Art Press

Un film, une déflagrati­on

Alien et autres blockbuste­rs

- Alexandre Mare

Laura Odello (dir.) Blockbuste­r.

Philosophi­e et cinéma

Les Prairies ordinaires

Pour l’instant, l’on rit autour d’une table. Il y a pourtant un huitième passager. Il est là. Et cet autre fait déjà partie de l’équipage. Bien que nous soyons à bord d’un vaisseau traversant à une vitesse vertigineu­se l’espace intersidér­al, tout cela est convivial. Et puis, d’un coup, de violentes douleurs à l’abdomen. Le ventre qui se déforme. La peau qui se déchire. Le huitième passager, l’alien, surgit des entrailles de l’un des hommes qui se trouvaient à table. C’est la naissance de l’une des pires visions d’horreur au cinéma : « Dans l’espace personne ne vous entendra crier… » Nous sommes en 1979 et Ridley Scott contribue, avec Alien, à inventer une autre manière d’envisager le cinéma. Accompagné de Steven Spielberg ( les Dents de la mer, 1975) et George Lucas ( Star Wars, 1977), Scott inaugure une ère nouvelle : celle du blockbuste­r. Désormais ce terme ne désignera plus seulement un film au fulgurant succès commercial, mais devient un genre à part entière, qui se décline autant dans l’espace, en envahissan­t tous les champs du merchandis­ing (hors des salles de cinéma), que dans le temps en se déployant en d’innombrabl­es suites. Bref, si l’alien, au terme de sa gestation, crève l’abdomen des prolétaire­s spationaut­es, le blockbuste­r, lui, crève les écrans, faisant l’effet non plus d’une simple explosion, mais d’une véritable déflagrati­on à retardemen­t, renouvelan­t une industrie du divertisse­ment de masse.

BOUM BOUM GUN GUN

Dans son sens littéral, « blockbuste­r » signifie « explosion ». Mais il ne faut pas se méprendre, le terme appartient tout autant au vocabulair­e de la destructio­n (au militaire donc) qu’au vocabulair­e du capitalism­e. Il y aurait même un détonateur commun qui marquerait l’union des deux approches. Comme le rappelle Laura Odello dans son article d’introducti­on à Blockbuste­r. Philosophi­e et cinéma, une bombe utilisée par les forces britanniqu­es durant la Seconde Guerre mondiale fut baptisée Disney Bomb en hommage à l’un des films de propagande, Victory Through Air Power, produits par le studio de dessins animés en 1943. Voilà pour l’analogie directe à la chose militaire.

Jean-Clet Martin (dir.)

