Rémy Héritier enjeux chorégraphiques interview par Yvane Chapuis
Diverses dates / divers lieux, mars-juin 2015
Rémy Héritier est à la fois interprète et chorégraphe. Depuis 2005, il a créé une dizaine de pièces aux formes parfois hybrides qui renouvellent les enjeux de la chorégraphie contemporaine. Ce moisci, il présente Dispositions à la Fondation Ricard, dans le cadre de l’exposition Silence Trompeur de Marcelline Delbecq, une performance montrée à ClermontFerrand le 3 février dernier. Jeux chorégraphiques sera présenté à l’occasion du Nouveau Festival du Centre Pompidou – sur lequel nous reviendrons ultérieurement.
Deux documents plutôt surprenants s’agissant de danse accompagnent la pièce que tu présenteras bientôt à la Fondation d’Entreprise Ricard, Dispositions. L’un est une photographie de la façade de l’Université de Moscou, on dirait un temple; l’autre un texte de Virginia Woolf diffusé sur la BBC en avril 1937, dans lequel elle décrit ce que sont les mots, magnifiquement d’ailleurs ; elle en fait de véritables êtres. Comment ces références innervent-elles la pièce?
Je dois d’abord préciser que Dispositions est un solo qui prend la forme hybride d’une conférenceperformance. Il a été créé en mars 2008 au TanzQuartierWien, à l’invitation du chorégraphe autrichien Philipp Gehmacher. La pièce faisait partie des dix contributions de la série Walk+ Talk, dans l aquelle chaque artiste devait parler de son propre travail tout en le pratiquant face à des spectateurs. L’Université de Moscou me permet d’introduire dans la pièce les no- tions de document et d’intertextualité, déjà très présentes dans mon travail. C’est une image dont la composition est relativement simple, mais que je décris néanmoins oralement avec précision. L’idée que je développe avec cette image – et avec la danse – est que le bâtiment photographié contient d’autres bâtiments cachés. Je donne l’exemple du Municipal Building de New York, que l’on voit apparaître à l’identique si l’on s’attache uniquement au corps central en faisant abstraction des ailes du bâtiment soviétique. Par le truchement de l’image, j’en viens à la danse en m’attardant sur le motif simplissime de mon bras qui se lève face au public : ce geste, aussi simple soit-il, contient tous les autres bras qui se sont levés et tous ceux qui se lèveront. L’introduction de l’intergestualité comme intertextualité appliquée à la danse est pour moi une question majeure. L’usage que je fais de Words Fail
Me, le texte de Virginia Woolf, est assez similaire. Mon choix s’est porté sur lui pour ses qualités propres : c’est un texte éloquent, d’une grande beauté, d’une grande simplicité, assez peu connu. Woolf dit (dans une langue orale, radiophonique) que les mots se forgent par l’usage que l’on en fait – dans les maisons, les rues, les champs – depuis des siècles. C’est cette richesse qui, dans le même temps, rend la tâche de l’écrivain d’autant plus compliquée pour continuer à écrire avec ces mêmes mots et la cohorte de connotations (d’histoires) qu’ils véhiculent. Le chorégraphe que je suis est confronté aux mêmes enjeux s’agissant des gestes, des mouvements et de la danse.
SURVIVANCE
Cette notion d’intertextualité appliquée à la danse, qu’Isabelle Launay a récemment théorisée (1), n’est pas sans lien avec une autre notion qui t’a intéressé et que tu as poursuivie dans le cadre d’un voyage sur les traces d’Aby Warburg : la notion de survivance.
