Pecha Kucha de la critique d’art : Estefania Peñafiel Loaiza
More than one person...
Estefania Peñafiel Loaiza, née en Équateur en 1978, est diplômée de l’Énsb-a et vit à Paris. Elle montre actuellement son travail dans une exposition monographique au Crédac, à Ivry-sur-Seine (10 avril - 22 juin). Grâce au prix AICA qu’elle vient de remporter, une exposition lui sera consacrée au musée d’art moderne de Saint-Étienne Métropole en 2015.
La première pièce d’Estefania Peñafiel Loaiza que j’ai vue, je ne l’ai pas vue. Ou, en fait, je n’en ai vu, à grand peine, que la trace : empreinte imperceptible d’une gomme sur un long mur blanc, inscription dans l’espace neutre d’un centre d’art de la ligne imaginaire qui donne son nom à son pays, l’Equateur. C’était là un exemple magistral de la capacité de cette jeune artiste à faire surgir du sens avec une économie de moyens et une dialectique de l’apparition et de la disparition qui, depuis, sous-tendent toute son oeuvre. Éludant le piège de la visibilité, elle nous cache ce qu’elle nous montre, construisant une impossibilité de voir qui questionne le statut même de l’image : présentant des photographies d’immeubles incendiés dans une salle sombre sous une lumière rouge qui les occulte, elle en nie ainsi la violence urbaine, la rend invisible. Et quand elle expose une des fameuses photographies du Sonderkommando d’Auschwitz sous une lumière si intense qu’on ne peut rien distinguer, elle intitule la pièce fiat lux, que la lumière soit ! Célébrant l’histoire des gens ordinaires, des sans-grades, des sansnom, des sans-papiers, tous ces figurants chers à Georges Didi-Huberman, elle gomme chaque jour sur des pages de journaux la silhouette de ces anonymes, les enlève de la publication, de l’histoire officielle, et les restitue sous forme de rognures et de débris de gomme dans de petits bocaux qui leur sont autant de cercueils de verre, autant de mémoriaux du figurant inconnu. Dans une vidéo, elle semble effacer mot à mot le texte qu’Henri Michaux écrivit à l’occasion de son voyage en Équateur en 1928. Dans la lignée des grands écrivains voyageurs, le jeune Michaux se découvrit lui-même au cours de ce voyage quasi initiatique, et Estefania Peñafiel Loaiza se réapproprie cette découverte : ayant d’abord recopié le livre à l’envers, elle l’efface, lettre après lettre, ligne après ligne, dans cette vidéo à rebours. Ses doigts, peu à peu, blanchissent la page : le spectateur, désorienté, incapable de lire, de comprendre, se confronte à la disparition, constate l’échappée du sens, est contraint d’aller au-delà du visible.
Re-photographiant dans son atelier des extraits de vidéos de surveillance à la frontière entre les ÉtatsUnis et le Mexique, vidéos censées traquer les immigrants clandestins, Estefania Peñafiel Loaiza y rend les hommes flous, fantomatiques, leur redonnant une protection par l'invisibilité. Ne restent plus qu'un cadre noir attestant de la dissimulation de la caméra, et un paysage banal où le passage de l'immigré pourchassé n'est plus qu'une trace, qu'une ombre insaisissable. Estefania Peñafiel Loaiza construit ainsi un travail sur le visible et l’indicible, le dicible et l’invisible, sur la persistance mémorielle de ce qui nous a été donné à voir. Avec elle, le visible apparaît, mais le réel reste invisible. Sa capacité à chambouler les points de vue, à déstabiliser le rapport que le spectateur croit entretenir avec l’image, est éminemment dérangeante : elle ne montre pas des images, mais elle révèle des signes. Qu’est-ce qu’une image, et que ne nous dit-elle pas ? Quelles traces imperceptibles l’histoire nous laisse- t- elle, quelles empreintes dans l’argile de notre mémoire ? Et d’ailleurs, quelles traces, quelles empreintes laissent donc les migrants, les immigrants / émigrés, les exilés, les réfugiés, les expatriés, ceux qui sont toujours entre deux pays, entre deux cultures, qui ne sont plus vraiment d’ailleurs et pas encore d’ici, et qui, plutôt que d’être déracinés, font pousser des racines partout où ils s’installent ? Estefania Peñafiel Loaiza vit entre deux pays, celui de son enfance et celui de sa vie de femme adulte, l’un périphérique, longtemps colonisé et fantasmé, et l’autre central, orgueilleux et nostalgique, l’un qui se voit métis et pluriel, et l’autre qui se veut cartésien et centralisateur. Artiste aux aguets, elle navigue incessamment, physiquement, mentalement, poétiquement, artistiquement entre ces deux mondes: réticente à trancher entre les deux, à abandonner l’un pour l’autre, à se définir de manière binaire, elle habite un espace où sa force est d’être plus qu’une seule personne mais pas vraiment deux.
