Aurélie Gandit le rock et la danse en toutes lettres
Rock, pop and art in theory (but in practice)
Formée en danse contemporaine et en histoire de l’art, Aurélie Gandit est à la fois danseuse, performeuse et chorégraphe. Elle présente prochainement trois spectacles qui sont l’occasion de revenir sur sa pratique conceptuelle et minimaliste.
Le rock n’en finit pas de faire des ravages sur les scènes de théâtre. Pas un spectacle qui ne fasse résonner ne serait-ce que quelques accords de guitare pour électriser l’atmosphère et exorciser les silences guindés du théâtre. Un titre rageur de Metallica radicalise le combat d’Hamlet avec ses démons. Alceste fait son entrée en se déhanchant sur Should I Stay or Should I Go. Faust et Méphisto prennent la pose comme des rock stars. Expression à peu de frais d’une attitude rebelle, encanaillement de circonstance, effet de mode, signature sonore du temps présent ou élans nostalgiques… le rock exprime tout cela à la fois quand le théâtre et la danse s’en emparent. Parmi les metteurs en scène et les chorégraphes qui rivalisent de références rock, certains ont l’ambition d’en faire un matériau scénique à part entière, au risque de démontrer à leur insu que rock et théâtre sont absolument inconciliables. Le chorégraphe Pierre Rigal a ainsi monté un spectacle, Micro ( 2010), qui transpose les postures et les codes du concert de rock. Portée jusqu’au grotesque, sa quête d’incandescence ne produit que des gesticulations caricaturales finalement loin de l’énergie brute et spontanée du rock. Avec son collectif théâtro-rock Sentimental Bourreau, le metteur en scène Mathieu Bauer semblait mieux armé pour adapter Please Kill Me, recueil de témoignages qui raconte « l’histoire non censurée du punk par ses acteurs ». Hélas, les pantomimes des interprètes peinent à échapper au ridicule : ils incarnent la rock attitude avec autant de réussite que ces comédiens qui
surjouent l’ébriété. À l’opposé de ces tendances à l’outrance qui laissent esthétiquement perplexe, il y a ceux qui procèdent par soustraction pour saisir la substance profonde du rock. Créateur d’un théâtre utopique et sans artifice appliqué aux textes de Sophocle, Molière, Shakespeare, Camus et d’autres, Gwenaël Morin a donné en solo une version inédite de l’album Closer de Joy Division. Sur la scène vide du Théâtre de la Cité internationale à Paris (en 2011), il a déclamé a capella et in extenso les textes des chansons écrits par Ian Curtis. Un puissant acte de parole que l’on retrouve dans le spectacle 9 lyriques pour actrice et caisse claire (2005) que Joris Lacoste a conçu avec la comédienne Stéphanie Béghain au micro et Nicolas Fenouillat aux baguettes – un vrai-faux concert percussif et percutant composé de bribes de paroles francisées de New Order, Diana Ross, Bob Marley, David Bowie, etc.