Cela a donné lieu à la création d’un duo avec le guitariste Eric
Yvelin, Persée Percée, au festival Artdanthé au théâtre de Vanves le 11 février dernier. La découverte de ce que Warburg a nommé survivance a en effet été déterminante dans ma pratique, mais il fallait que je définisse ce qui l’incarne. C’est-à-dire que j’en envisage physiquement une forme d’incorporation pour en percer le mystère. Depuis que je suis en âge de voyager seul, je visite régulièrement des endroits qui ont marqué mon enfance et mon adolescence le plus souvent à distance. Et le plus souvent, il n’y a rien à voir. M’y rendre physiquement, voir, entendre me permet de percer le mystère dont ces lieux se sont entourés avec l’éloignement. Je suis donc allé dans les rues de Bucarest, sur les collines de Sarajevo, à Beyrouth, mais aussi à Aberdeen dans l’État de Washington. Il s’agit à chaque fois d’immersions qui permettent d’appréhender une situation par capillarité. Je ne sais plus qui utilise l’expression de « connaissance par contact » (2), mais cela convient bien pour décrire les enjeux autant que le quotidien de ces expériences de voyage. En 1895-96, Aby Warburg a passé l’essentiel des quelques semaines qui ont précédé son arrivée à San Francisco dans les États d’Arizona, du Nouveau Mexique, d’Utah, du Colorado, à la rencontre des Indiens Hopi. Vingt-sept ans plus tard, alors qu’il était alors l’un des patients de la clinique de Bellevue en Suisse, il a donné une conférence sur une cérémonie hopi dont il n’a d’ailleurs pas été personnellement témoin : le rituel du serpent auquel les Indiens procèdent pour invoquer la pluie. J’ai fait son voyage à rebours : de San Francisco à Oraibi, le lieu dont il est question dans la conférence. Il s’est agi de réfléchir plus précisément à la question de la survivance et d’extrapoler sur ce que seraient les survivances à l’oeuvre dans mon travail. Cela a donné lieu à un voyage dans le voyage, à la rencontre de quelques-uns des sites majeurs du land art de l’Ouest américain : Spiral Jetty de Robert Smithson et Sun Tunnels de Nancy Holt (Utah), Double Negative de Michael Heizer (Nevada), et la Chinati Foundation / Donald Judd à Marfa (Texas). Ce sont des manières d’explorer ma propre démarche : où prend-elle sa source, à quels courants artistiques et intellectuels peut-elle se raccrocher, quels sont les différents événements, les différentes pratiques qui me portent à produire ce que je produis ? Outre le fait que Nijinski résidait dans la même cli- nique que Warburg et qu’il faisait partie des auditeurs de la conférence qui a permis à Warburg d’en sortir, l’essentiel de ce que je retiens est le passage qui décrit les phénomènes de conversion : pour danser avec les serpents, il faut que les danseurs soient eux-mêmes serpent. S’ils ne sont pas euxmêmes serpent, s’ils sont simplement des dompteurs de serpent, alors ils ne peuvent pas leur donner l e message à transmettre aux éclairs. Ce phénomène de conversion est vraiment une question chorégraphique en même temps qu’une question de danse. La survivance que Warburg a mise au jour est une façon d’interroger la mémoire à l’oeuvre dans les images de la culture. À travers une pratique de montage, notamment dans son Atlas Mné
mosyne, i l fait apparaître l a récurrence de certains motifs dans les images que produisent les hommes à travers les âges et les géographies. Peut-on dire qu’il y a dans ta pratique de la danse la volonté de faire affleurer à la surface des corps ces images qui nous peuplent, et que tes voyages font partie d’un processus de recherche de ce type d’images ? Oui, c’est exactement cela. Et l’usage du document que je fais dans mon travail y concourt. Le document est pour moi un objet qui permet une meilleure compréhension d’un autre objet. Dans Dispo
sition par exemple, je fais usage de documents pour rendre présent le lieu où je me trouve avec les spectateurs. J’ai recours à des descriptions d’images, des lectures, des danses, des noms de villes, des distances, afin d’agir par association et par distinction, et ainsi rendre perceptible un lieu, celui où nous sommes, dans sa relation à des données qui lui sont a priori étrangères. Je voudrais aboutir à une forme qui contienne l’objectivité d’une « auto-analyse » du travail tout autant que la subjectivité qui reste à mon sens le potentiel d’une oeuvre d’art. Ce rapport tendu entre objectivité et subjectivité que permet l’hybridation entre conférence et performance m’intéresse tout particulièrement. Ma démarche de création se situe à l’intersection de ces deux types distincts de mise à jour d’une pensée.
