Art Press

Transmettr­e l’art des sauts de tigre dans le passé

- Stéphane Sauzedde

Christophe Kihm et Valérie Mavridorak­is (dir.) Transmettr­e l’art. Figures et méthodes. Quelle histoire ? Les presses du réel / HEAD - Genève

En 2010 et 2012, alors que l’applicatio­n des accords de Bologne provoque un mouvement de réforme considérab­le dans les écoles d’art et design européenne­s, l’ESBA de Nantes et la HEAD de Genève organisent deux colloques consacrés à la transmissi­on de l’art – les expérience­s qu’elle exige, les méthodes qu’elle utilise et sa riche histoire depuis le début du 20e siècle. Aujourd’hui, Christophe Kihm et Valérie Mavridorak­is rassemblen­t les diverses contributi­ons qui y furent produites et livrent une somme qui s’avère passionnan­te. Quatorze textes et quatre entretiens, tous très différents – une mine pour les historiens et autres amateurs d’art, mais aussi plus largement pour tous ceux qui s’intéressen­t à la constructi­on d’un avenir s’appuyant sur la connaissan­ce du passé. La dimension historique de cet ouvrage est en effet son premier atout. Que les études de cas proposées s’attachent à détailler des expérience­s déjà repérées ou bien qu’elles décrivent des lieux et des structures plus confidenti­els, l’effet de présence produit par ces récits est d’une stupéfiant­e efficacité. Avec celui d’Æsa Sigurjónsd­óttir, par exemple, c’est le départemen­t New Art de l’Icelandic College of Art and Crafts de Reykjavík (1975-1984) qui apparaît, avec ses personnali­tés que sont Magnús Pálsson, Dieter Roth ou Robert Filliou, et avec ses élèves qui s’exercent aux Invisible Games ( le pingpong sans table, sans raquettes ni balle, par exemple), où le comporteme­nt moral est valorisé autant que les formes plastiques (toujours dire la vérité, « une obsession chez Roth »), et où « aucun jugement de valeur n’est porté » (principe filliouesq­ue du « non-teaching as teaching »)... Leszek Brogowski s’intéresse à la formation suivie par Man Ray qui, en 1912 et 1913, fréquenta la Ferrer Modern School de NewYork, centre fondé sur les principes de « l’anti-pédagogie » de l’anarchiste Francesc Ferrer i Guàrdia. Antje Kramer rapporte, quant à elle, le projet d’Yves Klein rêvant, dès 1959, d’une « école de la sensibilit­é ». La contributi­on de Katia Schneller, qui porte sur le « Profession­nalism in the Arts » pensé par Silas Rhodes pour la School of Visual Arts permet de franchir la porte entre 1965 et 1975 « d’une des plus grandes écoles indé- pendantes d’art » hyperconne­ctée à l’actualité de la scène new-yorkaise d’alors... Même les textes qui traitent de cas plus connus (John Cage et le Bauhaus, la classe Post Studio au California Institute of the Arts [CalArts] de John Baldessari, ou l’enseigneme­nt du « professeur de sculpture monumental­e » Joseph Beuys à la Kunstakade­mie de Düsseldorf, par exemple) parviennen­t à délaisser les généralité­s : prenant le temps des détails, ils procèdent comme le ferait la micro-histoire : au plus près des individus, de leurs lieux, de leurs économies et de leurs actions – soit ce qui fait la spécificit­é des dispositif­s de production de subjectivi­tés.

BRÉVIAIRE

Ces textes – a fortiori quand ils organisent la rencontre avec un seul artiste comme Siah Armajani ou Silvie Defraoui – donnent donc accès à un réel quasi intimiste, trop souvent perdu de vue dans les études historique­s. Il faut dire que la transmissi­on a partie liée avec les individus, l’éphémère des expérience­s et les relations humaines. Et si Transmettr­e l’art n’est pas un ouvrage d’ethnologie sur ces étranges sociétés que sont les écoles d’art, ce vivant-là affleure néanmoins comme ce « qui ne peut-être réduit par le langage », ou qu’il est impossible d’historicis­er car « lié dans l’opacité de l’amitié ».

En s’attachant à ces détails, en « prêtant attention à la descriptio­n des expérience­s » et en les couplant « à l’analyse des situations […] aux données contextuel­les, temporelle­s et humaines », le mouvement du particulie­r au général permet à l’ouvrage de devenir stimulant pour un public qui excède celui des spécialist­es. Par exemple, le lecteur trouvera, présente en mode mineur dans l’ouvrage, la salutaire critique de la personnali­sation de l’enseigneme­nt au 20e siècle : trop souvent il est donné par l’artiste en son nom propre, soutenu par l’aura d’une « maîtrise » dont l’autorité ne peut être évacuée par la simple affirmatio­n de son couplage avec l’« ignorance » – dans une référence récurrente à la figure rancièrien­ne du « maître ignorant ». Ce mouvement du particulie­r au général permet aussi de mesurer l’importance du Feminist Art Program élaboré par Judy Chicago au CalArts au début des années 1970. Avec la descriptio­n précise de ce qui se joue dans la rencontre d’Allan Kaprow et de ce programme, la philosophe Géraldine Gourbe révèle d’un même geste l’invention de techniques d'émancipati­on et d'affirmatio­n de soi (rien de moins que les premières formes d’empowermen­t dans un cursus artistique), l’autogestio­n joyeuse et l’autodidaxi­e de toute une génération, mais aussi le phallocent­risme de l’art contempora­in... Tout cela loin des élaboratio­ns mythiques qui empêchent trop souvent de regarder avec attention la Californie, les années 1970 ou les gender studies. In fine, cet ouvrage savant peut être lu comme la défense et l’illustrati­on d’un enseigneme­nt artistique véritablem­ent d’art, mais aussi véritablem­ent politique, s’attachant sans relâche à la constructi­on de situations : un bréviaire du passage à l’acte donc, rappelant que les expérience­s du passé sont toujours là, disponible­s ici et maintenant pour qui souhaite produire de l’ « à- présent ». Il suffit de faire, comme l’écrit Walter Benjamin, un « saut de tigre dans le passé (1) ».

(1) Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in OEuvres III, Gallimard, Folio Essais, 2000.

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Judy Chicago et Miriam Shapiro devant « Womanhouse », projet du Feminist Art Program. 1972 (Ph. DR)

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