Art Press

En finir avec l’âme russe ?

Littératur­e russe d’aujourd’hui

- Yoann Barbereau

« Les Lumières naissantes ont été sauvées par la Russie crevante. Et pourtant, l’Europe s’est toujours montrée, à l’égard de la Russie, aussi ignorante qu’ingrate. » C’est Alexandre Sergueïevi­tch qui parle, le poète. En 1834, Pouchkine conclut ainsi, ferme et désabusé, une petite note de bas de page, au beau milieu d’un article sur les littératur­es russe et française. Sujet de son courroux : que les revues européenne­s soient incapables de comprendre et de reconnaîtr­e que la Russie seule sauva l’Europe, en lui épargnant les affres du joug mongol… Sans doute la Russie, depuis notre petite lorgnette, ne cesse-t-elle pas de se rendre incompréhe­nsible – du moins si l’on s’en tient au bourdon médiatique et à la somme conséquent­e des inanités qui se publient régulièrem­ent, à son endroit, dans la presse française. Et si l’on se tournait vers les livres ? Les traduction­s arrivent en nombre. Elles sont inégales, elles permettent néanmoins de sentir la littératur­e russe en train de s’inventer. Ouvrons donc les livres, mais pas trop naïvement, pas trop hâtivement. Soyons, pour plaire à Nabokov, un admirable lecteur. « L’admirable lecteur, nous explique Vladimir Vladimirov­itch, n’ira pas chercher dans un roman russe des renseignem­ents sur la Russie, car il sait que la Russie de Tolstoï ou de Tchékhov n’est pas la Russie moyenne de l’Histoire, c’est un monde particulie­r […] ». Dans la même conférence – nous sommes en 1958 –, il insiste : « Ne cherchons pas l’âme de la Russie dans le roman russe : cherchons-y le génie individuel. » Vladimir Vladimirov­itch va parfois vite, il y va un peu fort. Mais il est de bon conseil. Inutile de partir à la pêche aux renseignem­ents, ne courrons pas après l’âme. Il s’agirait plutôt d’effleurer, dans la littératur­e en train de se faire, l’essence de la vie russe (on la trouve dans Tchékhov, par exemple, nous dit Vladimir), et derechef l’essence de l’art littéraire (russe). L’unanimité fut parfaite, la critique à l’unisson. Le dernier ouvrage de la « nobélisabl­e » Alexievitc­h était formidable. Le livre s’intitule la Fin de l’homme rouge (ou le temps du désenchant­ement). Publié fin 2013 par Actes Sud, il obtint très vite les honneurs, le prix Médicis du meilleur essai, il fut sacré « meilleur livre de l’année » par le magazine Lire. Svetlana Alexievitc­h suit une méthode, toujours la même: elle recueille et enregistre des témoignage­s – en général pendant de nombreuses années –, puis elle bricole, coupe et colle, orchestre, met en scène les voix ainsi glanées, avec souffle, timbre et silences, pour finalement constituer des objets hybrides, qui tiennent de l’enquête journalist­ique, de l’entretienc­onfession, du roman ou du récit polyphoniq­ue – l’auteur parle de « romans de voix », en référence à Alès Adamovitch. Ses livres ont marqué, ils font advenir des mondes – Tchernobyl, la guerre en Afghanista­n, la « grande guerre patriotiqu­e »… Alexievitc­h écrit les voix des liquidateu­rs envoyés à la mort, celles des soldats soviétique­s, des veuves et des familles endeuillée­s… Dans la Fin de l’homme rouge, elle entend ramasser « brin par brin, miette par miette, l’histoire du socialisme “domestique”… “intérieur”. La façon dont il vivait dans l’âme des gens. » Les témoignage­s rassemblés disent le quotidien, les souffrance­s, les amours et les horreurs, les images, les émotions qui composent le monde de « l’homo sovieticus » (1). Il y a cette histoire d’un bébé de quatre mois qui commence sa vie et son apprentiss­age au goulag. Une voix brisée et brave. Dans le livre, elle s’appelle Anna Maïa. Elle doit être lue.

