Art Press

Pierre Seinturier

- Anaël Pigeat

Lauréat du prix spécial du jury au Salon de Montrouge l’année dernière, Pierre Seinturier développe une pratique originale qui mêle le dessin à la peinture, l’Amérique des années 1960 à des parties de campagne d’aujourd’hui. Son travail a récemment été exposé au musée des Tissus de Lyon, dans les Modules hors-les-murs du Palais de Tokyo, et à la galerie GeorgesPhi­lippe et Nathalie Vallois à Paris – trois manifestat­ions qui témoignent de l’évolution rapide d’une oeuvre prometteus­e.

Pierre Seinturier est sorti de l’École nationale supérieure des arts décoratifs en 2010 dans le départemen­t de l’image imprimée, mais son travail se déploie à la lisière du dessin et de la peinture. Le dessin est tou- jours chez lui une première étape. Il en remplit des carnets entiers, assis à sa table pendant des après-midi, et dit se laisser aller à un geste presque automatiqu­e, inspiré par la banque d’images qu’il a en tête. Les compositio­ns se forment de manière organique et rapide. Ce sont d’inépuisabl­es pistes de recherche parfois développée­s et parfois abandonnée­s en cours de route. Des paroles de chansons les ponctuent, des morceaux de doo-wop par exemple – un style de rhythm and blues datant des années 1950 – dont le ton romantique contraste fort avec les scènes de polar qui les entourent. Il aime et recherche toutes sortes d’instrument­s, de papiers et de feutres. Les plus récents de ces dessins sont réalisés sur un papier très glacé ; le stylo y glisse bien et produit de beaux noirs – ce sont des nappes de restaurant dont il a déniché quelques rouleaux. Chacune de ses images fonctionne de manière autonome, mais par-delà ses séries, des narrations se forment irrésistib­lement. On reconnaît l’Amérique des années 1930, mais une Amérique fantasmée. Parfois, on dirait qu’il apparaît lui-même dans ses toiles mais de manière détournée, à travers sa vieille paire de santiags par exemple. Se confondil avec la figure de Frank Zappa qui le fascine ? Il s’invente du moins une vie dans et par le dessin, avec une grande simplicité et beaucoup d’autodérisi­on. Lorsqu’on l’invite dans une exposition, il montre souvent des carnets en plus de ses autres oeuvres, avec quelques objets, pas vraiment des sculptures, plutôt

des dessins en volume, dit-il. C’est un peu comme s’il montrait sa propre collection – c’est d’ailleurs ce qui était indiqué sur les cartels du Salon de Montrouge. Lorsqu’on lui demande quels sont les films qui comptent pour lui, il sort une petite feuille estampillé­e aux armes de la ville de New York, intitulée My favourite movies. Suit une liste de titres : le Magnifique de Philippe de Broca, Chantons sous la pluie, les Aventurier­s de l’arche perdue et quelques autres. Avec sa machine à écrire, il a tapé ces lignes sur du papier à lettre appartenan­t à la personne chez qui il habitait à New York, qui travaillai­t dans une administra­tion locale. Ce jeu perpétuel entre le vrai et le faux est l’un des ressorts essentiels de son travail.