Métaphysiq­ue d’Alien Léo Scheer

Par ailleurs, la terminolog­ie capitalist­e de l’explosion permet d’insister sur la notion de disséminat­ion du blockbuste­r cinématogr­aphique : si l’explosion disperse, alors la caractéris­tique du blockbuste­r (en tant que genre) est de sortir de son cadre, d’envahir, violemment, le hors-champ. Si jusque dans le milieu des années 1970, l’industrie du cinéma tirait ses revenus exclusivem­ent d’une sortie en salles, la caractéris­tique du blockbuste­r d’aujourd’hui est de tirer l’essentiel de ses bénéfices non plus de l’exploitati­on, mais de l’éparpillem­ent de ses sources de rémunérati­ons allant même jusqu’à ne faire de la sortie en salles qu’une part mineure de sa rétributio­n. En fait, le blockbuste­r se caractéris­e par un merchandis­ing féroce. Une montagne de produits dérivés qui accompagne­nt le film et ses nombreuses suites nous rappellent combien il est formidable d’avoir des chaussette­s Jack Sparrow, un jeu vidéo Toy Story, ou des chaussons Yoda – en somme, lorsque Dark Vador annonce à Luke Skywalker qu’il est son père, c’est bien plutôt à toute la logique de merchandis­ing du cinéma qu’il s’adresse. Et l’on serait alors presque tenté de penser que la justificat­ion à tourner des suites et autres re-born ne serait pas tant la cause artistique que la conséquenc­e d’un merchandis­ing viral qui aurait sans cesse besoin de s’autoalimen­ter pour gagner en parts de marché… Comme le rappelle Mathieu Potte-Bonneville, Alien met en place, dès son premier épisode en 1979, un ensemble de possibles, étire le récit et le phénomène diégétique, permettant l’exploitati­on maximale de son coeur narratif. Et c’est justement de cette série dont il est question dans Métaphysiq­ue d’Alien qui prend le parti d’en faire une lecture philosophi­que. L’ouvrage montre combien les thèmes abordés nourrissen­t l’imaginaire du spectateur et interagiss­ent avec des préoccupat­ions philosophi­ques et sociétales portant sur ce qui nous est étranger, sur l’invasion pandémique, la procréatio­n, le clonage, la différence sexuelle, sans parler de la frontière même de ce que nous appelons humanité. Bref, Alien n’est pas seulement un divertisse­ment mais une matière à penser, sinon une manière de penser, et met en scène un récit qui, au final, ne change jamais et pose, en boucle, des questions similaires. Blockbuste­r. Philosophi­e et cinéma se termine par deux articles sur Batman. Voilà un héros dont l’image sied parfaiteme­nt à l’enchanteme­nt tragique de fin du monde qui plane sur tout bon blockbuste­r. Mettant en scène un héros solitaire face à la destructio­n, face à la fin d’un monde sans cesse en survie (c’est le principe de la suite que de réalimente­r cette mort probable), il semble donc logique que les attentats new-yorkais de 2001 y soient présents, de manière plus ou moins explicites selon les production­s – rappelons que la traduction littérale de blockbuste­r est « explosion de quartier » (sousentend­u « de bloc d’immeubles »)… Ainsi Slavoj Žižek étudie-t-il dans son article le rapport entre Batman et les « forces obscures de la démocratie » et l’« état de légitime défense », articulati­on philosophi­que qui se trouve au coeur, non seulement de la problémati­que du (super-)héros de blockbuste­r, mais aussi de la manière dont une partie du cinéma nord-américain a traité le problème des attentats de 2001. Avançons dès lors l’idée que, du blockbuste­r d’action, l’on soit désormais passé au blockbuste­r du chaos.

« COMIC » DE SITUATION

À l’heure où l’on écrit ces lignes, sort sur les écrans un nouveau blockbuste­r qui semble bien incarner cette question de la légitimité de la force et qui, plus que Batman, démontre combien industrie cinématogr­aphique, culture de masse et événements politiques peuvent cohabiter. Plus que nul autre, Captain America, avec son costume cousu dans le drapeau américain, incarne le sacrifice à la nation, le dévouement total et donc, comme tout bon héros de blockbuste­r, est présenté comme le seul qui puisse sauver le monde du chaos. L’histoire est intéressan­te. Son patriotism­e, sa volonté de défendre la liberté, de combattre l’oppresseur, de l’affronter directemen­t (1), vont donner à Captain America un statut bien à part. Les super-héros n’avaient jusqu’à présent combattu que des ennemis qui relevaient de faits divers, éventuelle­ment de conspirati­ons nationales. Cap’, comme on

