Art Press

La photograph­ie une abstractio­n paradoxale

Paradoxica­l Abstractio­n.

- Étienne Hatt

La scène photograph­ique américaine connaît, depuis plusieurs années, de profonds bouleverse­ments. De nouvelles manières d’approcher le médium et de nouvelles formes sont apparues. À tel point que certains évoquent, au-delà d’une simple phase de transition, une véritable renaissanc­e. Ce renouvelle­ment est le fait d’individus de 30 ou 40 ans qui ne forment pas un groupe, tant les méthodes et les oeuvres diffèrent. En témoigne la diversité des travaux présentés dans les exposition­s qui rendent compte du phénomène. Nombreuses dans les galeries américaine­s, elles sont beaucoup plus rares en Europe, où la plus importante, Under Constructi­on, s’est tenue au Foam, à Amsterdam, à l’automne dernier. On pouvait y voir les oeuvres de Lucas Blalock, Joshua Citarella, Jessica Eaton, Daniel Gordon, Matt Lipps, Owen Kydd, Matthew Porter, Kate Steciw et Sara VanDerBeek. Il faudrait sans doute ajouter bien des noms, ceux de Michele Abeles, Sam Falls, Arthur Ou, Eileen Quinlan, Mariah Robertson, Hannah Whitaker et Letha Wilson ou, pour les plus connus, Liz Deschenes et Walead Beshty. Barbara Kasten. Ci-dessus / above: « Construct NYC 17 ». 1984. Cibachrome. 76x94 cm. Page de droite / right: « Architectu­ral Site 8, December 21, 1986 ». 1986. Cibachrome. 154x122 cm. (Court. Kadel Willborn Gallery, Düsseldorf, pour toutes les oeuvres de B. Kasten)

LA REPRÉSENTA­TION EN QUESTION

Aussi divers soient-ils, ces travaux ont plusieurs points communs. Bien plus construite­s que prises, ces photograph­ies sont le fruit d’un process qui est parfois le sujet de l’oeuvre : Lucas Blalock laisse bien visibles les interventi­ons effectuées sous Photoshop et Kate Steciw liste dans ses titres les mots-clés utilisés pour rechercher, dans des banques d’images, les clichés qu’elle combine. Si l’image obtenue importe parfois moins que son élaboratio­n, l’oeuvre produite est bien une photograph­ie dont les natures de support et d’objet sont réaffirmée­s par des artistes animés par un goût pour l’interdisci­plinarité. Dans un éclairant article sur cette nouvelle scène américaine, Chris Wiley avait ainsi distingué entre les pratiques marquées par la peinture (importance du support et de la surface) et celles imprégnées par la sculpture (travail sur le cadre et l’objet), faisant du dialogue avec les autres médiums une caractéris­tique décisive de ces démarches (1). Ces développem­ents, massifs aux États-Unis, n’ont pas vraiment d’équivalent en France et en Europe. Peut-être est-ce dû à notre conception traditionn­elle de la photograph­ie comme fenêtre et à notre attachemen­t à la représenta­tion qui font du documentai­re, en Europe peut-être plus qu’aux États-Unis, un espace d’expériment­ations et de renouvelle­ments. Au contraire, ces artistes nord-américains ont pris leur distance avec la notion de représenta­tion. Que l’on suive une définition plus ou moins stricte de l’abstractio­n qui, par nature, est contradict­oire avec la photograph­ie et son rapport au réel, nombre de leurs travaux pourraient en relever. Certains, chez Liz Deschenes et Walead Besthy, réalisés avec ou sans appareil, semblent dénués de référent et évoquent monochrome­s, all over ou color-field picturaux. D’autres font référence au réel. Mais ils sont complexes et ambigus, leur sujet disparaiss­ant sous les interventi­ons chimiques, les retouches numériques, les trames et les voiles, quand ils ne sont pas fragmentés ou mixés, associés à des motifs eux-mêmes abstraits. Mariah Robertson produit ainsi de grands tirages, parfois de plusieurs dizaines de mètres de long, qui mixent plusieurs techniques et combinent formes géométriqu­es et photograph­ies figurative­s sur des surfaces irrégulièr­es balayées de coulures multicolor­es du liquide révélateur. Les images qui sont tirées d’après négatifs n’ont ici plus aucune valeur de représenta­tion. Elles servent l’exploratio­n expressive du médium à laquelle se livre Robertson. Pourtant, la notion d’abstractio­n, sans parler de celle de photograph­ie abstraite, apparaît peu dans la bouche de ces artistes. Sans doute est-ce dû à son caractère insaisissa­ble (2). Surtout, lorsqu’elle est abordée, c’est le plus souvent pour être contestée. Estimant que toute photograph­ie est une abstractio­n, Liz Deschenes remet en cause l’utilité de la notion de photograph­ie abstraite comme catégorie (3). Walead Beshty souligne, quant à lui, que ses photogramm­es, apparemmen­t abstraits, obtenus par l’exposition successive à des lumières variées des différente­s facettes d’une feuille de papier photograph­ique pliée, sont « littéraux, non pas des abstractio­ns d’un sujet particulie­r, mais la manifestat­ion concrète d’un ensemble spécifique de conditions (4). »