MONSTRE GLUANT
Cette option less is more est celle qu’a retenue la jeune artiste Aurélie Gandit pour confronter sa pratique chorégraphique aux mythologies du rock. C’est à Metz, où elle vit et travaille, qu’elle répète actuellement une performance qui sera créée à la fin du mois de juin dans la salle de concert de la ville, les Trinitaires. Elle fait équipe avec une autre figure de la scène artistique locale, le musicien Guillaume Marietta de The Feeling of Love, groupe reconnu pour son approche fruste et psychédélique du rock garage. « Notre matière première est extraite du rock, explique Aurélie Gandit. On a sélectionné chacun de notre côté une dizaine de chansons qui nous plaisent particulièrement. On a ensuite confronté nos choix et commencé à redistribuer de façon aléatoire quelques mots ou expressions qui sortaient du lot». Cette déconstruction intuitive des paroles de chansons de PJ Harvey, Bob Dylan, du Velvet Underground joue avec la façon dont les messages du rock s’inscrivent dans l’imaginaire collectif. Le titre de leur performance est lui-même constitué à partir d’une chanson de Nico, Afraid: Cease to know or to tell or to see or to be your own. L’ambition de leur comédie musicale conceptuelle et minimaliste est de provoquer des situations où le rock agit sur les corps, ceux du guitariste et de la danseuse, en veillant à ne pas enfermer chacun dans un rôle prédéfini. L’un de ses précédents spectacles s’intéressait déjà aux ressources linguistiques de la musique populaire et à leurs effets physiques. La conférence dansée qu’elle a créée en 2010 avec l’écrivain Matthieu Remy étudie la langue de ce qu’on appelle « la variété française », son usage des onomatopées, des métaphores, des jeux de mots, de l’ironie et tout « le petit fonds de commerce sémantique de chaque chanteur ». La variété française est un monstre gluant (2010) analyse la façon dont des chansons comme Bang Bang de Sheila, Comic Strip de Serge Gainsbourg ou Confidence pour Confidence de Jean Schultheis s’emploient à « être comprise à plusieurs niveaux pour satisfaire tout type de public et dans la même envolée de violon faire pleurer les coiffeuses et émouvoir les professeurs de littérature. » Sur scène, la partition chorégraphique d’Aurélie Gandit interagit en diptyque avec les prises de parole de Matthieu Remy. Ses gestes redoublent avec un sens mesuré du contrepoint les contorsions de l’amour ou les assauts de la pensée sardouienne – « batailleuse comme une armée napoléonienne ». Le projet artistique d’Aurélie Gandit se développe dans cette zone périlleuse entre la danse et l’oralité : « Je fais du tricot entre les deux », déclare-t-elle. Après une formation en danse classique au conservatoire de Nancy, Aurélie Gandit a suivi l’enseignement curatorial de l'école du Magasin-Centre national d'art contemporain de Grenoble. Ces spectacles font écho à ce double cursus, notamment lorsqu’elle imagine en 2012 un solo à partir d’extraits d’un livre de Daniel Arasse, Histoires de peintures. Familière des initiatives chorégraphiques menées dans les espaces muséaux, elle se lance également dans un projet au long cours dont les deux premières étapes ont eu lieu au Mudam au Luxembourg (avril 2014) puis au Mac/Val à Vitry-sur-Seine ( mai 2014). Intitulée Tentatives d’épuisements, cette série prend la forme d’une lecture à voix haute parmi les visiteurs des 1287 pages d’Art en théorie 1900-1990, l’anthologie de Paul Wood et Charles Harisson… « parce que la théorie sans la pratique ne vaut rien ». Pour Aurélie Gandit, l’enjeu est de faire exister une pensée qui s’incarne, ou selon ses propres mots : « une pensée qui descend dans le corps ».
Trained in both contemporary dance and art history, Aurélie Gandit is a dancer, performance artist and choreographer. She will soon present three shows, providing the occasion to examine her conceptualist and minimalist practice.
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Rock is theatrical viagra. There is hardly a performance that does not include a few resounding guitar chords to electrify the atmosphere and exorcise the awkward silences on stage. A Metallica anthem is just the thing to add excitement to Hamlet’s grappling with his demons. Alcestis makes his entrance swiveling his hips to Should I stay or should I go. Faust and Mephistopheles adopt rock-star stances. A low-cost expression of rebel attitude, a trendy bit of slumming, the sonic signature of our times, or, conversely, cheap nostalgia—rock can express all that simultaneously when theater and dance misuse and abuse it. Among the theater directors and choreographers competing for the most rock references, some seek to make rock their main medium, at the risk of unwittingly proving that rock and theater are totally irreconcilable. Choreographer Pierre Rigal created a show, Micro (2011), which transposed rock concert gestures and codes to the point of grotesqueness. This attempt at incandescence produced little but caricatured gesticulations endowed with none of rock’s raw, spontaneous energy. It might have seemed that with his theater troupe/ rock band Sentimental Bourreau, director Mathieu Bauer was better equipped to succeed with his Please Kill Me, an anthology of eyewitness accounts purporting to recount “the uncensored story of punk as told by its actors,” but unfortunately his performers’ pantomimes verged on the ridiculous, conveying rock attitude about as successfully as a ham overacting drunkenness. In contrast to these hyperbolic efforts that leave audiences aesthetically perplexed, some directors proceed by subtraction to grasp the profound essence of rock. Gwenaël Morin, who has created a utopian, natural theater using texts by Sophocles, Molière, Shakespeare, Camus and other writers, gave a unique solo performance of the Joy Division album Closer. Alone on the empty boards of the Théâtre de la Cité Internationale in Paris (2011), he declaimed, a capella and in ex- tenso, the lyrics written by Ian Curtis. Director Joris Lacoste, working with actor Stéphanie Béghain, conceived a similarly powerful spoken word performance, 9 lyriques pour actrice et caisse claire (2005), with Nicolas Fenouillat on the drums, a percussive and persuasive real concert using snatches of Frenchified lyrics to songs by New Order, Diana Ross, Bob Marley, David Bowie, etc.