Propos recueillis par Yvane Chapuis (1) Voir « Citational Poetics in Dance », Isabelle Launay, Allegra Barlow et Mark Franko, in Dance Research Journal, Cambridge University Press, New York, vol. 44, n° 2, hiver 2012, p. 49-69. ( 2) Georges Didi- Huberman parle de « ressemblance par contact » in la Ressemblance par contact - Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Minuit, 2008. Yvane Chapuis est historienne de l’art. Elle s’intéresse particulièrement aux arts performatifs. Directrice des Laboratoires d’Aubervilliers de 2001 à 2009, elle dirige actuellement la recherche à la Manufacture - Haute École des arts scéniques de Suisse romande. Spectacles récents et à venir
Dispositions + Untitled 1/3 - Cracking Perspectives #2, Clermont-Ferrand, 3 février.
Dispositions, Fondation d’Entreprise Ricard, Paris, 6 mars, dans le cadre de l’exposition Silence Trompeur de Marcelline Delbecq.
Percée Persée, Festival ARTDANTHÉ, Vanves, 11 février.
Percée Persée (site specific), Extension sauvage, Combourg, 26 juin.
Jeux chorégraphiques (avec Laurent Pichaud), Nouveau Festival, Centre Pompidou, Paris, 6 et 7 juin ; Festival Uzès Danse, Uzès, 12, 13 et 14 juin. Rémy Héritier is both a performer and a choreographer who has created some ten sometimes highly hybrid pieces since 2005. Through March he is presenting Disposi
tions at the Fondation Ricard in conjunction with the exhibition
Silence Trompeur featuring work by Marceline Delbecq, a dance previously seen in Clermont-Ferrand in February. His Jeux Chorégra
phiques will be performed as part of the Nouveau Festival at the Pompidou Center, an event we will later address in its ensemble. Two documents you surprisingly relate to dance accompany the piece you are about to put on at the Fondation d’Entreprise Ricard,
Dispositions. One is a photo of the façade of Moscow University in which it looks like a temple. The other is a text by Virginia Woolf broadcast by the BBC in April 1937 where she gives a magnificent description of the nature of words that makes them sound almost like living beings. How are these two references present in your piece?
Fi r s t , I’ d l i ke to clarify that
Dispositions is a solo that hybridizes a performance and a lecture. It was created in 2008 at the TanzQuartierWien at the invitation of the Austrian choreographer Philipp Gehmacher as one of ten contributions to the
Walk+Talk series in which each artist was supposed to talk about their own work while performing it in front of an audience. The University of Moscow photo allows me t o i ntroduce t he concepts of document and intertextuality in my piece, notions that have been part of my work for a long time. The photo’s composition is relatively simple, but my oral explanation of it is very precise. The idea I’m drawing out with this image and the dance is that the photographed building contains other buildings hidden within it. I give the example of the Municipal Building in New York, which looks identical if you only look at the central tower and forget about the wings on the Soviet-era building. That image brings me to the dance where I linger on the extremely simple motif of raising my arm in front of the audience, a gesture that, as simple as it may be, contains all the other arms that are raised and will be raised. For me, this is about introducing intergesturality into dance as a form of intertextuality applied to dance. I use Virginia Woolf’s Words Fail
Me in a pretty similar way. I chose it for its inherent qualities, because of the eloquence, great beauty and great simplicity of this relatively l i ttle- known text. Speaking in her radio voice, Woolf says that words are forged by the use we have made of them, in homes, streets and fields, over centuries. At the same time this richness makes the task of the writer even more complicated in that they have to continue to write with the same words and the cohort of connotations (histories) they convey. As a choreographer I’m confronted with the same problem in terms of gestures, movements and dance. This notion of intertextuality applied to dance, recently theorized by Isabelle Launay,( 1) is related to another concept that you have found interesting and pursued in a trip you made retracing the steps of Aby Warburg: persistence. That journey led to the creation of a duo with the guitarist Eric Yvelin,