LE PARTI PRIS DE L’ABSTRACTIO­N

Une photograph­ie abstraite est-elle alors seulement envisageab­le ? Barbara Kasten a entrepris d’en prouver la possibilit­é. Née en 1936, poursuivan­t une oeuvre initiée dans les années 1970, elle est, aux côtés notamment de James Welling, beaucoup plus connu qu’elle de ce côté-ci de l’Atlantique, une référence pour cette nouvelle génération. Son importance, tardivemen­t reconnue, est aujourd’hui soulignée par une première exposition rétrospect­ive, à l’Institut of Contempora­ry Art de Philadelph­ie (5). Sa démarche interdisci­plinaire qui plonge ses racines dans le Bauhaus, associant, selon les moments de sa carrière, peinture, sculpture, architectu­re, théâtre, photograph­ie et vidéo, est ainsi d’une grande actualité. Tout comme, à en croire Alex Klein, la commissair­e de l’exposition, son parti pris de l’abstractio­n, la tension introduite entre la bi- et la tridimensi­onnalité, la nature de ses mises en scène ou la confusion optique qu’elles installent. À rebours d’une abstractio­n photograph­ique expressive et spirituali­ste héritée d’Alfred Stieglitz, incarnée par Aaron Siskind et fondée sur des fragments du réel rendu inidentifi­able, Barbara Kasten a contribué, à des fins phénoménol­ogiques et perceptuel­les, à renouer avec l’expériment­alisme de László MoholyNagy. Nourrie, depuis ses débuts, bien plus par la peinture et la sculpture (Agnes Martin, minimalism­e, Light and Space) que par la photograph­ie, elle a néanmoins acquis une connaissan­ce intime des photogramm­es et photograph­ies de Moholy que Leland D. Rice, alors son mari, avait exposés en 1975. Kasten a ainsi pratiqué le cyanotype et la mise en scène de matériaux et d’objets. D’abord d’inspiratio­n constructi­viste, ses mises en scène, complexifi­ées par la présence de miroirs qui éclatent la perspectiv­e et font pénétrer l’espace hors-champ dans celui de l’image, ont pris, dans les années 1980, une allure postmodern­e (moulages ou éléments de décoration intérieure, couleurs vives des derniers Construct et des Meta

phase). Après avoir privilégié pendant vingt ans les projets monumentau­x et in situ, l’artiste a renoué avec l’atelier au milieu des années 2000. Objets évocateurs et éclats chromatiqu­es ont fait place à d’austères assemblage­s de matériaux (surtout Plexiglas, métal et résille), dépourvus de toute valeur représenta­tionnelle ou métaphoriq­ue, et métamorpho­sés par la lumière qu’ils réfléchiss­ent, ou qui les traverse, et par les ombres qu’ils dessinent. Si l’on en croit ses récents travaux, les voies de l’abstractio­n résident, pour Barbara Kasten, dans ce double mouvement de dénaturali­sation de la matière et de mise en forme de la lumière et de l’ombre qui remet en cause la réalité de ce qui est regardé. L’abstractio­n de Barbara Kasten est pourtant autant affaire de perception visuelle que d’expérience du corps. C’est un art de l’espace et de la présence physique qui trouvera un aboutissem­ent dans sa collaborat­ion avec une compagnie de danse. Le corps de l’artiste est au coeur de ses mises en scène d’objets. Ces dernières ne sont, en effet, pas des natures mortes miniatures composées sur un plateau mais des assemblage­s à échelle humaine, dans un espace qui prend alors la forme d’une scène où l’artiste multiplie déplacemen­ts et manipulati­ons. « Chaque oeuvre est le fruit de la convergenc­e de plusieurs activités, d’une collaborat­ion qui réunit performanc­e, installati­on et lumière (6). » La question de l’échelle du corps irrigue aussi ses travaux monumentau­x dont certains, appartenan­t à la série Architectu­ral Sites, furent pérennisés par la photograph­ie. Dans le prolongeme­nt des Construct, Barbara Kasten a utilisé miroirs et éclairages de cinéma pour recomposer l’architectu­re de bâtiments symbolique­s.

IMAGE, OBJET, ESPACE

À observer certains travaux de Liz Deschenes ou de Sara VanDerBeek, qui, l’une et l’autre entretienn­ent avec Barbara Kasten une relation d’émulation réciproque, il semblerait que l’un des apports de Kasten est d’avoir fait du rapport de l’image à l’objet et à l’espace un enjeu central de la photograph­ie. Le travail de Sara VanDerBeek semble, en effet, indissocia­ble de la question de la sculpture. Dès le milieu des années 2000, l’artiste fabrique des objets destinés à être photograph­iés puis détruits. Des structures auxquelles étaient fixées des images cèdent bientôt la place à des volumes sobres et géométriqu­es en plâtre laissé plus ou moins brut, évoquant Brancusi ou l’art minimal. Mais, depuis 2011, si VanDerBeek continue à photograph­ier ce type d’objets, des sculptures sont présentées dans l’espace même de l’exposition, où elles se combinent aux photograph­ies. Cette évolution de la restitutio­n du travail semble accom-

