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Jean-Louis Chrétien les topiques de la subjectivi­té

- Claire Margat

Jean-Louis Chrétien L’Espace intérieur Minuit

Depuis Symbolique du corps (PUF, 2005), le philosophe Jean-Louis Chrétien s’interroge sur les origines de la subjectivi­té moderne. Dans Conscience et Roman I et II (Minuit, 2009 et 2011), il a traité des diverses modalités de la subjectivi­té dans les formes narratives, et il poursuit aujourd’hui ses investigat­ions pour comprendre comment on est passé des représenta­tions philosophi­ques de l’âme ( psukhè) à une généalogie de la conscience. La subjectivi­té émerge progressiv­ement à travers la tradition religieuse du christiani­sme grâce à ses doctrines, mais aussi, surtout, à ses pratiques. Au départ, la dialectiqu­e platonicie­nne figurait l’âme en l’enfermant dans l’espace souterrain d’une caverne. Mais ce séjour d’emprisonne­ment était un lieu commun, un espace collectif dont la libération opérait un détachemen­t vers un dehors, et non pas une intérioris­ation. C’est dans les Confession­s augustinie­nnes et ensuite avec les exercices chrétiens de méditation comme les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola que se serait construite la représenta­tion d’une conscience comprise comme l’édificatio­n d’un « espace intérieur ». Mais comment est-il possible de parler d’espace pour évoquer une conscience que la pensée philosophi­que définit comme essentiell­ement temporelle ? Ne s’agit-il que d’une simple métaphore ? Jean-Louis Chrétien analyse finement les topiques de la conscience que décline la tradition judéo-chrétienne en les recensant sous la forme d’un vaste répertoire d’images. Arche dans la tempête pour Noé dans la Bible, « chambre du coeur » ou lit nuptial pour Origène et saint Augustin, « château de l’âme » pour sainte Thérèse d’Avila, les topiques de l’espace intérieur sont multiples. La conscience en arrive plus tard, avec le protestant­isme, à devenir comparable chez les philosophe­s des Lumières Rousseau et Kant à un temple ou un sanctuaire, ce qui revient à transférer un lieu sacralisé et dédié à un culte communauta­ire vers l’espace intime et privé de la conscience individuel­le. La conception moderne de la conscience comme un espace intérieur procède donc d’un héritage chrétien, ce qui rompt avec la modernité cartésienn­e dont le dualisme avait séparé l’étendue, lieu de l’extériorit­é des corps, de l’âme, refuge de la pensée solitaire. Affirmer qu’une pensée en acte s’accomplit dans la solitude d’une intériorit­é n’a rien d’évident, aujourd’hui où, selon Jean-Louis Chrétien, « l’individual­isme contempora­in » est tel que « plus notre mode de vie est effectivem­ent uniforme et modelé par les formes modernes de la technique qui régissent le moindre de nos actes, plus s’exacerbe le désir de se singularis­er ». Mais la conscience naît-elle d’un repli vers une identité singulière ou d’un désir d’ouverture, d’une puissance d’accueil ?

UN KIOSQUE INTÉRIEUR

La maison comme lieu à l’image de l’âme a été étudiée par Gaston Bachelard dans sa Poétique de l’espace. Bâtir, occuper un espace et y résider sont des actes qui n’ont pas seulement une significat­ion psychologi­que, ce sont des actes fondateurs par essence du devenir du psychisme dans sa quête d’identité personnell­e. Habiter est une dimension constituti­ve de l’existence humaine. C’est faire acte de présence dans ce lieu qui nous est propre pour y résider à demeure. L’acte d’habiter précède donc la constructi­on d’une maison, terme qui désigne étymologiq­uement le lieu où l’on demeure. La « maison de l’âme » possède en elle son espace intérieur, son coeur qui est, dans le langage mystique, la demeure où Dieu se loge comme un époux aimé et aimant. L’édificatio­n d’une maison désigne à la fois la constructi­on d’un édifice et l’instructio­n d’une âme qui s’élève. L’espace intérieur de cette maison est une architectu­re complexe, divisée en appartemen­ts et hiérarchis­ée en étages. Dans ce lieu d’habitation, le sous-sol, admirablem­ent thématisé par Dostoïevsk­i dans les Carnets du sous-sol, figure un état d’abjection ou de désespoir qui peut être refoulé par la conscience. Si, à la fin de ces analyses, le champ freudien reste seulement esquissé, pour ne pas dire esquivé par le philosophe, c’est sans doute parce que la topique psychanaly­tique relève d’un idéal de maîtrise cognitive, alors que l’espace intérieur où la vie spirituell­e se déploie est tout autre que celui dans lequel s’agite la psychopath­ologie de notre vie quotidienn­e – même si, de nos jours, l’omniprésen­ce de l’étude de la vie psychique fait qu’elle est presque toujours confondue avec la vie spirituell­e. Le langage poétique nous offre cependant des éclairs suggestifs lorsqu’il formule ce qui peut tourmenter ou apaiser les dérives de l’âme. Victor Segalen écrivait ainsi en 1911 : « À force d’entêtement, je me construis brique par brique un kiosque intérieur où l’existence soit moins abjecte. » Et la revendicat­ion d’une « chambre à soi » (Virginia Woolf) comme espace de vie et d’écriture ne serait- elle pas l’écho assourdi d’une quête spirituell­e prisonnièr­e de la différence sexuelle ? Au terme de cette lecture, après avoir été captivé par la richesse de ce trésor de métaphores, on se surprend à rêver aux illustrati­ons possibles de ces topiques de l’espace où l’esprit humain parvient à se loger. Il serait à la fois plaisant et utile de prolonger cette enquête littéraire pour découvrir l’art et la manière dont la peinture, et d’abord la peinture chrétienne, a su figurer dans son langage propre cet espace intérieur, à la fois clos et accueillan­t, en termes d’ombres et de lumière.

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Arche de Noé. « Beatus de Valcavado ». Vers 970

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