Persée Percée, at the Artdanthé festival at the Vanves theater last February 11. The discovery of what Warburg called persistence has played a decisive role in my practice, but I had to define what it embodies. In other words, I wanted to find a way to physically represent it so as to pierce the mystery. Ever since I first became old enough to travel by myself I’ve habitually visited places that made a big impression on me when I was a child and a teenager, mostly indirectly. Usually there’s nothing to see. Physically going here, so I can see and hear, lets me pierce the mystery that surrounds these places when they’re not seen up close. So I’ve gone to the streets of Bucharest, the Sarajevo hills, Beirut and Aberdeen (Washington State). Each of these immersions has allowed me to understand a situation by means of a sort of capillary action. I can’t remember who coined the phrase “contact knowledge,”(2) but it works well to describe both the aims and ordinary experiences of my travels. In 1895-96, before going on to San Francisco, Warburg spent most of two weeks in Arizona, New Mexico, Utah and Colorado trying to find out more about the Hopi Indians. Twenty-seven years later, when he was a patient at the Bellevue clinic in Switzerland, he gave a l ecture on a Hopi ceremony he did not personally witness, the snake ritual sometimes called the rain dance. I retraced his steps backwards, going from San Francisco to Oraibi, the place he described in that lecture. I wanted to think more precisely about the concept of persistence and extrapolate what could be considered insistences of persistence in my own
work. That led to a kind of journey within a journey, to see some of the major Land Art sites in the American Southwest— Robert Smithson’s Spiral Jetty and Nancy Holt’s Sun Tunnels (Utah), Double
Negative by Michael Heizer (Nevada) and the Donald Judd/ Chinati Foundation in Marfa ( Texas). This was a way of exploring my own approach: what were its roots, what artistic and intellectual currents could it grab hold of, what were the different events and practices that led me to do what I do? Aside from the fact that Nijinsky was in the same clinic as Warburg and in the audience during the lecture, the main thing I remember is the passage that describes conversion phenomena: to dance with snakes the dancers have to be snakes themselves. Otherwise, if they are not themselves snakes, they are simply snake trainers and can’t give the snakes the message that they are to transmit to the thunder. Conversion phenomena are really a chorographical question as well as one for dance.
PERSISTENCE
The question of persistence Warburg brought out was a way of interrogating the workings of memory in cultural images. Through the process of assembling items, most notably the picture atlas Mnémosyne, he noted the recurrence of certain motifs produced by people in different periods of time and places. Can we say that a feature of your practice of dance is a desire to bring these images that inhabit us to the body’s surface, and that your trips are part of a search for this kind of images? Yes, that’s exactly right. The way I use documents in my work goes along with that. For me, a document is an object that lets us better understand another object. In
Disposition, for example, I use documents to create the presence of the places where I find myself along with the audience. I use descriptions of images, readings, dances, names of cities and measures of distance to produce a process of association and distinction through which a place— the place where we are—becomes perceptible, in relationship to facts that are theoretically foreign to it. I’d like to come up with a form that contains the objectivity of a “self-analysis” of one’s work along with the subjectivity that to my mind remains the potential of an artwork. I’m particularly interested in the close relationship between objectivity and subjectivity that makes it possible to produce a hybrid lecture/performance. My approach to making dance is situated at the intersection of these two different ways of bringing thoughts to light.
Translation, L-S Torgoff (1) See “Citational Poetics in Dance,” Isabelle Launay, Allegra Barlow and Mark Franko, in Dance Research Jour
nal, New York: Cambridge University Press, vol. 44, No. 2, Winter 2012. (2) Georges Didi-Huberman talks about “contact resemblance” in La Ressemblance par contact - Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Minuit, 2008. Performance chorégraphique. Tempe Art Museum at Combine Gallery, Phoenix, Arizona. 2014. (© Guillaume Robert). Vidéo still