Art Press

Raymond Ruyer métaphysiq­ue de la création

- Michel Vignard

Raymond Ruyer L’Embryogenè­se du monde et le Dieu silencieux Klincksiec­k

Raymond Ruyer est surtout connu pour la Gnose de Princeton. Ce livre prétendait exposer la philosophi­e secrète des têtes chercheuse­s de la prestigieu­se université américaine qui accueillit en son temps Albert Einstein. Le canular eut un certain succès à sa parution en 1974, mais ne révéla pas au grand public la pensée de son auteur, professeur à l’université de Nancy, qui aura exercé une influence non négligeabl­e sur des philosophe­s comme Gilles Deleuze. Le volume inédit qui paraît vingt-cinq ans après la mort de Ruyer est l’occasion de réparer cette surprenant­e injustice. Le lecteur aurait tort de s’effrayer d’un titre indéchiffr­able, l’Embryogenè­se du monde et le Dieu silencieux. Ruyer a une belle rigueur de pensée, un art consommé de la clarificat­ion, une plume intelligen­te et poétique. Il fallait bien ces talents pour se lancer, au crépuscule du 20e siècle (le livre a été écrit au tournant des années 1970 et 1980) et d’une vie (Ruyer est mort en 1987, à l’âge de 85 ans), dans la constructi­on d’une métaphysiq­ue du « monde » et de « Dieu ». Pour passer, comme dit son éditeur et meilleur commentate­ur, Fabrice Colonna, de l'« observable » au « connaissab­le ». Raymond Ruyer fait en effet partie de ces rares philosophe­s français à avoir entretenu un rapport assidu avec les sciences : la microphysi­que quantique au début du 20e siècle, l’embryologi­e dès les années 1930, la génétique moléculair­e vingt ans plus tard. En cela, il a davantage suivi la voie d’Henri Bergson que celle de Georges Canguilhem. La vie ne se résume pas à la génération et à la corruption. Même la notion de « devenir », au sens d’Héraclite, l’idée que la vie est changement, qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, est insuffisan­te. Ce qui caractéris­e le vivant après la révolution darwinienn­e est, comme le dit le philosophe américain Alfred North Whitehead, l'« avancée créatrice ». La question rencontre aussitôt l’écueil du finalisme, honni des scientifiq­ues. Si la science explique les processus de la vie, elle reste toutefois incapable de comprendre comment des formes complexes peuvent émerger de structures moins complexes. Dès lors, il s’agit de penser un nouveau finalisme qui ne ferait pas intervenir dans les phénomènes vitaux une puissance étrangère ou une cause extérieure. Ce fut l’enjeu de toute la vie de Raymond Ruyer : de Néo-finalisme (1952) à cette Embryogenè­se du monde, qui apporte les derniers éléments d’une oeuvre unique et ambitieuse.

LA VIE A PLUS D’UNE VIE

« Un embryon de vertébré commence comme une esquisse au crayon sur l’espace de l’oeuf. » C’est par une « cascade de différenci­ations » que d’un « pli » naît, par exemple, le cristallin de l’oeil. Cela fait dire à Ruyer que l’unicellula­ire « est tout entier vision noire, et non vision nulle ». Une vision noire désigne « une aire embryonnai­re, non encore induite à se différenci­er selon sa compétence ». Les conséquenc­es de ce phénomène s’étendent largement au-delà de la cellule : « Dans toute l’embryogenè­se d’un organisme, comme d’une oeuvre artisanale, artistique, ou d’une théorie scientifiq­ue, ce que l’on peut voir dans l’espace est comme doublé par un en deça, par un espace sémantique de thèmes abstraits, qui ont un sens mais pas de forme définie. » Ce « thème mnémique ou inventif » n’est pas une forme indépendan­te, préconstit­uée, qui imprimerai­t sa marque au monde, à la façon des Idées de Platon. Il ne faut pas y voir non plus une finalité inscrite en dehors du présent, et qui le guiderait vers son assomption. Il s’agit davantage du « passage de formes intemporel­les dans le monde temporel ». La science de l’embryogenè­se révèle ainsi à la philosophi­e que la vie a plus d’une vie. Cet intemporel, Ruyer l’a tiré de ses analyses plus anciennes sur la conscience. En rupture avec la phénoménol­ogie dominante à l’époque où il écrit la Conscience et le Corps (1937), il affirme en effet que la conscience est « rapport originaire à elle-même sans dualité ni médiation ». Elle relève donc moins de la connaissan­ce que de l'« auto-affectatio­n », car à la vérité nous n’avons pas des sensations, nous les sommes. La conscience n’est pas davantage la propriété de certains sujets. Même si elle a besoin d’une structure matérielle, comme celle de la rétine et du nerf optique, et d’une « certaine surface corticale unitaire », on ne peut pas la localiser dans la matière organique. S’excédant « en quelque sorte elle-même », elle est douée d’ubiquité comme le prouvent les phénomènes du rêve ou de la mémoire. Cerveau et conscience sont l’envers et l’endroit d’une seule et même réalité première qui est, chez Ruyer comme chez Leibniz, d’ordre essentiell­ement psychique. Il fallait de l’audace et une logique imparable pour passer de l’embryogenè­se des organismes à l’embryogenè­se du monde, pour construire, face au réductionn­isme scientiste, une théologie naturelle qui est une métaphysiq­ue de la création. Le Dieu de Raymond Ruyer, réserve inépuisabl­e de thèmes, explose ou s’explose « en Monde », « se distribue lui-même en milliards de lignées, livrées au hasard de l’existence et à leur micro-ingéniosit­é de faible portée ». Pour l’auteur de la Gnose de Princeton, son dernier livre aura été l’occasion de réaffirmer l’idée fondamenta­le qu’un seul chemin va de la cellule à l’oeuvre d’art, et qu’il se construit éternellem­ent lui-même en tirant ses thèmes d’un Dieu éternellem­ent silencieux.

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Raymond Ruyer (Ph. DR)

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