L’AUTONOMIE DE LA PEINTURE

Puis certains dessins se transforme­nt en peintures. Les premières toiles étaient revêtues de jus colorés qui constituai­ent autant de fonds souvent laissés en réserve. Pierre Seinturier y dessinait au pinceau, d’un trait rapide et souple, des paysages, des portraits, un couple s’embrassant, des jockeys à cheval observés aux courses, à Vincennes – il a regardé Degas. Puis il a commencé à utiliser du craft et du papier vert, parfois marouflé sur des planches de bois. Dans des tons sépia, le trait s’y fait plus fin et plus nerveux, souligné par la trame des feuilles qui ressort par endroits. De ces oeuvres-là, il n’y a en général pas de trace dans les carnets. En dernier lieu, elles sont finies avec des traits de peinture noire appliquée avec un pinceau très fin. Cela accentue aussi leur ressemblan­ce avec des sérigraphi­es qu’elles ne sont pas. Les images de Pierre Seinturier se caractéris­ent par une tension extrême. Un cerf va être renversé par une voiture américaine lancée à toute blinde sur une route déserte. Une jeune fille en maillot de bain va se noyer dans une piscine. Un meurtre va avoir lieu, ou bien le crime vient-il plutôt d’être commis dans une maison abandonnée perdue dans une forêt ? Il cite volontiers les romans de Patrick Modiano. Ses sources d’inspiratio­n sont nombreuses. Une étagère de livres dans son atelier les révèle en partie : les dessins d’humour du New Yorker, ceux de Blutch, de David Shrigley, de Raymond Pettibon, mais aussi les gravures d’Edward Hopper et les peintures de David Hockney, les photograph­ies de Walker Evans, de William Eggleston et de Joel Sternfeld, qu’il s’approprie pour mieux les réinterpré­ter. Au musée des Tissus de Lyon, dans le cadre des Modules hors-les-murs du Palais de Tokyo en novembre dernier, il s’est confronté à de plus grands formats, à des clairs-obscurs inédits chez lui, et à des sujets parfois plus proches de la peinture classique, un meurtre dans un jardin anglais, une maison éclairée à l’allure très hopperienn­e. Enfin, pour l’exposition que la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois l’a invité à concevoir cet hiver dans sa project room, c’est la lumière et la couleur qui sont apparues dans ses toiles à la suite d’un séjour à la campagne. On retrouve la même tension et les mêmes thèmes que dans les images antérieure­s. Un homme s’apprête à tirer au bord d’un lac. Des baigneurs. Il y a un pont métallique non loin de là. Une grande toile montre deux hommes sur une barque – on sent la fascinatio­n pour le célèbre tableau de Peter Doig. Mais la lumière a changé dans ces oeuvres. Les ciels sont éclatants sous les feuillages noirs des arbres, et l’eau miroite dans les rivières. Plus de jus ni de papiers colorés. Le fond des toiles est blanc et la peinture a pris son autonomie.

Pierre Seinturier

Né en/ born 1988 à Paris. Vit et travaille / lives in Paris Exposition­s personnell­es récentes / Solo shows: 2012 Galerie du Crous, Paris 2013 Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois Exposition­s de groupe récentes 2013 12e Biennale de Lyon, Modules hors-les-murs, Palais de Tokyo ; Biennale de la Jeune Création européenne, Montrouge ; 58e Salon de Montrouge 2012 Exposition diplômes ENSAD, Centquatre, Paris

Pierre Seinturier, winner of the special jury prize at the Salon de Montrouge last year, is an original artist whose practice mixes painting and drawing, scenes from 1960s America and outdoorsy fun today. Always disturbing and a bit noir, his recent work has been shown at the Musée des Tissus in Lyon (as part of an extramural project by the Palais de Tokyo) and the Georges- Philippe & Nathalie Vallois gallery in Paris, three exhibition­s that attest to the rapid and intense developmen­t of a promising body of work.

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Pierre Seinturier majored in the printed image at the École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, graduating in 2010, but his work is on the borderline between drawing and painting. Drawing is always the first step in his work. He fills up sketchbook after sketchbook, sitting at his table in the afternoons, and says he lets himself drift almost on automatic pilot, guided by the image banks in his head. He makes his compositio­ns naturally and rapidly. They are like inexhausti­ble explorator­y pathways, sometimes pursued and sometimes abandoned along the way, punctuated by lyrics, a few syllables of 1950s doo-wop for example, whose romanticis­m contrasts sharply with the thriller style of the scenes. He likes all kinds of writing instrument­s and paper and is always looking for something new. His most recent drawings are done on very glossy paper; the pen glides very smoothly and produces excellent blacks. The medium turns out to be sheets of restaurant paper tablecloth he managed to score a few rolls of.

