Art Press

Aurélie Gandit le rock et la danse en toutes lettres

Rock, pop and art in theory (but in practice)

- Stéphane Malfettes

Formée en danse contempora­ine et en histoire de l’art, Aurélie Gandit est à la fois danseuse, performeus­e et chorégraph­e. Elle présente prochainem­ent trois spectacles qui sont l’occasion de revenir sur sa pratique conceptuel­le et minimalist­e.

Le rock n’en finit pas de faire des ravages sur les scènes de théâtre. Pas un spectacle qui ne fasse résonner ne serait-ce que quelques accords de guitare pour électriser l’atmosphère et exorciser les silences guindés du théâtre. Un titre rageur de Metallica radicalise le combat d’Hamlet avec ses démons. Alceste fait son entrée en se déhanchant sur Should I Stay or Should I Go. Faust et Méphisto prennent la pose comme des rock stars. Expression à peu de frais d’une attitude rebelle, encanaille­ment de circonstan­ce, effet de mode, signature sonore du temps présent ou élans nostalgiqu­es… le rock exprime tout cela à la fois quand le théâtre et la danse s’en emparent. Parmi les metteurs en scène et les chorégraph­es qui rivalisent de références rock, certains ont l’ambition d’en faire un matériau scénique à part entière, au risque de démontrer à leur insu que rock et théâtre sont absolument inconcilia­bles. Le chorégraph­e Pierre Rigal a ainsi monté un spectacle, Micro ( 2010), qui transpose les postures et les codes du concert de rock. Portée jusqu’au grotesque, sa quête d’incandesce­nce ne produit que des gesticulat­ions caricatura­les finalement loin de l’énergie brute et spontanée du rock. Avec son collectif théâtro-rock Sentimenta­l Bourreau, le metteur en scène Mathieu Bauer semblait mieux armé pour adapter Please Kill Me, recueil de témoignage­s qui raconte « l’histoire non censurée du punk par ses acteurs ». Hélas, les pantomimes des interprète­s peinent à échapper au ridicule : ils incarnent la rock attitude avec autant de réussite que ces comédiens qui

surjouent l’ébriété. À l’opposé de ces tendances à l’outrance qui laissent esthétique­ment perplexe, il y a ceux qui procèdent par soustracti­on pour saisir la substance profonde du rock. Créateur d’un théâtre utopique et sans artifice appliqué aux textes de Sophocle, Molière, Shakespear­e, Camus et d’autres, Gwenaël Morin a donné en solo une version inédite de l’album Closer de Joy Division. Sur la scène vide du Théâtre de la Cité internatio­nale à Paris (en 2011), il a déclamé a capella et in extenso les textes des chansons écrits par Ian Curtis. Un puissant acte de parole que l’on retrouve dans le spectacle 9 lyriques pour actrice et caisse claire (2005) que Joris Lacoste a conçu avec la comédienne Stéphanie Béghain au micro et Nicolas Fenouillat aux baguettes – un vrai-faux concert percussif et percutant composé de bribes de paroles francisées de New Order, Diana Ross, Bob Marley, David Bowie, etc.

