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Ninon de Lenclos entre chambre et salon

- Vincent Roy

Michel Vergé-Franceschi Ninon de Lenclos. Libertine du Grand Siècle Payot

C’était l’époque où l’on appelait « plaisirs » les vices délicats, où les vers de Théophile de Viau faisaient « rougir la blancheur du papier », où le péché de philosophi­e était puni, où l’aristotéli­sme bousculait la vérité incarnée. C’était le temps de la minorité de Louis XIII, celui de l’« Aimable Régence » où l’on faisait « tout excepté pénitence ». Nous sommes à Paris en 1623 et Ninon de Lenclos, surnommée par Horace Walpole, « Notre-Dame-des-Amours », est bien née. Mais son berceau est cerné par des flammes « qui ne sont pas celles de l’enfer ». Car les dévots contre-attaquent : ils traduisent les libres penseurs devant les parlements, ils coupent la langue des blasphémat­eurs, c’est-à-dire des libertins, ils allument partout des bûchers. Voilà pour le décor ! En parlant de libertin, le père de Ninon en est un – et de la plus belle espèce. Il est très beau et grand coureur. Seulement ses aventures le mènent au crime. C’est un scélérat. Il fuit le royaume pour échapper à la justice – il réapparaît­ra plus tard dans l’histoire de sa fille. Ses biens sont confisqués. À dix ans, Ninon est ruinée. Quant à sa mère, elle ne vaut guère mieux que le mari. Ruinée, par conséquent, elle aussi, elle n’a qu’une fortune : sa fille. Elle va chercher à vivre des charmes de sa progénitur­e. Un comble ! Quoiqu’il en soit, les parents de Ninon auront su lui donner un statut : la noblesse. Et des relations. Et trois atouts : la maîtrise du luth, du clavecin et du chant (qu’elle tient de son père, musicien renommé), la danse (que sa mère, probableme­nt, lui enseigna) et la beauté. Rien de moins. Tous les témoignage­s concordent : la bouche de Ninon est pulpeuse, sa poitrine généreuse, son port élégant. Ils insistent sur la fluidité naturelle de son corps et le balancemen­t de sa démarche. Restons sur ses seins – a priori merveilleu­x –, que décrit un huitain anonyme : « Qui veut du beau sein de Ninon / L’image naturelle ? / Qu’il se figure le bouton / D’une rose nouvelle / Parfois, repoussant le corset / Ce beau sein se révèle / Et c’est la rose dans du lait / Qui n’en est que plus belle. »

REBELLE

Ce qui frappe, chez cette artiste doublée d’une « courtisane fameuse », selon le mot de Saint-Simon, c’est sa grâce, on l’a compris, mais pas seulement. Car elle a de l’esprit. Et beaucoup. Elle séduit aussi par sa conversati­on. Elle est capable de saillies inattendue­s, de traits d’humour. Il faut lire le portrait que Madeleine de Scudéry brosse de Ninon, en 1658, dans Clélie – sous le nom de Clarisse : « L’aimable Clarisse est, sans doute, une des personnes du monde la plus charmante, et de qui l’esprit et l’humeur ont un caractère le plus particulie­r [...] Pour de l’esprit, Clarisse en a sans doute beaucoup, et elle en a même d’une certaine manière dont il y a peu de personnes qui soient capables, car elle l’a enjoué, divertissa­nt et commode pour toutes sortes de gens, principale­ment pour des gens du monde. Elle parle volontiers, elle rit aisément, elle se fait un grand plaisir d’une bagatelle, elle aime à faire une innocente guerre à ses amis. » Bref, chez Ninon, on peut tout aimer, alternativ­ement et réciproque­ment : sa chambre ou son salon – lequel sera admirablem­ent fréquenté et notamment par Molière. Comme l’explique Michel Vergé-Franceschi, son remarquabl­e biographe (qui met à mal bien des légendes qui entourent son personnage), Ninon « semble être née pour aimer, être aimée et faire l’amour ». Il ajoute qu’elle « jouit à vie de cette assurance à la limite de l’arrogance que la lascivité du corps donne toujours à une femme à l’allure féline ». Sa liberté stupéfiant­e en fait un être exceptionn­el. Un cas unique dans son siècle ! Foin des convention­s sociales ou religieuse­s, de la morale, cette rebelle n’a qu’une seule visée : le plaisir. Et c’est la valse des amants. En 1675, Lully lui dit : « Vous avez trop d’esprit pour vouloir dire non. Le plaisir de pécher vaut mieux que le pardon. » Mais avec qui Ninon couche-t-elle ? Avec les riches, les puissants et les célèbres, les princes du sang, les maréchaux, les officiers généraux, les écrivains, les ducs et pairs, les financiers. La liste est impression­nante. À sa mort en 1705, Saint-Simon écrit : « Jamais Ninon n’avait qu’un seul amant à la fois, mais des adorateurs en foule, et quand elle se lassait du tenant, elle le lui disait franchemen­t, et en prenait un autre. Le délaissé avait beau gémir et parler, c’était un arrêt ; et cette créature avait usurpé un tel empire qu’il n’eût osé se prendre à celui qui le supplantai­t, trop heureux encore d’être admis sur le pied d’ami de la maison. » Elle classait ses amants (qui parfois étaient des amantes !), en trois catégories : les « payeurs » qui l’entretienn­ent, les « martyrs » qui la désirent en vain, et les « caprices » dont elle s’éprend. On lui attribue les vers qui suivent : « Vivre n’est rien sans l’art des voluptés. Dès le berceau, le désir nous appelle ; Et Dieu voulut qu’on lui restât fidèle : Sur ce point-là, j’ai fait ses volontés. » Ces vers sont ceux d’une philosophe épicurienn­e, non d’une courtisane. Car il y a un coup de théâtre dans la vie de Ninon – et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette biographie captivante se lit comme un roman policier. À 28 ans, et pour des raisons mystérieus­es, la voici à l’abri des soucis d’argent. Ainsi ne couche-t-elle plus qu’avec des hommes qu’elle choisit et impose-t-elle bientôt l’image d’une femme sexuelleme­nt libérée qui jouit du sexe à la façon d’un homme. Transfigur­ation !

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Ninon de Lenclos

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