A DRAWN LIFE

Each of his images works autonomous­ly, but at the same time they irresistib­ly form series and narratives. We recognize scenes from the U.S. in the 1930s, but they are a fantasy of America. Sometimes the artist seems to make a cameo appearance in his paintings, but indirectly— referenced by an old pair of cowboy boots, for example. You’re not sure if it’s him or Frank Zappa, a figure who fascinates him. At any rate, he invents a life for himself, in and through drawing, in a very simple and self-deprecatin­g manner. When invited to take part in an exhibition, he often includes sketchbook­s along with his finished works, and a few objects, not really sculptures but more like three-dimensiona­l drawings, he says. It feels like he’s showing us is his own collection, as stated on the wall texts for his Salon de Montrouge show. When asked about his favorite movies, he takes out a sheet of paper stamped with the New York City coat of arms and the heading, “My favorite movies.” The list includes Philippe de Broca’s Le Magnifique, Singin’ In the Rain and Raiders of the Lost Ark. He had typed the list (with a typewriter!) on letterhead stationery belonging to someone who worked for the city whose New York apartment he stayed in. This perpetual combinatio­n of real and fake is one of his main modes of production.

THE AUTONOMY OF PAINTING

He turns some of his drawings into paintings. He covered his first canvases with fruit juice, often leaving part of this background blank. Using a brush, with a rapid and fluid line, Seinturier drew landscapes, portraits, a couple embracing, jockeys he observed at the Vincennes racetrack. You could tell he had looked at Degas. Later he began to use Kraft and green paper, occasional­ly mounted on wood. Working in sepia tones, his line became finer and friskier, emphasized by the leafy framing that stands out in some spots. There’s little trace of this kind of work in his sketchbook­s. Lastly, they are finished off with black lines painted with a vey thin brush. This touch accentuate­s their resemblanc­e to silkscreen­s, but that’s not what they are. Seinturier’s images are marked by an extreme tension. A deer is about to be hit by a car hurtling blindly down a country road. A young woman in a bathing suit is about to drown in a swimming pool. A murder is about to take place, or perhaps it already has, in an abandoned house deep in the woods. He is quick to cite Patrick Modiano novels, among his other many sources of inspiratio­n. Some of these can be gleaned from the bookcase in his studio: cartoons from The New Yorker and others by Blutch, David Shrigley and Raymond Pettibon; engravings by Edward Hopper and paintings by David Hockney; the photos of Walker Evans, William Eggleston and Joel Sternfeld, which he appropriat­es and reinterpre­ts. For his show at the Lyon Musée des Tissus last November (part of a Palais de Tokyo extramural project), he made larger format pieces, with a chiaroscur­o not seen in his work before, and almost classical painting subjects such as murder in an English garden and a home bathed in a Hopper-esque glow. Color and light made their appearance at his show last winter in the project room at the GeorgesPhi­lippe & Nathalie Vallois gallery, a result of a stay in the country, but with the same tension and themes as before. A man standing on the shore of a lake is about to shoot. Bathers. Not far away, a steel bridge. A big painting of two men in a boat—again, he’s been looking at Peter Doig. But now the light in his work has changed. The skies are very bright behind the black leaves, and the river water shimmers. No more juice or colored paper. The background­s are white, and the painting has become autonomous.

Translatio­n, L-S Torgoff

 ??  ?? Page gauche /page left: « He doesn’t even play the guitar ». 2013. Huile sur papier. 70 x 100 cm. (Court. Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris) Ci-dessus / above: « I’m gonna beat you up ». 2013. Huile sur papier. 50 x 70 cm. (Court. Idem). Oil...
Page gauche /page left: « He doesn’t even play the guitar ». 2013. Huile sur papier. 70 x 100 cm. (Court. Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris) Ci-dessus / above: « I’m gonna beat you up ». 2013. Huile sur papier. 50 x 70 cm. (Court. Idem). Oil...
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 ??  ?? « Come in deu boat huh? ». 2013. Huile sur papier. 35 x 50 cm. Oil on paper
« Come in deu boat huh? ». 2013. Huile sur papier. 35 x 50 cm. Oil on paper

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