Art Orienté Objet rencontre avec l’autre
Art Orienté Objet: towards the Other. Interview par Annick Bureaud
Après de nombreuxmois de préparation et la participation à un protocole de recherche scientifique, le 22 février 2011, dans une performance réalisée à la galerie Kapelica à Ljubljana, Benoît Mangin injectait à sa partenaire Marion Laval-Jeantet du sang de cheval rendu compatible. Que le cheval
vive en moi, performance spectaculaire et particulièrement complexe (1), devenue à juste titre emblématique, ne doit pas faire écran à la création foisonnante du duo depuis leur rencontre en 1991. Ce qui frappe, dans cette création, c’est la production d’objets singuliers d’une part et les références subtiles à l’histoire de l’art (2) et de la culture d’autre part, par exemple dans leurs photographies précisément construites et mises en scène. Art Orienté Objet produit des objets plastiques qui peuvent trouver leur place dans les musées et foires d’art contemporain. S’ils déroutent, c’est peut-être moins par les techniques utilisées qui vont du tricot aux biotechnologies pour les plus inhabituelles, par les formes (sculptures, installations, vidéos, etc.) qui relèvent d’un vocabulaire de l’art actuel, que par le fait qu’ils sont « plus que des objets ». Au-delà de leur séduction, ou quelquefois de leur apparente simplicité, ils dépassent leur formalisme esthétique. Mais de quoi parlent-ils donc ? Dans un monde où l’on aime mettre des étiquettes, normer, y compris l’art, où ranger Art Orienté Objet ? Dans le bio-art quand ils cultivent conjointement en laboratoire des cellules de leur peau? Dans un art environnemental quand ils installent en 2002 Som
met, une table de conférence munie de chaises dont les dossiers portent des lettres écrivant « L’effet de serre » autour d’un arbre du Domaine de Chamarande?
AB Votre oeuvre comprend des performances, ou des actions, ainsi que des objets et de la photographie. Mais, ce qui est singulier, c’est qu’autour d’un même propos, il y a déclinaison de l’un et de l’autre des médiums. L’oeuvre se déploie, en quelque sorte, sous différentes formes.
Marion Laval-Jeantet Il s’agit d’une expérience vitale, de questionnements existentiels, donc assez personnels, mais qui recoupent des préoccupations sociales, politiques, environnementales. Et de cette expérience peuvent naître des performances et des oeuvres qui en sont autant de cristallisations.
Benoît Mangin Les formes plastiques sont dépendantes de l’expérience même. Ainsi, avec Que le cheval vive en moi, c’était une nécessité organique que la forme produite soit aussi une performance. La beauté réside presque entièrement dans la violence de l’intitulé Nous allons inoculer du sang de
cheval à Marion. À partir du moment où nous proposions une expérience relevant d’un franchissement de la barrière des espèces, il fallait que cela ait lieu devant témoins. Mais la vidéo, les photographies, les reliquaires avec le sang lyophilisé prélevé juste après la performance, les sculpturesprothèses de jambes de cheval que porte Marion font partie du projet dès le départ. ML-J Avec le bio-art, par exemple avec les
Cultures de peaux d’artistes, oeuvre pour laquelle nous avions conjointement cultivé nos cellules épithéliales, déposées ensuite sur du derme porcin puis tatouées, nous étions dans un processus laborantin long qui ne se montrait pas. Et, même si l’artiste était dans l’oeuvre, un doute persistait dans l’esprit du public. Nous travaillons beaucoup à partir d’expériences réelles. En fait, notre art est une forme de réalisme, qui s’exerce aux limites de la conscience et de la sensibilité. Le faire apparaître sous une forme performative, c’est le rendre tangible. En touchant aux bordures du sensible, on produit une action décalée, artistique.
PASSER AU TRAVERS Beaucoup considèrent que vous êtes dans la transgression…
ML-J Il est vrai qu’il est interdit de s’injecter du sang de cheval en Europe! Cela dit, la science le fait quand elle en a besoin, par exemple en utilisant des produits animaux pour les vaccins. La transgression est contextuelle. Je ne pense pas que ce soit l’objet de notre travail.
BM Étymologiquement, transgresser, c’est passer au travers. C’est ce qu’a fait Marion : passer au travers d’une forme plastique pour aboutir dans une autre. Le projet Que le cheval vive en moi s’intitulait au départ
Que le Panda vive en moi. Il était construit sur l’idée, très poétique, que le panda ou le cheval disparaissait, mutait pour endosser biologiquement une partie de l’animal disparu. Nous pouvions en rester là, la transgression arrive au moment où nous décidons de réaliser l’acte et où nous faisons venir un plan idéal, poétique, dans un plan visuel.
Dans vos performances, on remarque une forme de ritualisation. Dans Que le cheval
vive en moi, la science aussi y est mise en scène de manière ritualisée : Benoît porte, par exemple, une blouse blanche.
ML-J La science est présentée sous une forme apparemment lisible de sorte que l’on comprenne que la personne qui se fait faire l’injection est un patient volontaire qui retourne les outils de la science pour s’en emparer et comprendre. Il s’agit plus de prise de pouvoir que de ritualisation.
