Un film, une déflagration
Alien et autres blockbusters
Laura Odello (dir.) Blockbuster.
Philosophie et cinéma
Les Prairies ordinaires
Pour l’instant, l’on rit autour d’une table. Il y a pourtant un huitième passager. Il est là. Et cet autre fait déjà partie de l’équipage. Bien que nous soyons à bord d’un vaisseau traversant à une vitesse vertigineuse l’espace intersidéral, tout cela est convivial. Et puis, d’un coup, de violentes douleurs à l’abdomen. Le ventre qui se déforme. La peau qui se déchire. Le huitième passager, l’alien, surgit des entrailles de l’un des hommes qui se trouvaient à table. C’est la naissance de l’une des pires visions d’horreur au cinéma : « Dans l’espace personne ne vous entendra crier… » Nous sommes en 1979 et Ridley Scott contribue, avec Alien, à inventer une autre manière d’envisager le cinéma. Accompagné de Steven Spielberg ( les Dents de la mer, 1975) et George Lucas ( Star Wars, 1977), Scott inaugure une ère nouvelle : celle du blockbuster. Désormais ce terme ne désignera plus seulement un film au fulgurant succès commercial, mais devient un genre à part entière, qui se décline autant dans l’espace, en envahissant tous les champs du merchandising (hors des salles de cinéma), que dans le temps en se déployant en d’innombrables suites. Bref, si l’alien, au terme de sa gestation, crève l’abdomen des prolétaires spationautes, le blockbuster, lui, crève les écrans, faisant l’effet non plus d’une simple explosion, mais d’une véritable déflagration à retardement, renouvelant une industrie du divertissement de masse.
BOUM BOUM GUN GUN
Dans son sens littéral, « blockbuster » signifie « explosion ». Mais il ne faut pas se méprendre, le terme appartient tout autant au vocabulaire de la destruction (au militaire donc) qu’au vocabulaire du capitalisme. Il y aurait même un détonateur commun qui marquerait l’union des deux approches. Comme le rappelle Laura Odello dans son article d’introduction à Blockbuster. Philosophie et cinéma, une bombe utilisée par les forces britanniques durant la Seconde Guerre mondiale fut baptisée Disney Bomb en hommage à l’un des films de propagande, Victory Through Air Power, produits par le studio de dessins animés en 1943. Voilà pour l’analogie directe à la chose militaire.
Jean-Clet Martin (dir.)
Métaphysique d’Alien Léo Scheer
Par ailleurs, la terminologie capitaliste de l’explosion permet d’insister sur la notion de dissémination du blockbuster cinématographique : si l’explosion disperse, alors la caractéristique du blockbuster (en tant que genre) est de sortir de son cadre, d’envahir, violemment, le hors-champ. Si jusque dans le milieu des années 1970, l’industrie du cinéma tirait ses revenus exclusivement d’une sortie en salles, la caractéristique du blockbuster d’aujourd’hui est de tirer l’essentiel de ses bénéfices non plus de l’exploitation, mais de l’éparpillement de ses sources de rémunérations allant même jusqu’à ne faire de la sortie en salles qu’une part mineure de sa rétribution. En fait, le blockbuster se caractérise par un merchandising féroce. Une montagne de produits dérivés qui accompagnent le film et ses nombreuses suites nous rappellent combien il est formidable d’avoir des chaussettes Jack Sparrow, un jeu vidéo Toy Story, ou des chaussons Yoda – en somme, lorsque Dark Vador annonce à Luke Skywalker qu’il est son père, c’est bien plutôt à toute la logique de merchandising du cinéma qu’il s’adresse. Et l’on serait alors presque tenté de penser que la justification à tourner des suites et autres re-born ne serait pas tant la cause artistique que la conséquence d’un merchandising viral qui aurait sans cesse besoin de s’autoalimenter pour gagner en parts de marché… Comme le rappelle Mathieu Potte-Bonneville, Alien met en place, dès son premier épisode en 1979, un ensemble de possibles, étire le récit et le phénomène diégétique, permettant l’exploitation maximale de son coeur narratif. Et c’est justement de cette série dont il est question dans Métaphysique d’Alien qui prend le parti d’en faire une lecture philosophique. L’ouvrage montre combien les thèmes abordés nourrissent l’imaginaire du spectateur et interagissent avec des préoccupations philosophiques et sociétales portant sur ce qui nous est étranger, sur l’invasion pandémique, la procréation, le clonage, la différence sexuelle, sans parler de la frontière même de ce que nous appelons humanité. Bref, Alien n’est pas seulement un divertissement mais une matière à penser, sinon une manière de penser, et met en scène un récit qui, au final, ne change jamais et pose, en boucle, des questions similaires. Blockbuster. Philosophie et cinéma se termine par deux articles sur Batman. Voilà un héros dont l’image sied parfaitement à l’enchantement tragique de fin du monde qui plane sur tout bon blockbuster. Mettant en scène un héros solitaire face à la destruction, face à la fin d’un monde sans cesse en survie (c’est le principe de la suite que de réalimenter cette mort probable), il semble donc logique que les attentats new-yorkais de 2001 y soient présents, de manière plus ou moins explicites selon les productions – rappelons que la traduction littérale de blockbuster est « explosion de quartier » (sousentendu « de bloc d’immeubles »)… Ainsi Slavoj Žižek étudie-t-il dans son article le rapport entre Batman et les « forces obscures de la démocratie » et l’« état de légitime défense », articulation philosophique qui se trouve au coeur, non seulement de la problématique du (super-)héros de blockbuster, mais aussi de la manière dont une partie du cinéma nord-américain a traité le problème des attentats de 2001. Avançons dès lors l’idée que, du blockbuster d’action, l’on soit désormais passé au blockbuster du chaos.