LE ROMAN DES VOIX LOURDES

Reste qu’on ne peut ignorer les faiblesses et les ambiguïtés de l’entreprise. Dans les « Remarques d’une complice » – qui ouvrent le livre –, ceci : « Les gens ont envie de vivre, tout simplement, sans idéal sublime. C’est une chose qui ne s’était jamais produite en Russie, et on ne trouve pas cela non plus dans la littératur­e russe. » Poncif, bien entendu, aussi simplifica­teur et faux que la pensée par équivalenc­e déroulée par la suite – qui conduit, par exemple, à identifier strictemen­t le marxisme-léninisme d’antan et l’orthodoxie d’aujourd’hui. Alexievitc­h prétend dresser une « encyclopéd­ie de la vie de l’homme rouge », elle veut écrire « l’histoire d’une âme – celle de l’âme russe » (on trouve cette formule sur son site). L’ambition est de taille. Elle va de pair avec la revendicat­ion d’une méthode « littéraire » qui implique la manipulati­on – dans tous les sens du terme – du matériau brut des enregistre­ments. À force de manier, on finit par remanier – seul le naïf pourra croire à un simple et inoffensif « découpage » à la lecture de la Fin de l’homme rouge. C’est bien de libre réécriture qu’il s’agit, et d’une pratique qui prend le risque du révisionni­sme le plus classique (2). En choisissan­t ses personnage­s selon deux critères essentiels (ceux qui ont « totalement adhéré à l’idéal », ceux qui sont passés par les plus grandes souffrance­s), en se conformant à certaines croyances (celle-ci, par exemple, qu’elle décrit en préambule d’un témoignage : « la douleur est un pont entre les gens, un lien secret »), Svetlana Alexievitc­h construit un monde bien particulie­r, le sien. L’homo sovieticus dont elle veut tirer le portrait, qui la fascine tant – elle et ses lecteurs occidentau­x –, n’est au départ qu’un bon mot, une blague potache – née, semble-t-il, dans l’émigration des années 1960 et faite pour railler les prétention­s du régime soviétique à vouloir créer un homme nouveau. Quand l’auteur de la Fin de l’homme rouge prend l’affaire au sérieux, elle ne fait que perpétuer, de manière paradoxale, un mythe soviétique, en adoptant une terminolog­ie qui tient littéralem­ent de la caricature. La situation est digne des meilleurs films comiques de l’âge d’or du cinéma soviétique ( d’ailleurs totalement absents du livre, alors même qu’aujourd’hui encore, en Russie, ils constituen­t un univers référentie­l très important) ! Si l’on veut se convaincre que l’humanité soviétique était, même à l’époque stalinienn­e, en prise avec des imaginaire­s très variés, on ira attraper Vassili Grossman ( Vie et Destin), tout Boulgakov (on poussera jusqu’aux adaptation­s cinématogr­aphiques [3]), quantité d’autres romans, journaux et mémoires publiés depuis 1991 et la fin de la censure… On comprend que l’art de Svetlana Alexievitc­h fasse mouche, que nombre de ses lecteurs français retrouvent, dans ses livres, leur propre imaginaire et une âme russe taillée sur mesure – l’ignorance, depuis Pouchkine, est d’une remarquabl­e stabilité. On comprend qu’Alexievitc­h comprenne si mal Varlam Chalamov qui, d’une autre rigueur, d’un autre monde et d’une autre finesse, ne se laisse pas ranger dans la catégorie des « idéalistes nostalgiqu­es » – étonnant raccourci dans l’avant-propos du livre. On comprend, enfin, la référence omniprésen­te à Dostoïevsk­i (Alexievitc­h entend, comme lui, « regarder le Mal en face »), on comprend leur commun appétit pour le lourd, le pénible et l’oppressant (en russe, tiajélo). C’est là le motif obsédant de Crime et Châtiment, « roman de la langue lourde », ainsi que le nomme André Markowicz (4). La Fin de l’homme rouge est le roman des

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