BM D’autant plus que nous faisons s’interpénétrer des plans qui, normalement, sont distincts. La présence du cheval dans la performance est importante. L’espace liturgique, mais aussi les espaces animal et éthologique font irruption dans le champ médical.
ML-J Dans tous nos travaux, il y a une présence du non-humain, de l’animal, mais aussi du végétal ou du monde des esprits.
Produire de l’art, c’est aussi se poser la question de ce que nous donnons à voir, et dans cette logique de ce qui s’incarne, il y a celle de la confrontation au non-humain. La ritualisation réside dans cette confrontation humain / non-humain. La ritualisation religieuse, shamanique ou scientifique implique toujours la présence d’un non-humain, au sens sacré du terme, dans l’humain. La performance est une forme transitoire, distincte du vécu quotidien, c’est une mise en scène momentanée. Chaque fois que nous sommes dans une expérience face à un public, il y a nécessité de ritualiser, c’est-àdire de donner des indices qui permettent à tous de comprendre ce qui est en train de se passer. Il y a une dimension anthropologique inhérente à l’expérience artistique. La ritualisation peut être d’ordre scientifique ou autre, mais elle repose toujours sur une figure anthropologique : l’explorateur, le scientifique, le shaman… Le non-humain dans l’art était un classique autrefois, exclusivement religieux. Qu’en est-il aujourd’hui ? La performance est un état ; la ritualisation, un modus operandi. Pour nous, il s’agit d’un mode de vie.
Polar Trash parle d’un mode de vie. En allant au Spitzberg [île norvégienne, dans l’Arctique, ndlr] prélever une empreinte d’ours dans la neige, nous soulevons la question de la confrontation à une nature en voie de disparition et du paradoxe de notre action. Nous nous sommes toujours posé la question de la liberté individuelle dans un monde global et la manière dont celle-ci peut exister sans que ce soit au détriment de tout le reste. C’est cette radicalisation éthique, qui peut sembler trop engagée, qui rend notre art dérangeant aux yeux de certains.
La plupart de vos objets sont réalisés à l’aide de techniques propres à l’artisanat : le verre, la porcelaine, la sellerie, le tricot. Sur la question du changement climatique et de la disparition des espèces, vous créez la Peau de chagrin, un gigantesque ours blanc en tricot sous un plafond de centaines de lampes fluorocompactes ; sur la question éthologique et de la communication inter-espèces, vous fabriquez un leurre qui est une girafe tricotée ; parmi vos travaux plus anciens, sur l’utilisation des animaux en laboratoire, vous confectionnez une lapine au ventre ouvert en tricot. Pourquoi ces techniques ?
ML-J Nos idées esthétiques vont de pair avec nos idées existentielles. Avoir le souci de l’Autre, au sens écologique du terme, contredit beaucoup de démarches consuméristes. Les techniques féminines sont dépréciées dans la culture occidentale, considérées comme ce que Michel Foucault appelait des cultures assujetties. Ces techniques sont cohérentes avec notre parti pris en faveur de l’Autre, du minoritaire, du sensiblement mis de côté. Alors nous tricotons parce que c’est une technique artisanale dépréciée, slow, qui va à l’encontre d’une plastification du monde industrialisé. Comme dans les années 1970, où le craft art ou le pattern art accompagnaient les utopies écologiques, nous retrouvons ce type de techniques et nous les revendiquons. Nous
Ci-dessous / below: « Tombée dans le Disumba, ou Le lit des visions ». 2012-2013. Installation. Métal, résine, tissu, néons, verre étiré, verre soufflé, plaques de verre laquées, bande sonore. 200 x 200 x 120 cm. (Ph. M. Domage). “Fallen into the Disumba, or The Bed of Visions.” Metal, resin, fabric, neons, glass, sound
Page de droite / right: « Polar Trash, CO2 Time Code ». 2010. Film vidéo, 10 mn. (Coll. des artistes ; Ph. court. Art Orienté Objet)
nous situons dans cette lignée qui a découvert un monde non anthropocentrique, mais nous sommes d’une autre génération. Sans refuser les nouvelles technologies, nous revendiquons de ne pas quitter notre humanité sous prétexte d’avancées technologiques. Les deux doivent avancer d’une manière corollaire avec notre conscience. Ces matériaux sont le rappel d’une conscience poétique, humaine et politique. Il y a aussi une cohérence conceptuelle et artistique.
Pioneer Ark est la réalisation en porcelaine d’un ensemble d’animaux recensés par les scientifiques et montrant des modifications génétiques dues à des pollutions diverses ou à des mutations spontanées. Les revues publient les descriptions génétiques, mais ne montrent plus d’images. Nous avons donné un visage à des êtres qui n’en avaient pas. La technique de la porcelaine, utilisée pour ces petites sculptures, était un écho au code génétique : une forme composée de cinq ou six bases combinées. Chacune est composée et resculptée, mais il y a quelque chose de commun, parce que nous sommes dans une logique de mutation, d’hybridation. Cette oeuvre pose aussi la question de ce que nous devons faire de cette biodiversité nouvelle, mutante. Pourquoi la parque-t-on, la considère-t-on comme non visible ?