« COMIC » DE SITUATION
À l’heure où l’on écrit ces lignes, sort sur les écrans un nouveau blockbuster qui semble bien incarner cette question de la légitimité de la force et qui, plus que Batman, démontre combien industrie cinématographique, culture de masse et événements politiques peuvent cohabiter. Plus que nul autre, Captain America, avec son costume cousu dans le drapeau américain, incarne le sacrifice à la nation, le dévouement total et donc, comme tout bon héros de blockbuster, est présenté comme le seul qui puisse sauver le monde du chaos. L’histoire est intéressante. Son patriotisme, sa volonté de défendre la liberté, de combattre l’oppresseur, de l’affronter directement (1), vont donner à Captain America un statut bien à part. Les super-héros n’avaient jusqu’à présent combattu que des ennemis qui relevaient de faits divers, éventuellement de conspirations nationales. Cap’, comme on
l’appelle communément, va être celui qui représente l’idéal américain, le patriotisme et la défense des frontières nationales. Il entend, évidemment, porter son modèle démocratique à travers le monde. Ainsi, lorsque les comics relatent, en 1941, ses premières aventures, les éditeurs insèrent à la fin du volume un encart proposant au lecteur de devenir membre des « Sentinelles de la Liberté de Captain America [pour] aider ton héros dans son combat contre les espions et les ennemis qui menacent notre indépendance de l’intérieur ». Tout cela est déjà affaire de merchandising comme on peut le constater... Une (double) machine de propagande est donc en marche. Captain America interviendra (ressuscitant à chaque fois) lors des grands moments de crise de l’histoire américaine : entrée en guerre, « guerre froide », crise pétrolière, 11-Septembre et guerre en Afghanistan. On peut voir le retour de notre héros comme le signe d’une Amérique en crise qui a besoin, à nouveau, d’être fédérée autour d’un idéal. Généralement en marge, le héros de blockbuster recourt à la force, seulement si l’intérêt de la nation est en danger et que chacun est prêt à fermer les yeux sur la violence non légitime. Ainsi Cap’ est-il envoyé un peu partout sur les terrains de conflits. Ses interventions sur des territoires extranationaux au nom du peuple américain sont une forme d’ingérence dissimulée sous le motif d’une aide apportée au retour des libertés individuelles. Il est inutile de rappeler les exemples où, comme l’écrivait Hannah Arendt, ce sont les plus puissants États qui, en faisant et pliant à leurs intérêts le droit international, proposent et produisent des limitations de souveraineté aux États les plus faibles. Et cela, en allant parfois jusqu’à violer le droit international tout en accusant les États les plus faibles de ne pas le respecter eux- mêmes et d’être des États voyous. Des États hors-la-loi. « Les États puissants qui dominent et se donnent toujours des raisons pour se justifier, écrit Jacques Derrida, se déchaînent alors euxmêmes comme des bêtes cruelles, sauvages ou pleines de rage (2). » De fait, que ce soit dans Captain America, Alien, Pirates des Caraïbes, Indiana Jones ou Star Wars, l’on retrouve cette même soif de justice, de violence, de solitude du héros face à ses responsabilités dont il est le seul à devoir assumer les conséquences. Vieilles histoires. Outre les sommes considérables que demandent leurs réalisations et les bénéfices qu’ils engendrent, les blockbuster ont donc – pourrions- nous en douter ? – quelque chose à nous dire.
AVATAR PHILOSOPHIQUE
Métaphysique d’Alien, le montre bien. En empruntant à la politique, à la mythologie, à la théologie, et bien sûr à la philosophie, le blockbuster, à l’instar de Prometheus, le sublime et dernier opus de la série Alien, est un film à complexion théorique composé de scènes d’action, de combats sanguinolents, de suspenses haletants, d’images de science-fiction, d’anticipation ou d’horreur. Une sorte de matrice (ce qui convient bien à un film dont la tension dramatique se focalise sur la gestation d’un monstre) où les influences diverses se rencontrent. Osons alors l’hypothèse suivante : et si la créature alien était un avatar philosophique – un monstre étant, ne l’oublions pas, une alternative à l’ordre naturel, une autre proposition ? Dès lors rappelons nous qu’entre le premier opus de la série et le dernier, le monstre a évolué. Il est devenu plus intelligent, plus dangereux, et a trouvé le moyen de se reproduire sans avoir besoin de la gestation humaine. Surtout, la série est désormais un système autonome : complexe, référentiel et autoréférencé, de fait, la lecture métaphysique peut opérer – il y a matière à penser. Voilà sans doute pourquoi le blockbuster est une explosion jusqu’aux champs de la métaphysique. Il fabrique du horschamp ; ce qui nous amène à cette proposition : dans le hors-champ personne ne vous entendra crier. Et c’est sans doute ici que nous trouverons quelques réponses à ce qui anime notre intérêt pour les blockbusters.
(1) Dans ce comic sortit en 1941 pour soutenir les troupes et le sentiment patriotique, il est intéressant de noter qu’Hitler apparaît comme un super vilain, c’està-dire un ennemi du super-héros, il n’est pas seulement un vulgaire voleur, assassin, etc., il est, en quelque sorte, le double maléfique du super-héros. (2) Jacques Derrida, Séminaire I, la Bête et le Souverain, Galilée, 2008, p.280.