Estefania Peñafiel Loaiza
Estefania Peñafiel Loaiza, born in Ecuador in 1978, is a graduate of France’s national fine arts school (ÉNSBA) and lives in Paris. A solo show of her work is currently being held at the CRÉDAC in Ivry-sur-Seine (April 10-June 22). Having just won the AICA prize, the Saint-Etienne museum of modern art will spotlight her work in 2015.
The first time I saw a piece by Estefania Peñafiel Loaiza, I saw nothing but the residue, an imperceptible eraser mark on a long white wall, the inscription in the neutral space of an art center of the imaginary line that gave her country its name, the Equator. This was a magisterial example of this young artist’s ability to give rise to meaning with an economy and a dialectic of appearance and disappearance that underlies all the work she has done since then. Eluding the trap of visibility, she hides what she is showing us, constructing an impossibility of seeing that interrogates the very status of the image, for instance, by presenting photos of burnedout buildings in dark room lit only by a red light that makes them unseeable. As a result, urban violence is negated, rendered invisible. And when she shows one of the famous photos taken by the Sonderkommando at Auschwitz in a light so intense that nothing at all can be made out, she calls the piece Fiat lux (Let there be light)! To celebrate ordinary people, the nameless nobodies and the undocumented, the extras in the movie of life so dear to Georges Didi-Huberman, every day she flips through the newspapers and erases the silhouettes of anonymous people, cuts them out and gives them back to us in the form of trimmings and eraser bits in little bottles, like glass coffins, memorials to the unknown face in the crowd. In a video she seems to be erasing, word by word, a text written by Henri Michaux on the occasion of his 1928 trip to Ecuador. In the tradition of the great traveler writers, what the young Michaux found on this almost maiden voyage was himself, and Peñafiel Loaiza appropriates this discovery. Having first copied out the book backwards, she erases it letter by letter, line after line, in this backwards video. Little by little the pages turn white under her fingers, and disoriented viewers, unable to read or understand, are forced to confront disappearance and death, to acknowledge that meaning has escaped them and venture beyond the visible. In her studio Peñafiel Loaiza makes screenshots of surveillance footage of the Mexico/U.S. border intended to help catch illegal immigrants. The people in them turn blurry, ghostly, as if wearing a protective cloak of invisibility. All that remains is the black frame attesting to the hidden camera, and a banal landscape where all we can see of the pursued immigrant is a trace, an elusive shadow.
WHAT DOES AN IMAGE TELL US?
Peñafiel Loaiza’s work is about the visible and the indescribable, the describable and the invisible, the persistence of the memory of what we have been shown. The visible appears but reality remains invisible. Her ability to confuse viewpoints and upend the relationship viewers think they have with the image is extremely disturbing. Instead of showing us images, she reveals signs. What is an image, and what is it not telling us? What imperceptible traces of history does it leave us, imprinted in our memory’s clay? And further, what traces, what imprints are left by these immigrants/emigrants, exiles, refugees and expatriates always caught between two countries, two cultures, no longer really there and not quite here yet, who, rather than being rootless, put down roots everywhere they go? Peñafiel Loaiza is divided between two countries, the country of her childhood and that of her adult life, one peripheral, long the object of colonialism and its fantasies, the other central, proud and nostalgic, one that sees itself as multicultural and pluralistic, the other seeking to be Cartesian and centralizing. An artist attentive to the world, she navigates constantly, physically, mentally, poetically and artistically between these two universes, reluctant to choose one or the other, to abandon one for the other, to define herself as one thing or another. She inhabits a place where her strength comes from being more than one person but not really two.
Marc Lenot Translation, L-S Torgoff