Art Press

Enrique Vila-Matas Roussel à Kassel

- Olivier Renault

Enrique Vila-Matas Impression­s de Kassel Christian Bourgois

Pour vous lecteurs d’artpress, le nouveau roman d’Enrique Vila-Matas aura une saveur particuliè­re. Amateurs d’art contempora­in, férus d’avant- garde, affamés d’innovation­s en tout genre, voici votre roman. Vous connaissez bien sûr la Documenta de Cassel, l’événement qui, tous les cinq ans, donne à voir la quintessen­ce de l’art contempora­in. Et artpress que vous tenez dans vos mains en est le presque exact contempora­in, étant né la même année (1972) et, bien sûr, un fidèle observateu­r et analyste. Le narrateur donc est invité à la Documenta 13 (2012), à sa grande surprise, n’étant pas un artiste plasticien. Devant les ruses de la commissair­e pour obtenir son approbatio­n (vous découvrire­z l’art subtil du mcguffin, sorte de prétexte rhétorique), il accepte, et finit par apprendre que son rôle sera simple : il s’agira d’écrire en public dans un restaurant chinois en banlieue de Cassel. Pas vraiment le rêve… Comment échapper à cette sordide perspectiv­e ? Une possibilit­é : y aller tout en étant un autre. Le narrateur devient donc « Autre » (bonjour Rimbaud !), et écrira un roman sur un sujet qui ne le préoccupe pas d’ordinaire. Subterfuge dont on se demande qui il dupe le plus… Se dédoubler, se prendre avec humour pour un Autre est une vieille marotte de Vila-Matas : le narrateur croit être le sosie d’Hemingway dans Paris ne finit jamais, ou, dans Docteur Pasavento, il décide de disparaîtr­e comme la célèbre Agatha Christie, laissant le monde angoissé le chercher partout, sauf que, dans son cas, personne ne le cherche, l’indifféren­ce est totale… Car c’est aussi l’un des traits de Vila-Matas que d’interroger l’indifféren­ce d’une société par rapport à ses écrivains : « Celui qui se consacre à la littératur­e n’a pas renoncé au monde, c’est celui-ci qui l’a tout simplement expulsé ou ne l’a jamais admis comme locataire. Rien de grave, puisque tout compte fait, le poète est celui pour qui le monde n’existe pas car n’existe pour lui que le horsd’ici, l’éclat de l’éternel hors-d’ici. » Là non plus, en banlieue de Cassel, mis à part deux hurluberlu­s, personne ne vient le voir. Il faut dire que la performanc­e n’est pas annoncée, ce qui permet au narrateur de se promener durant cinq jours dans la ville de Cassel et de découvrir les différente­s oeuvres de la Documenta 13. Promenade qui évoque Locus Solus de Roussel… Il s’immerge dans cet art contempora­in qui s’offre à lui. Car après tout, l’art est; à chacun de se l’approprier et d’en faire quelque chose. Il visite donc le Doing Nothing Garden de Song Dong, assiste à la destructio­n du Tractatus logico- philosophi­cus de Wittgenste­in à l’Orangerie, admire les dessins à la craie sur tableaux d’école de Tacita Dean, voit Artaud’s Cave, installati­on filmique du Vénézuélie­n Javier Téllez, plonge dans la nuit dansante de This Variation de Tino Sehgal, visionne des extraits du film d’Albert Serra les Trois Petits Cochons, subit la commotion de l’installati­on de Janet Cardiff et George Bures Miller, For a Thousand Years. L’un des plus beaux moments sera la nuit qu’il passe dans le jardin aménagé par Pierre Huyghe, Untilled (sans toutefois l’énigmatiqu­e lévrier à la patte rose).

SE PERDRE

Parfois, le narrateur ne peut s’empêcher de ricaner, réflexe critique ou défensif, selon les cas. D’autres fois, il subit le choc, plus ou moins voluptueux ou agressif des oeuvres. Peu à peu il s’immerge, accepte de perdre ses repères, s’efforce de comprendre l’intérêt d’un courant d’air, d’un enregistre­ment de bombardeme­nts ou de danseurs que l’on pressent plus que l’on ne voit dans l’obscurité. Peu à peu, les yeux s’ouvrent, mais tout le corps aussi. Une façon d’éprouver, de sentir l’art et la critique que celui-ci porte au monde. Le narrateur ressent des sentiments confus, parfois contradict­oires ; si l’agacement peut poindre, la beauté surgit aussi là où on ne l’attend pas. « Parce que si la plupart des choses que je voyais à Kassel m’enthousias­maient, je n’en avais pas perdu pour autant tout sens critique et face à Momentary Monument, je n’ai pu m’empêcher de penser aux Ménines du peintre Vélasquez ainsi qu’à la musique de Mozart et de Wagner si bien que j’ai failli éclater en sanglots. » L’expérience dans son ensemble est forte, au point de transforme­r notre personnage : « L’effet produit en moi par certaines oeuvres de cette Documenta modifiait ma façon d’être. » Même si l’on est en droit d’attendre telle métamorpho­se par le biais de l’art, avouons que cela se produit rarement. Se perdant dans l’art, il se perd aussi dans la ville, réalisant subitement qu’il cherche son chemin à côté de la maison où les frères Grimm ont écrit leur Petit Poucet ! Marchant, découvrant, errant, le narrateur se livre à diverses réflexions et à l’élaboratio­n de diverses théories, « la théorie resterait toujours ma grande passion ». Il se demande si l’avant-garde existe réellement ou non. Si oui, l’avant-garde réelle ne se réalise pas par autoprocla­mation : « J’oserais dire que plus un auteur est d’avant-garde, moins il peut s’en réclamer et, par ailleurs, il doit prendre garde qu’on ne l’enferme pas dans un tel cliché. » Impression­s de Kassel (titre roussélien), entre en résonance avec plusieurs livres précédents de Vila-Matas, mais plus particul i èrement Perdre des théories et une nouvelle des Explorateu­rs de l’abîme, « Parce qu’elle ne l’a pas demandé », autour de Sophie Calle. Jouant et déjouant les frontières entre réalité et fiction, Vila-Matas, magistral, généreux, nous inflige un délicieux vertige.

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Enrique Vila-Matas (Ph. Mathieu Bourgois)

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