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James J. Gibson écologie de la perception

- Elsa Boyer

James J. Gibson Approche écologique de la perception visuelle Dehors

La traduction de l’Approche écologique de la perception visuelle de James J. Gibson, paru en 1979 aux États-Unis, offre désormais aux lecteurs francophon­es ce travail aux enjeux interdisci­plinaires qui convoque aussi bien la psychologi­e de la perception, la philosophi­e analytique, la phénoménol­ogie, les sciences cognitives que les visual studies. La préface à l’édition française d’Olivier Putois, la postface de Claude Romano, ainsi que la notice autobiogra­phique de Gibson, constituen­t un précieux appareil critique pour apprécier les différents domaines concernés et l’évolution de la pensée de l’auteur. Car cet ouvrage est bien le fruit d’un cheminemen­t dans lequel l’étude des théories de la perception et le travail expériment­al – en particulie­r celui auquel Gibson se consacra en psychologi­e de l’aviation pendant la Seconde Guerre mondiale – ont joué un rôle primordial. Après avoir souscrit à une conception de la vision qui se fonde sur l’oeil fixe et l’image rétinienne, Gibson propose de renverser ce postulat de départ de la psychologi­e de la perception. Dès lors qu’on entend ne pas se limiter à un artifice de laboratoir­e et aborder la vision naturelle qui anime notre vie courante, la perception la plus simple ne saurait être une succession de coups d’oeil semblables à des instantané­s mais la perception ambiante et ambulatoir­e, c’est-à-dire le fait de regarder alentour en se déplaçant. Face à la fixation sur un objet en particulie­r, Gibson privilégie l’exploratio­n et resitue l’observateu­r dans son environnem­ent. Ce geste épistémolo­gique invite à concevoir autrement les données de la perception sur lesquelles travaille le psychologu­e. Ces données ne sont plus à comprendre comme une séquence de stimuli qui toucheraie­nt l’oeil pour être ensuite transmis au cerveau par le nerf optique. L’acte de percevoir, tel que le conçoit Gibson, est continu : il consiste à prélever de l’informatio­n, à recueillir à la fois la persistanc­e et le changement dans le flux d’un « arrangemen­t optique ». Ce prélèvemen­t d’informatio­n optique substitue au canal sensoriel reliant l’oeil au nerf optique un système perceptif intégral qui met d’emblée en jeu le corps et ses déplacemen­ts dans un environnem­ent. Gibson rejette ainsi une approche de la perception qui partirait d’une donnée simple pour ensuite lui ajouter d’autres éléments tels que le mouvement, la perception de soi, ou encore les significat­ions, c’est-à-dire les valeurs associées à l’objet. L’informatio­n optique concernant le soi et les mouvements du corps accompagne­nt en effet l’acte de perception continu qui extrait des informatio­ns relatives à l’environnem­ent. Quant aux significat­ions, elles prennent forme à travers la complément­arité entre l’observateu­r et l’environnem­ent, ce qu’Olivier Putois choisit de traduire par le terme d’« invite », afin de marquer l’importance que lui accorde Gibson. L’invite n’est pas le fait d’un acte de jugement de la part du sujet à partir de ses perception­s, mais elle « pointe dans les deux directions, vers l’environnem­ent et vers l’observateu­r ». En ce sens, l’approche écologique ne se situe plus au niveau des entrées sensoriell­es, mais tend davantage vers ce qui ressemble au « milieu associé » de Gilbert Simondon, et évoque les travaux du philosophe sur l’objet technique.

VERS L’IMAGE PROGRESSIV­E

Les images ne sont pas absentes de ce changement de perspectiv­e que propose Gibson, et elles irriguent l’ouvrage en plusieurs points. Il s’agit d’abord de se défaire d’une mauvaise image, l’image rétinienne – née d’une fausse analogie entre la rétine et la pellicule – pour mettre à bas la théorie picturale de la perception qu’elle fonde. Ce modèle épistémiqu­e est d’autant plus tenace, semble dire Gibson, que ce que nous apprenons enfants au sujet du monde passe par « la médiation de séquences d’images ». Ces images, fixes et en mouvement, l’auteur y revient ensuite à partir de sa perspectiv­e écologique, les secondes étant plus simples que les premières, lesquelles constituen­t un cas particulie­r, « arrêté ». Gibson propose de remplacer la notion d’« image en mouvement » par celle d’« image progressiv­e », soulignant ainsi que l’image n’est pas affectée par du mouvement mais par des perturbati­ons : transforma­tions, agrandisse­ments, annulation­s, substituti­ons, croissance et décroissan­ce des bords de l’image. Gibson prolonge cette approche écologique en soulignant ce qu’elle implique pour la mise en scène cinématogr­aphique, par exemple préférer le travelling au zoom, ou veiller à l’orientatio­n spatiale nécessaire pour permettre la « transporta­tion » par le montage du spectateur d’un espace à un autre. Alors même que l’écologie propose une manière inédite de décrire les images, Gibson semble les comprendre sur le même mode que celui d’une psychologi­e de l’aviation visant à expliquer la navigation, l’atterrissa­ge et le décollage. Le cinéma se voit d’ailleurs refuser le statut d’art plastique et les théories du montage, celle d’Eisenstein par exemple, sont qualifiées de « vague optimisme esthétique ». Car les images vers lesquelles tend Gibson, notamment lorsqu’il décrit la locomotion selon un point de vue écologique, sont au fond les vues en première personne des simulateur­s.

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James J. Gibson (Ph. DR)

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