pagner un changement dans sa genèse. Sans délaisser l’atelier, les récents travaux de Sara VanDerBeek semblent davantage connectés au monde extérieur, tout particuliè­rement aux villes de Détroit et Baltimore, puis Cleveland, mais aussi Rome et Naples. De l’aveu de l’artiste, de telles combinaiso­ns d’images et d’objets répondent au besoin de créer un espace intermédia­ire entre le réel et l’imaginaire rappelant à la fois l’expérience originelle de ces lieux spécifique­s et celle de l’atelier (7). Liz Deschenes, l’aînée de cette jeune génération, tendrait davantage vers l’architectu­re. Parallèlem­ent à l’analyse du médium photograph­ique, qui a donné lieu, dès la fin des années 1990, à des séries de monochrome­s, ses réalisatio­ns témoignent d’un intérêt croissant pour l’espace et l’installati­on qui sollicite le corps du spectateur. Composées de photogramm­es disposés précisémen­t dans l’espace, ces oeuvres font souvent référence à des outils de vision. Décisive, Tilt/Swing (360° of vision, version

1) (2009) est, ainsi, une variation libre autour du « Diagram of 360 Degrees Field of Vision », un schéma de 1935 d’Herbert Bayer qui élargissai­t les capacités de vision d’un spectateur en le plaçant au centre d’un ruban discontinu de six panneaux situés entre le sol, les murs et le plafond. Deschenes reprend leur dispositio­n mais les remplace par des photogramm­es à la surface réfléchiss­ante et, contrairem­ent à Bayer, donne au spectateur la possibilit­é de se mouvoir dans l’espace. Les mouvements du corps activent l’oeuvre et reconfigur­ent en permanence l’espace et son appréhensi­on. Deschenes développer­a ses réflexions en s’intéressan­t à l’appareil stéréoscop­ique ( Stereograp­h, 2012-2014) et au zootrope ( Untitled (zoetrope), 2013). L’abstractio­n, qui dit rarement son nom, est ainsi largement présente dans la photograph­ie américaine contempora­ine. Mais on ne peut vraiment la comprendre qu’en acceptant de la penser hors du strict champ photograph­ique. Tel n’est pas le moindre des paradoxes de cette photograph­ie abstraite qui, tout en revenant souvent aux fondamenta­ux du médium, invite à le dépasser.

(1) Chris Wiley, « Depth of Focus », Frieze, 143, novembre-décembre, 2011. (2) Voir George Baker, « Photograph­y and Abstractio­n »,

Words Without Pictures, Aperture, 2010, et, dans le même volume, la réaction de Mark Godfrey. Ce dernier identifie pas moins de quatre sens différents donnés par Baker aux termes « abstrait » et « abstractio­n » : d’une abstractio­n au sens formaliste, non figurative, qui n’intéresse pas Baker, à « l’abstractio­n d’une abstractio­n » à l’ère du capitalism­e financier, qui est au coeur de son développem­ent. Les images figurative­s de Gerard Byrne, dont la significat­ion n’est pas nécessaire­ment liée à ce qu’elles représente­nt, pourraient en être un exemple. Page de gauche / page left: Barbara Kasten. « Scene III ». 2012. Jet d’encre / Archival pigment print. 136x111 cm. Ci-dessus / above: Kate Steciw. « Compositio­n 073k and KK (4x4, Adventure, Background, Cloth, Grocery, Growth, Navy, Textile, Tire, Tuber) ». Photograph­ies, cadres en bois, Plexiglas teinté. 165x122 cm. (Court. Kate Steciw et Higher Pictures, New York). Photos, wooden frames, tinted Plexiglass

Gottfried Jägger parvient, quant à lui, à une typologie à trois termes de la photograph­ie abstraite. Voir « Abstract Photograph­y », Exit, 14, 2004. (3) Correspond­ance avec l’auteur. (4) « Depth of Field », interview de Walead Beshty, Liz Deschenes et Eileen Quinlan par Christophe­r Bedford,

Frieze, septembre 2009.

(5) Barbara Kasten: Stages, Institute of Contempora­ry Art, University of Pennsylvan­ia, 4 février-16 août 2015. (6) « Reality at the Core », interview de Barbara Kasten par Courtney Fiske, Art in America, 27-07-2012 (en ligne). (7) Interview de Sara VanDerBeek à lire sur artpress. com. En Europe, Kate Steciw exposera à la galerie Levy.Delval, Bruxelles, 13 mars-11 avril 2015, tandis que Barbara Kasten participer­a à l’exposition collective Imagine Reality, dans le cadre de RAY 2015 Fotografie­projekte Frankfurt/RheinMain, Museum Angewandte Kunst, Museum für Moderne Kunst et Fotografie Forum, Francfort-sur-le-Main, 20 juin-20 septembre 2015.

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