Quelle est votre relation avec les artisans ?
ML-J Tout ce que nous imaginons entraîne une prise de tête pour sa réalisation technique ! Transe Fusion associe un squelette de cheval remonté à l’ancienne, un néon cristal et une cire anatomique d’un corps de femme debout, ce qui, normalement, ne se fait pas, ce matériau étant trop fragile. Elle a été fabriquée avec l’aide du plus grand professeur de cire vivant en France. C’est un savoir presque oublié. Nous ressortons aussi ces techniques des tiroirs parce que la biodiversité des savoirs diminuant, nous devons les apprendre, comme les livres dans Farenheit 451. Ces oeuvres sont absurdes parce qu’elles requièrent des réalisations complexes. C’est du slow art où la technique est poussée à son maximum.
BM Souvent, nous allons dans des directions opposées aux règles artisanales. Le principe de la cornemuse repose sur une basse continue et une mélodie. Pour la Machine à
faire chanter les cerfs dans la brume, qui est une cornemuse réalisée à partir de la peau d’un cerf entier, nous n’avons voulu que des sons gutturaux, pas de mélodie. Il faut donc inventer, avec un facteur d’instruments, un nouveau type de pipes. Les reliquaires de sang et les prothèses de
Que le Cheval vive en moi, les chaussuresprothèses de pattes de chat de Félinan
throphie, les deux coeurs liés en verre
d’Herzen aus Glas : vos objets ont souvent un aspect fétichiste, dans les deux sens du terme, érotique mais aussi objet actif.
ML-J Ils ont tous une visibilité et une autonomie. Mais, effectivement, ce sont des objets qui sont presque des reliques, des fétiches, comme des preuves. Ils se donnent facilement dans le sens où ils ont un aspect très séduisant, mais ils sont inhabituels en tant qu’objets d’art, car ils ont une histoire sociale propre. Ils traitent moins d’une référence plastique pour elle-même que d’un contexte formel historique. Utiliser le tricot, la porcelaine, avec un goût marqué pour le recyclage, c’est revendiquer une position politique contemporaine.
UNE CATHARSIS DU DÉSESPOIR
BM Si nous montrions les prothèses seules, il y aurait un problème. Mais nous présentons au minimum un objet associé à une photographie. L’un est l’indice de l’autre. Ils ne sont pas dissociables.
Vos objets sont ambivalents. Ils sont à la fois séduisants et dérangeants.
ML-J Pour que l’oeuvre soit active, elle doit toujours être conçue avec des antagonismes, qu’ils soient esthétiques ou conceptuels. Roadkill Coat, un manteau réalisé avec la fourrure d’animaux trouvés morts au bord des routes, a le côté séduisant du manteau de fourrure, mais un aspect répulsif avec les photos des animaux morts imprimées sur la doublure. Sans cet antagonisme, le manteau ne deviendrait pas un récit. Il n’est pas morbide, il est plutôt une catharsis de notre désespoir face à la nature en voie de disparition. Nous avons toujours travaillé dans cette approche faite d’attirance-répulsion. Sans cet antagonisme, un oxymore en fait, nous serions dans l’immobilisme. Nous croyons fondamentalement à un art qui peut faire bouger les consciences individuelles. Si nous faisons quelque chose malgré tout – le respect de l’écologie impliquerait que nous ne fabriquions rien – il faut le faire slow et très bien. Ce n’est plus de l’ordre écologique, mais anthropocentrique. Nous revenons à l’humain, spectateur de ce que nous créons. Il n’y a que lui qui peut prendre conscience et rétroagir sur le monde. (1) Cette performance est complexe dans sa mise en oeuvre médicale. Elle a consisté en l’injection d’immunoglobulines de cheval (vecteurs de l’information immunitaire) à raison d’une injection pendant plusieurs mois, puis du plasma de sang de cheval contenant un ensemble de ces immunoglobulines, lors de la performance. Les artistes ont travaillé dans un contexte de recherche scientifique pour la première partie, mais ont réalisé euxmêmes l’injection du plasma lors de la performance. Cette performance est aussi complexe dans sa mise en scène en tant que performance artistique qui inclut un travail éthologique avec le cheval en amont puis, outre l’injection, diverses actions dont l’interaction de Marion Laval-Jeantet, montée sur des prothèses évoquant des jambes de cheval, avec un cheval présent dans la galerie. On trouvera une description du projet sur : http://artscienceethics.tumblr.com/DuChevalAuPanda et un extrait de la performance à https://www.youtube.com/watch?v=yx_E4DUWXbE ( 2) Cf. l’exposition au musée de la Chasse et de la Nature, qui ouvrait sur une reproduction du Jardin des
délices de Jérôme Bosch. Annick Bureaud est critique d’art, commissaire d’expositions et organisatrice de manifestations, et chercheure indépendante dans le champ de l’art et des technosciences. Elle est directrice de Leonardo/Olats (www.olats.org), branche européenne de la revue
Leonardo.