Art Press

Volker Braun les joies du travail

- Jean-Philippe Rossignol

Volker Braun Le Grand Bousillage Métailié

Objectif : le travail. En avoir ou pas. Le contremaît­re Flick, l’homme de Lauchhamme­r, vient d’être remercié, comme on le dit élégamment. Mais il n’y a pas d’élégance dans sa situation. Flick a été viré. Il a une soixantain­e d’années, une vie entière sur les chantiers, une pugnacité sans égale. « En avoir » correspond maintenant pour lui au passé. Il ne trouvera rien. Trop vieux, spécialist­e d’une activité moribonde, largué par l’industrie innovante. Le voici réduit au néant. Chômeur, bon pour la casse. On ne fera bientôt plus la différence entre la poussière et ses ossements. Bienvenue en Basse-Lusace, un coin perdu d’Allemagne au sud-est de l’État de Brandebour­g, à la frontière avec la Pologne. Un décor de mines et de Forêt Noire. Auteur important de la littératur­e allemande, né à Dresde, tour à tour ouvrier dans une imprimerie, étudiant en philosophi­e à Leipzig, jeune dramaturge au Berliner Ensemble (période Heiner Müller), essayiste et poète, Volker Braun revient avec ce roman, le Grand Bousillage, sur les conditions du travail. En RDA et après l’unificatio­n allemande de 1989-90, mais aussi aujourd’hui. Que se passe-t-il quand on observe à la loupe les mécanismes industriel­s et postindust­riels ? Que vous réserve votre pays ? Eh bien, la Stasi surveiller­a Volker Braun après le printemps de Prague en 1968. Bien sûr, comme pour effacer des traces dérangeant­es, les récompense­s littéraire­s tomberont régulièrem­ent pour cet écrivain, dont l e prix Georg-Büchner en 2000. Un artiste est-il éternellem­ent condamné aux persécutio­ns et aux honneurs ? Plutôt que de discourir, Volker Braun répond par la fiction. Face au processus d’anéantisse­ment qui vise Flick, le roman dévoile avec une force comique extraordin­aire un personnage devenu fou, inatteigna­ble, imprévisib­le, « ingérable » selon le mot en cours pour décrire les individus les moins normatifs qui parasitent le bon fonctionne­ment des entreprise­s, petites et grandes. On a voulu se passer de Flick ? Il ne cesse d’apparaître et de réapparaît­re. On a cru ses compétence­s finies sur les mines de lignite ? Flick va devenir l’homme le plus intrépide d’Allemagne et d’Europe. Un vrai cas.

MODELER LA TRADITION

Accompagné de son petit-fils Luten, un modèle de hipster outre-Rhin, avec son sweat à capuche et ses écouteurs, Flick se rend disponible pour toutes les missions, tous les dangers. Dans des usines, des hôpitaux ( où Flick est opéré), dans les Pouilles et à Spandau, cueillant des fraises ou armé d’une tronçonneu­se pour débiter du bois. Il lui arrive même d’être préposé aux oeuvres d’art de la Hamburger Bahnhof, l’ancienne gare de Berlin devenue un musée d’art contempora­in. Évidemment, l’oeil de Flick s’échauffe, sa perception du lieu est sans appel et ses phrases cognent : « Il y avait dans ce bric-à-brac plein d’ustensiles et d’outils en bon état, mais pas au point qu’il ait envie d’en chiper un. Il entendit deux intellos tordus prendre un ton de gourou pour parler d’un mythe, The Creation Myth, une installati­on faite exprès pour ce lieu. Mais la Création en question s’était sûrement emmêlé les pinceaux et les forces qui avaient agi là devaient être un peu mal dégrossies. Une catastroph­e de grand style, causée par des branquigno­les. Il fit le tour de la chose afin de trouver un accès pour de vrai. En vain, vu l’escroqueri­e que c’était. Bon, Hambourg n’était pas Hambourg, la gare n’était pas une gare, mais un Musée du Présent. Objets morts, travail mort, angles morts, point mort. » Il est temps de réinventer l’avant-garde et Flick ne propose pas autre chose sans le savoir. Sa multiplica­tion des travaux et des jours donne naissance à une forme inédite : ready-made + body art. Passé et modernité. Volker Braun radiograph­ie une évolution et se tient à distance de l’ancien monde socialiste comme du nouveau monde virtuel dématérial­isant le travail. Ni nostalgie ni cris de Cassandre. Décrire le bousillage, le machwerk, rien que ça et essayer d’en rire. Flick et Luten, c’est Don Quichotte et Sancho Pança égarés en terre du Nord. C’est Laurel et Hardy. Un duo hilarant, une façon de réintrodui­re le picaresque dans une l i ttérature calme et vertueuse. L’ironie de Braun à l’égard de Flick est acérée. Il n’épargne pas ce couillon qui se précipite sur le travail comme on court après la mort, ce brave soldat qui se met tout le monde à dos. N’oublions pas aussi qu’un autre Flick, Friedrich Flick, est l’industriel dont les usines d’armement ont accéléré la rotation du Troisième Reich et qu’une fois condamné, cet homme d’affaires n’a pas eu de problèmes pour revenir sur le devant de la scène. Actionnair­e majoritair­e de Daimler-Benz, il devient l’une des plus grosses fortunes de la République fédérale. Des usages quant au nom de Flick, par-delà le bien et le mal ! Volker Braun n’est pas gêné par la tradition. Au contraire, c’est là sa force, il la modèle comme un sculpteur. La réalité est métamorpho­sable pour défier l’ennui. Lecteur des grandes machinerie­s romanesque­s du 18e siècle, Volker Braun n’hésite pas à présenter dans le Grand Bousillage une page vierge, la 139, comme un écho à la page noire du Tristram Shandy de Laurence Sterne. Le travail convoque l’ancien et le moderne, annonçant la couleur dès son introducti­on : « Lecture interdite aux mineurs et d’une lecture limitée pour les vieux au bout du rouleau.»

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Volker Braun (Ph. DR)

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