Patrick Bouvet musique panique
Patrick Bouvet Carte son L’Olivier
Tout le monde sait comment Orphée, chez les Anciens, charma avec sa lyre les fauves, les pierres et même Cerbère. Mais dans Carte son, le nouvel opus de Patrick Bouvet qui traite également de la musique et de ses pouvoirs, le héros grec n’existe plus que sous forme d’une drogue de synthèse, le Flash Orpheus, et plus personne ne revient des Enfers. Poursuivant son exploration des mythologies modernes, c’est pourtant en connaisseur que l’auteur aborde aujourd’hui le sujet. Après avoir joué dans un groupe de rock, il a développé un univers sonore entre la musique répétitive et ce que l’on appelle « les musiques nouvelles ». Ses compositions dans ce domaine ne sont d’ailleurs pas sans lien avec son écriture littéraire, faite de propositions disposées comme des vers sur la page et se succédant à un rythme rapide, haché, propositions dont les termes sont fréquemment recombinés, jusqu’à révéler le non-dit des situations.
Carte son se présente comme un récit minimal, une épure dans laquelle les personnages n’ont aucune épaisseur. Ce sont des archétypes sans nom et qui ne dialoguent pas. Ils préfèrent les messages à sens unique, les tweets, les communiqués de presse, les déclarations de leurs avocats. Le personnage principal en est la star. On la voit filmée au début du récit en femme-panthère, pour un clip. Elle s’enferme ensuite chez elle avec ses machines et son producteur afin d’enregistrer un disque, avant de réapparaître sur la pochette de l’album, sur YouTube ou dans les rumeurs enflant sur la toile, jusqu’au concert par lequel le livre se termine. Les seules péripéties de cette existence de rêve très contrôlé, si l’on peut les appeler ainsi, sont deux intrusions. La première est le fait d’un stalker, un de ces fans rôdeurs qui parvient à s’introduire dans sa propriété et sa vie, déclenchant ainsi une crise dans son couple qui entraîne son boy
friend dans une spirale infernale et destructrice. La seconde est une interview réalisée par une équipe de la télévision à qui la chanteuse confie combien sa jeunesse a été solitaire, au milieu des formes enfantines et toujours un peu effrayantes des cartoons, qui furent une présence réelle et efficace pour elle « sous LSDisney ». Mais ces deux séquences ne peuvent donner d’épaisseur au personnage car le soupçon existe toujours qu’il s’agisse simplement de deux temps forts d’une campagne promotionnelle orchestrée par l’artiste soucieuse de réussir le lancement de son disque et sa tournée en créant le buzz. Dans ce monde renversé, on a abandonné depuis longtemps toute prétention véritablement humaine, et les événements les plus touchants ne sont souvent que des tentatives réussies pour scénariser une vie calibrée en vue du show.
MUTATION DU SON
Le texte ne s’arrête pourtant pas à la description de la surface de l’entertainment, il en révèle aussi les zones d’ombre. Dans ce monde de la musique métamorphosée en spectacle, les frontières réputées les plus étanches deviennent poreuses. Dès les premières pages, la star nous parlait de sa « chambre des merveilles/comme il en existait/à la Renaissance ». Elle y conserve en fait, avec un goût mortifère prononcé, des objets ayant appartenu « aux monstres de la pop ». Penchant que son producteur encourage également au moyen de cartes à jouer représentant des personnalités décédées de plus en plus affolantes afin de nourrir son commerce avec les morts célèbres : « Ian Curtis/tremble de tout/son corps/dans une usine/ infestée/ de rats » ou « Nico/ pieds nus/marche dans un désert/suivie par/un cheval/en feu. » Car c’est ainsi qu’elle pense pouvoir trouver l’inspiration. Dans cet univers, la magie ne cesse de relayer la technologie, le rêve empiète sur le réel et les morts se mêlent aux vivants avec une évidence troublante. La modernité n’y est plus que la doublure des archaïsmes les plus ancrés. Et quand cette femme voudra un enfant, il ne pourra s’agir que d’une machine sophistiquée, un « cyberchild » fabriqué par une firme de Palo Alto, qui, bien entendu, ne grandira jamais. Est-ce un hasard alors si cette créature s’appelle Peter ? Dans ce ranch qui doit tant au Neverland Ranch de Michael Jackson, avec son bassin où nagent de gentils dauphins et ses pièces immenses mais désertes, la tentation est grande d’entendre que son nom de famille sera Pan (surtout si l’on se souvient que la chanson du clip, au début de l’histoire, s’intitulait déjà Panic). Pan comme ce dieu barbu, cornu, aux pieds fourchus et jouant de la flûte. Pan comme celui qui est certes le dieu des bergers mais aussi des foules, capable de faire perdre son humanité à l’individu paniqué. La femme-panthère apparaît comme l’incarnation de cette mutation sans doute maudite du son quand il a besoin d’être transformé en spectacle de masse et d’hystériser les foules pour exister. En ce sens, Carte son est une réflexion sur le devenir d’une certaine musique plus proche de Pan que d’Orphée et qui ne vise certes plus à toucher notre corde sensible. La grande force de l’auteur aura été de montrer cette métamorphose moderne sans commentaires ni lamentations. Si son texte, de prime abord, semble composé de vers brefs disposés poétiquement sur la page, il néglige cependant les afféteries habituelles de l’ancienne rhétorique, au profit d’un jeu verbal parfois vertigineux mais jamais gratuitement virtuose. Du grand art, tout simplement...