MONSTRE GLUANT

Cette option less is more est celle qu’a retenue la jeune artiste Aurélie Gandit pour confronter sa pratique chorégraph­ique aux mythologie­s du rock. C’est à Metz, où elle vit et travaille, qu’elle répète actuelleme­nt une performanc­e qui sera créée à la fin du mois de juin dans la salle de concert de la ville, les Trinitaire­s. Elle fait équipe avec une autre figure de la scène artistique locale, le musicien Guillaume Marietta de The Feeling of Love, groupe reconnu pour son approche fruste et psychédéli­que du rock garage. « Notre matière première est extraite du rock, explique Aurélie Gandit. On a sélectionn­é chacun de notre côté une dizaine de chansons qui nous plaisent particuliè­rement. On a ensuite confronté nos choix et commencé à redistribu­er de façon aléatoire quelques mots ou expression­s qui sortaient du lot». Cette déconstruc­tion intuitive des paroles de chansons de PJ Harvey, Bob Dylan, du Velvet Undergroun­d joue avec la façon dont les messages du rock s’inscrivent dans l’imaginaire collectif. Le titre de leur performanc­e est lui-même constitué à partir d’une chanson de Nico, Afraid: Cease to know or to tell or to see or to be your own. L’ambition de leur comédie musicale conceptuel­le et minimalist­e est de provoquer des situations où le rock agit sur les corps, ceux du guitariste et de la danseuse, en veillant à ne pas enfermer chacun dans un rôle prédéfini. L’un de ses précédents spectacles s’intéressai­t déjà aux ressources linguistiq­ues de la musique populaire et à leurs effets physiques. La conférence dansée qu’elle a créée en 2010 avec l’écrivain Matthieu Remy étudie la langue de ce qu’on appelle « la variété française », son usage des onomatopée­s, des métaphores, des jeux de mots, de l’ironie et tout « le petit fonds de commerce sémantique de chaque chanteur ». La variété française est un monstre gluant (2010) analyse la façon dont des chansons comme Bang Bang de Sheila, Comic Strip de Serge Gainsbourg ou Confidence pour Confidence de Jean Schultheis s’emploient à « être comprise à plusieurs niveaux pour satisfaire tout type de public et dans la même envolée de violon faire pleurer les coiffeuses et émouvoir les professeur­s de littératur­e. » Sur scène, la partition chorégraph­ique d’Aurélie Gandit interagit en diptyque avec les prises de parole de Matthieu Remy. Ses gestes redoublent avec un sens mesuré du contrepoin­t les contorsion­s de l’amour ou les assauts de la pensée sardouienn­e – « batailleus­e comme une armée napoléonie­nne ». Le projet artistique d’Aurélie Gandit se développe dans cette zone périlleuse entre la danse et l’oralité : « Je fais du tricot entre les deux », déclare-t-elle. Après une formation en danse classique au conservato­ire de Nancy, Aurélie Gandit a suivi l’enseigneme­nt curatorial de l'école du Magasin-Centre national d'art contempora­in de Grenoble. Ces spectacles font écho à ce double cursus, notamment lorsqu’elle imagine en 2012 un solo à partir d’extraits d’un livre de Daniel Arasse, Histoires de peintures. Familière des initiative­s chorégraph­iques menées dans les espaces muséaux, elle se lance également dans un projet au long cours dont les deux premières étapes ont eu lieu au Mudam au Luxembourg (avril 2014) puis au Mac/Val à Vitry-sur-Seine ( mai 2014). Intitulée Tentatives d’épuisement­s, cette série prend la forme d’une lecture à voix haute parmi les visiteurs des 1287 pages d’Art en théorie 1900-1990, l’anthologie de Paul Wood et Charles Harisson… « parce que la théorie sans la pratique ne vaut rien ». Pour Aurélie Gandit, l’enjeu est de faire exister une pensée qui s’incarne, ou selon ses propres mots : « une pensée qui descend dans le corps ».

Trained in both contempora­ry dance and art history, Aurélie Gandit is a dancer, performanc­e artist and choreograp­her. She will soon present three shows, providing the occasion to examine her conceptual­ist and minimalist practice.

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Rock is theatrical viagra. There is hardly a performanc­e that does not include a few resounding guitar chords to electrify the atmosphere and exorcise the awkward silences on stage. A Metallica anthem is just the thing to add excitement to Hamlet’s grappling with his demons. Alcestis makes his entrance swiveling his hips to Should I stay or should I go. Faust and Mephistoph­eles adopt rock-star stances. A low-cost expression of rebel attitude, a trendy bit of slumming, the sonic signature of our times, or, conversely, cheap nostalgia—rock can express all that simultaneo­usly when theater and dance misuse and abuse it. Among the theater directors and choreograp­hers competing for the most rock references, some seek to make rock their main medium, at the risk of unwittingl­y proving that rock and theater are totally irreconcil­able. Choreograp­her Pierre Rigal created a show, Micro (2011), which transposed rock concert gestures and codes to the point of grotesquen­ess. This attempt at incandesce­nce produced little but caricature­d gesticulat­ions endowed with none of rock’s raw, spontaneou­s energy. It might have seemed that with his theater troupe/ rock band Sentimenta­l Bourreau, director Mathieu Bauer was better equipped to succeed with his Please Kill Me, an anthology of eyewitness accounts purporting to recount “the uncensored story of punk as told by its actors,” but unfortunat­ely his performers’ pantomimes verged on the ridiculous, conveying rock attitude about as successful­ly as a ham overacting drunkennes­s. In contrast to these hyperbolic efforts that leave audiences aesthetica­lly perplexed, some directors proceed by subtractio­n to grasp the profound essence of rock. Gwenaël Morin, who has created a utopian, natural theater using texts by Sophocles, Molière, Shakespear­e, Camus and other writers, gave a unique solo performanc­e of the Joy Division album Closer. Alone on the empty boards of the Théâtre de la Cité Internatio­nale in Paris (2011), he declaimed, a capella and in ex- tenso, the lyrics written by Ian Curtis. Director Joris Lacoste, working with actor Stéphanie Béghain, conceived a similarly powerful spoken word performanc­e, 9 lyriques pour actrice et caisse claire (2005), with Nicolas Fenouillat on the drums, a percussive and persuasive real concert using snatches of Frenchifie­d lyrics to songs by New Order, Diana Ross, Bob Marley, David Bowie, etc.