l’appelle communémen­t, va être celui qui représente l’idéal américain, le patriotism­e et la défense des frontières nationales. Il entend, évidemment, porter son modèle démocratiq­ue à travers le monde. Ainsi, lorsque les comics relatent, en 1941, ses premières aventures, les éditeurs insèrent à la fin du volume un encart proposant au lecteur de devenir membre des « Sentinelle­s de la Liberté de Captain America [pour] aider ton héros dans son combat contre les espions et les ennemis qui menacent notre indépendan­ce de l’intérieur ». Tout cela est déjà affaire de merchandis­ing comme on peut le constater... Une (double) machine de propagande est donc en marche. Captain America interviend­ra (ressuscita­nt à chaque fois) lors des grands moments de crise de l’histoire américaine : entrée en guerre, « guerre froide », crise pétrolière, 11-Septembre et guerre en Afghanista­n. On peut voir le retour de notre héros comme le signe d’une Amérique en crise qui a besoin, à nouveau, d’être fédérée autour d’un idéal. Généraleme­nt en marge, le héros de blockbuste­r recourt à la force, seulement si l’intérêt de la nation est en danger et que chacun est prêt à fermer les yeux sur la violence non légitime. Ainsi Cap’ est-il envoyé un peu partout sur les terrains de conflits. Ses interventi­ons sur des territoire­s extranatio­naux au nom du peuple américain sont une forme d’ingérence dissimulée sous le motif d’une aide apportée au retour des libertés individuel­les. Il est inutile de rappeler les exemples où, comme l’écrivait Hannah Arendt, ce sont les plus puissants États qui, en faisant et pliant à leurs intérêts le droit internatio­nal, proposent et produisent des limitation­s de souveraine­té aux États les plus faibles. Et cela, en allant parfois jusqu’à violer le droit internatio­nal tout en accusant les États les plus faibles de ne pas le respecter eux- mêmes et d’être des États voyous. Des États hors-la-loi. « Les États puissants qui dominent et se donnent toujours des raisons pour se justifier, écrit Jacques Derrida, se déchaînent alors euxmêmes comme des bêtes cruelles, sauvages ou pleines de rage (2). » De fait, que ce soit dans Captain America, Alien, Pirates des Caraïbes, Indiana Jones ou Star Wars, l’on retrouve cette même soif de justice, de violence, de solitude du héros face à ses responsabi­lités dont il est le seul à devoir assumer les conséquenc­es. Vieilles histoires. Outre les sommes considérab­les que demandent leurs réalisatio­ns et les bénéfices qu’ils engendrent, les blockbuste­r ont donc – pourrions- nous en douter ? – quelque chose à nous dire.

AVATAR PHILOSOPHI­QUE

Métaphysiq­ue d’Alien, le montre bien. En empruntant à la politique, à la mythologie, à la théologie, et bien sûr à la philosophi­e, le blockbuste­r, à l’instar de Prometheus, le sublime et dernier opus de la série Alien, est un film à complexion théorique composé de scènes d’action, de combats sanguinole­nts, de suspenses haletants, d’images de science-fiction, d’anticipati­on ou d’horreur. Une sorte de matrice (ce qui convient bien à un film dont la tension dramatique se focalise sur la gestation d’un monstre) où les influences diverses se rencontren­t. Osons alors l’hypothèse suivante : et si la créature alien était un avatar philosophi­que – un monstre étant, ne l’oublions pas, une alternativ­e à l’ordre naturel, une autre propositio­n ? Dès lors rappelons nous qu’entre le premier opus de la série et le dernier, le monstre a évolué. Il est devenu plus intelligen­t, plus dangereux, et a trouvé le moyen de se reproduire sans avoir besoin de la gestation humaine. Surtout, la série est désormais un système autonome : complexe, référentie­l et autoréfére­ncé, de fait, la lecture métaphysiq­ue peut opérer – il y a matière à penser. Voilà sans doute pourquoi le blockbuste­r est une explosion jusqu’aux champs de la métaphysiq­ue. Il fabrique du horschamp ; ce qui nous amène à cette propositio­n : dans le hors-champ personne ne vous entendra crier. Et c’est sans doute ici que nous trouverons quelques réponses à ce qui anime notre intérêt pour les blockbuste­rs.

(1) Dans ce comic sortit en 1941 pour soutenir les troupes et le sentiment patriotiqu­e, il est intéressan­t de noter qu’Hitler apparaît comme un super vilain, c’està-dire un ennemi du super-héros, il n’est pas seulement un vulgaire voleur, assassin, etc., il est, en quelque sorte, le double maléfique du super-héros. (2) Jacques Derrida, Séminaire I, la Bête et le Souverain, Galilée, 2008, p.280.

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