Tobias Wolff
Notre histoire commence
Bourgois
Les États-Unis, disait Godard dans Éloge de l’amour, sont le seul pays qui n’ait pas de nom propre, et c’est pour cela que les Américains ont besoin des histoires des autres peuples. Il est vrai qu’ils semblent souvent ne présenter sur les écrans que les traits lisses des héros de Friends. Les nouvelles de Tobias Wolff savent au contraire rendre à des individus américains leur personnalité, et donc leur capacité à être les protagonistes de leurs propres histoires. Chacune des dix nouvelles récentes qui composent Notre histoire commence est classiquement centrée autour d’un personnage et d’une péripétie. Mais cette dernière n’épuise pas l’intérêt de la narration, qui s’achève généralement par un retour au point de départ et ne « raconte » donc rien. Le personnage lui-même ne se réduit pas, contrairement à ce que propose la quasi-totalité de la fiction contemporaine, à un inventaire de qualités. Il est introduit dans le mouvement de son action, ce qui permet également à l’auteur de ne pas assommer le lecteur avec le sempiternel imparfait de description ou d’habitude de la première phrase. L’événement qui survient révèle simplement chez le personnage une fêlure, une lézarde (pour reprendre Michaël Ferrier) qui lui donne la possibilité de participer à son environnement. Ainsi cette professeure sortie un peu soûle d’un bar, rejointe dans sa voiture par le père d’un élève musulman qui la conduit de force dans un chemin écarté afin de la forcer à améliorer une note. Sous le coup de l’angoisse et de l’ivresse, cette femme un peu misérable exprime calmement son mépris des « hommes ignorants qui prennent leurs ordres auprès de Dieu ». C’est ce moment où elle a baissé la garde qui la constitue en personne, comme dans un apologue taoïste.