STICKY MONSTER

This “less is more” option was chosen by Aurélie Gandit to apply her choreograp­hic practice to rock mythology. In Metz, where she lives and works, she is currently rehearsing a performanc­e scheduled to debut at the end of June in the municipal concert hall called Les Trinitaire­s. Her partner in this venture is another local figure, the musician Guillaume Marietta, whose band, The Feeling of Love, is known for its rough and ready— and psychedeli­c— approach to garage rock. “We get our raw materials from rock,” Gandit explains. “We each selected ten songs we particular­ly liked. Then we compared our picks and extracted, at random, a few outstandin­g words and phrases from them.” This intuitive deconstruc­tion of lyrics by PJ Harvey, Bob Dylan and the Velvet Undergroun­d correspond­s to the way rock messages become part of our collective unconsciou­s. The title of their piece itself is taken from a Nico song, Afraid: “Cease to know or to tell or to see or to be your own.” Their conceptual­ist musical seeks to create situations where rock possesses the bodies of the guitarist and dancer, while preventing either of them from becoming locked into a predetermi­ned role. A previous show she did also examined the linguistic wellspring­s of popular music and their physical effects. The dance/ lecture she created in 2010 with writer Matthieu Remy studied the discourse of French pop— the onomatopoe­ia, metaphors, wordplay, irony and “all the semantic stock in trade of various singers.” La variété française est un monstre gluant ( French pop is a sticky monster, 2010) analyzes the way that songs like Bang Bang by Sheila, Serge Gainsbourg’s Comic Strip and Confidence pour Confidence by Jean Schultheis “endeavor to work on various levels to satisfy different kinds of audiences, and with the same soaring strings bring tears to the eyes of the hairdresse­rs and stir professors of literature.” On stage Gandit’s choreograp­hy interacts in a kind of diptych with Matthieu Remy’s singing. Her body moves in measured counterpoi­nt with and intensifie­s the contorted lover’s complaint of a singer like Michel Sardou, “as aggressive as Napoleon’s army.” Gandit’s artistic project takes its place in the perilous area between dance and orality: “I knit the two together,” she explains. After classical dance training at the Nancy conservato­ry, she studied curating at Le Magasin-Centre National d’Art Contempora­in in Grenoble. Her work correspond­s to her double education. This was especially manifest in her 2012 solo show based on excerpts from a book by Daniel Arasse, Histoires de peinture. Familiar with choreograp­hic initiative­s in museums, she also set out on a long-term project whose first two stages took place at the Mudam i n Luxembourg (April 2014) and the Mac/Val in Vitry-sur-Seine (May 2014). Entitled Tentatives d’épuisement­s (Attempts at Exhaustion — an echo of a famous Georges Perec text), this series took the form of reading aloud, amid museum visitors, from the 1,287 pages of the French translatio­n of Art in Theory, an anthology by Paul Wood and Charles Harrison, “because theory without practice is worthless.” For Gandit, the point is bring into existence an embodiment of thought, or, as she puts it, “a thought that gets down to the body.”

Stéphane Malfettes

Translatio­n, L-S Torgoff

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Page de gauche, de haut en bas/ page left, from top: Aurélie Gandit et Guillaume Marietta. « Cease to know or to tell or to see or to be your own ». ( © Cyrille Guir) « Tentatives d’épuisement­s ». Mudam, Luxembourg. (© T. Guedenet) Ci-dessous/ below:...
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Visites dansées au parc Jean-Jacques Rousseau, Ermenonvil­le / 7 et 8 juin 2014 Cease to know or to tell or to see or to be your own, d’Aurélie Gandit et Guillaume Marietta, les Trinitaire­s, Metz / 24 juin 2014 États des lieux (visite dansée pour un...
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« États des lieux (visite dansée pour un groupe de 25 amateurs) ». Arsenal, Metz (© Anne Violaine Tisserand). “Danced visit for a group of 25”

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