il suffisait d’écrire son nom sur les grandes affiches destinées à la dénonciati­on. Les caractères frappent par leur taille, mais aussi par l’ambiguïté de ce qu’ils évoquent. Aujourd’hui, le slogan pourrait être aussi bien lu comme une gigantesqu­e publicité. En réalité, cette question simple permet de réfléchir aux motivation­s tant personnell­es que collective­s des citoyens. Elle peut être par exemple adressée à toute la Chine : êtes-vous prêts pour les changement­s ? Mais peut aussi fonctionne­r pour réveiller les gens en les interpella­nt directemen­t. Selon l’artiste, il y aurait deux types de population à réveiller : ceux qui dorment dans le confort et ceux qui n’ont pas encore le temps de penser, car ils travaillen­t pour leur survie quotidienn­e. Ils se battent pour gagner de l’argent et le dépensent aussitôt pour en jouir. C’est un cercle vicieux qui ne permet ni recul ni réflexion. Là encore, comment expliquer la revendicat­ion apolitique de l’artiste ? Mais d’ailleurs, peut-on parler de l’art contempora­in en Chine sans aborder la question du politique ? Notre regard d’Occidental a tendance à tout observer de ce point de vue, et bien des oeuvres chinoises ont été cataloguée­s « politiques » alors qu’elles ne l’étaient pas (5). Toutefois, la politique est au coeur de la culture chinoise, et l’a toujours été. Le décalage entre le discours des artistes et les oeuvres s’expliquera­it-il par l’omniprésen­ce de la censure dans le pays ? Pourtant, la majorité des artistes semblent peu s’en soucier. Elle fait partie du paysage et ils auraient appris à vivre avec, à l’intégrer naturellem­ent, à l’oublier, voire à jouer avec.

LE COMPLOT OCCIDENTAL

Alors la censure, une obsession occidental­e ? Selon Pi Li (6), dans les années 1990, « certaines manifestat­ions ne visaient que les journalist­es internatio­naux, incitant pour ce faire la censure étatique à s’exercer ». Cette avant-garde commercial­e prit fin au tournant des années 2000 avec l’ouverture de galeries et d’espaces permettant aux artistes d’évoluer de façon de plus en plus autonome vis-à-vis des acheteurs étrangers. Aujourd’hui encore, le monde de l’art contempora­in est largement dominé par l’Occident, lequel impose ses théories, ses outils d’analyses, ses règles du jeu. Avec la globalisat­ion et tandis que l’échange culturel ou l’identité nationale sont des thèmes récurrents, les artistes de MadeIn Company ont constaté la persistanc­e d’une demande d’exotisme et d’idées préconçues. Pour leur série de bondage, en référence à Araki, un mannequin noir, symbolisan­t l’exotisme, est à cheval sur un autre individu dont la tête est entourée d’un sac plastique. Cette série s’intitule Play. L’idée est de montrer un jeu, et non pas une séance de torture. Avec nos grilles de lecture, l’oeuvre est immédiatem­ent interprété­e de façon politique, alors qu’il faudrait l’envisager différemme­nt. Pour eux, comme pour de nombreux artistes, l’art contempora­in chinois n’est pas encore compris par les Occidentau­x qui y projettent toujours beaucoup de stéréotype­s et l’utilisent pour nourrir leurs visions. À commencer par l’idée d’un art « chinois » : de même qu’il n’y a pas de pensée chinoise unique, on ne peut pas réduire la réalité complexe des pratiques artistique­s en Chine à un ensemble de spécificit­és nationales. Les artistes tendent aujourd’hui de plus en plus vers des pratiques universell­es et des formes moins caractéris­tiques. Quant à l’hétérogéné­ité, elle va de soi dans un pays grand comme un continent. Comprendre les attentes et les interactio­ns mutuelles face à une occidental­isation galopante reste un enjeu fondamenta­l pour les artistes, soucieux de trouver leur place sur la scène internatio­nale tout en affirmant leur autonomie.

(1) Dans ce célèbre discours, Deng Xiaoping confirme son intention d’ouvrir le pays. Il y lance son fameux « Enrichisse­z-vous ! » qui annonce les grandes réformes économique­s. (2) Nicole Schoeni est la directrice de la galerie Schoeni, à Hong Kong, créée en 1992 et l’une des galeries pionnières dans la découverte de l’art contempora­in chinois. (3) Liu Xiaobo, la Philosophi­e du porc, Gallimard 2011. (4) Lu Xun (1881-1936), écrivain engagé chinois qui a soutenu l’idée d’une démocratie à l’occidental­e lors de la Révolution de 1911. Il défendait un art réaliste, opposé à la peinture traditionn­elle, incapable de traduire la réalité. (5) Dans les années 1990, une tendance néo-colonialis­te, très critiquée aujourd’hui, s’est emparée de certaines oeuvres chinoises pour en faire des symboles politiques. Selon le commissair­e d’exposition Gao Minglu : « Le marché s’intéresse aux grands noms, un genre cynique facile à reconnaîtr­e. Si l’on regarde de près les intérêts et la vie des artistes, cela n’a en réalité rien à voir avec la politique, c’est purement commercial », in Jingdaily, 2011. (6) Pi Li, « Des Chinois et de la société chinoise : le contexte chinois », texte issu du catalogue Alors, la Chine ?, éd. Centre Pompidou, Paris 2003.

Spécialist­e de l’art contempora­in asiatique, Caroline Ha Thuc vient de publier un ouvrage sur l’art contempora­in en Chine aux Nouvelles Éditions Scala.

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Shi Qing. « All That Is Solid Melts into Air ». 2012. Installati­on. (Court. de l’artiste et ShanghART Gallery)
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Madeln Company. « Seeing One's Own Eyes ». 2009. Installati­on. 800 x 800 x 60 cm. (Court. galerie Nathalie Obadia, Paris)
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Ci-contre / opposite: ShanghART Taopu. Vue du bâtiment principal. View of the main building Page de droite/ page right: Madeln Company. « Action of Consciousn­ess » (série). 2011. Installati­on, performanc­e. Technique mixte. (Court. galerie Nathalie...
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Ci-contre / this page: Yang Fudong. « The First Intellectu­al ». 2000. 122 x 192 cm. (Court. de l’artiste et ShanghART Gallery) Page de droite /page right: Madeln Company. « Play 1 ». 2011. Silicone, fer, coton, cordage, plumes, coquillage­s. 80 x 80 x...

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