STICKY MONSTER
This “less is more” option was chosen by Aurélie Gandit to apply her choreographic practice to rock mythology. In Metz, where she lives and works, she is currently rehearsing a performance scheduled to debut at the end of June in the municipal concert hall called Les Trinitaires. Her partner in this venture is another local figure, the musician Guillaume Marietta, whose band, The Feeling of Love, is known for its rough and ready— and psychedelic— approach to garage rock. “We get our raw materials from rock,” Gandit explains. “We each selected ten songs we particularly liked. Then we compared our picks and extracted, at random, a few outstanding words and phrases from them.” This intuitive deconstruction of lyrics by PJ Harvey, Bob Dylan and the Velvet Underground corresponds to the way rock messages become part of our collective unconscious. The title of their piece itself is taken from a Nico song, Afraid: “Cease to know or to tell or to see or to be your own.” Their conceptualist musical seeks to create situations where rock possesses the bodies of the guitarist and dancer, while preventing either of them from becoming locked into a predetermined role. A previous show she did also examined the linguistic wellsprings of popular music and their physical effects. The dance/ lecture she created in 2010 with writer Matthieu Remy studied the discourse of French pop— the onomatopoeia, metaphors, wordplay, irony and “all the semantic stock in trade of various singers.” La variété française est un monstre gluant ( French pop is a sticky monster, 2010) analyzes the way that songs like Bang Bang by Sheila, Serge Gainsbourg’s Comic Strip and Confidence pour Confidence by Jean Schultheis “endeavor to work on various levels to satisfy different kinds of audiences, and with the same soaring strings bring tears to the eyes of the hairdressers and stir professors of literature.” On stage Gandit’s choreography interacts in a kind of diptych with Matthieu Remy’s singing. Her body moves in measured counterpoint with and intensifies the contorted lover’s complaint of a singer like Michel Sardou, “as aggressive as Napoleon’s army.” Gandit’s artistic project takes its place in the perilous area between dance and orality: “I knit the two together,” she explains. After classical dance training at the Nancy conservatory, she studied curating at Le Magasin-Centre National d’Art Contemporain in Grenoble. Her work corresponds to her double education. This was especially manifest in her 2012 solo show based on excerpts from a book by Daniel Arasse, Histoires de peinture. Familiar with choreographic initiatives in museums, she also set out on a long-term project whose first two stages took place at the Mudam i n Luxembourg (April 2014) and the Mac/Val in Vitry-sur-Seine (May 2014). Entitled Tentatives d’épuisements (Attempts at Exhaustion — an echo of a famous Georges Perec text), this series took the form of reading aloud, amid museum visitors, from the 1,287 pages of the French translation of Art in Theory, an anthology by Paul Wood and Charles Harrison, “because theory without practice is worthless.” For Gandit, the point is bring into existence an embodiment of thought, or, as she puts it, “a thought that gets down to the body.”
Stéphane Malfettes
Translation, L-S Torgoff