Sur les rives de Manhattan
Héros-Limite On ne peut que se féliciter du travail engagé dans les dernières années par plusieurs éditeurs pour la traduction des oeuvres du poète américain Charles Reznikoff (1894-1976). Après Rythmes 1 et 2, Poèmes, son premier recueil, Héros-Limite dévoile un nouveau pan de son oeuvre romanesque, dont l’on ne pouvait lire jusque-là que le posthume, et très beau, le Musicien. La première partie de Sur les rives de Manhattan parachute le lecteur au coeur du « Yiddishland », ce continent exterminé, entre Pologne, Ukraine et Russie, où s’était élaboré au fil des siècles la civilisation juive, singulière et variée, que rappellent les oeuvres de Sholem Aleichem ou Isaac Bashevis Singer. La mère de l’auteur en est le principal protagoniste, jeune fille indépendante et curieuse cherchant à échapper à un monde instable où la menace du pogrom et l’étude du Talmud rythment les jours avec la même rigueur que la quête du pain quotidien. La seconde partie suit les pas d’un jeune poète, qui ressemble sans doute beaucoup à l’auteur, dans les rues de Manhattan, une vingtaine d’années plus tard. Il ouvre, sans trop y croire, une librairie dans un quartier reculé, gagne pas mal d’argent, regrette bien vite ses longues promenades. Les deux mondes sont décrits à ras de terre ; leur confrontation témoigne avec une rare justesse des difficultés de l’émigration. L’art de Reznikoff est fait de réserve, de retrait. L’auteur éclaire à peine une intrigue fade comme l’absurde succession des jours, qui s’égrène sur le mode du collage plutôt que de la composition. Ce récit annonce ainsi l’usage que Reznikoff fera du document brut dans ses grands textes poétiques Témoignage et Holocauste, livre d’une violence presque insupportable, entièrement composé d’extraits du procès de Nuremberg.