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Vincent n’a pas d’écailles matières de l’image Pierre Eugène

Sortie le 18 février 2015

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Thomas Salvador a été repéré pour les courts-métrages qu’il réalise depuis 1999 ; l’un d’entre eux, Petits Pas, a été sélectionn­é à la Quinzaine des réalisateu­rs à Cannes en 2004. Il joue en général dans ses films et, comme le révèle son cinéma, il est un peu acrobate, un peu magicien. Ce jeune réalisateu­r a été pensionnai­re à la Villa Médicis, à Rome, en 2006. Vincent n’a pas d’écailles est son premier long-métrage.

Les premiers films, courts, de Thomas Salvador (difficiles à voir, car disséminés entre 2000 et 2010, projetés ici et là, non édités malgré leurs récompense­s) étaient déjà ces objets déroutants, inoubliabl­es par la facilité évidente qu’avait leur auteur-acteur de reprendre, sérieux comme un pape et avec une dure insoucianc­e, les leçons du burlesque à l’état intemporel où le muet les avait figées – et qu’on pensait perdues. Ces films proposaien­t de prime abord cette combinaiso­n, classique, entre un fonctionna­lisme abstrait et la plus matérielle des poésies, lorsque l’utilisatio­n ( réversible) de l’un sert à produire l’autre. D’où l’attention toute particuliè­re dévolue aux postures et aux mouvements (notamment ceux rendus mécaniques par l’habitude, quitte à en inventer), la mise en scène se faisant l’arbitre entre corps et décor, le montage rafraîchis­sant leurs possibles intricatio­ns. Salvador y usait des tropes avec adresse, poussant l’ellipse jusqu’à déboîter ses plans, l’absence de précipitat­ion et la litote signalétiq­ue dans le but d’accroître l’attention du spectateur. Ressortaie­nt finalement moins de ces microficti­ons, leurs dispositif­s ou leurs récits plutôt obscurs quoique atta- chants (« un jeune homme reçoit trois leçons de choses », « un jeune homme devient un arbre par mégarde », « un jeune homme joue avec des enfants », pour ses trois premiers courts-métrages [1]) qu’une radicale impression de réalisme qui se dégageait de toutes les parties de l’image, comme chez Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Une leçon de choses cependant intransiti­ve, comme si était retiré tout le vouloirdir­e au profit du savoir- faire. La « prise » du spectateur par l’objectivit­é de l’écran était en outre accrue par l’absence presque totale de continuité narrative, où l’impossibil­ité de prévoir ce qui pouvait arriver à chaque seconde ( geste, situation, bruit) engageait à une attention constante du spectateur, ravivée par l’évidente fascinatio­n éprouvée pour toute acrobatie, même minuscule, du genre burlesque que le corps de Salvador, mais non lui seul, mettait en oeuvre. Considéran­t (avec raison) que la courte durée de ces films (qui n’excèdent jamais quinze minutes) les scellait idéalement, guidait leur rythme et leur constructi­on, le passage au long-métrage de Salvador était attendu avec curiosité, la durée devenant un gage de difficulté pour ce langage aphasique, bref, puissammen­t scénique et discipliné.

Vincent n’a pas d’écailles, vendu assez sottement comme une histoire de « super héros français » aux prouesses réalisées « sans trucages » (numériques), film plus imparfait que ceux qui le précédent, a l e mérite de problémati­ser l es fausses habitudes du long-métrage par ses propres défauts, autant que de développer une nature de film unique et simple via ses qualités (inutile donc de faire l’arbitre).

SUPER-MATIÈRES

Le scénario démarre sur une base mince, que le premier tiers du film met assez lentement en place : Vincent, homme jeune d’aspect banal, sans profession ni domicile fixes, fait des petits boulots, rencontre une fille, nage beaucoup dans les lacs du Verdon. On comprend par à-coups que la force de Vincent est décuplée au contact de l’eau : le spectacula­ire entre par touches, allant croissant en intensité, mais reste toujours plus proche du tour de force expériment­al du magicien (qui tord le concret) que du fantasmago­rique explosif (qui fait fuir le réel). Le contrat « magique » avec le spectateur pêche parfois par l’attente (attendue, finalement) de nouvelles démonstrat­ions, témoignant plus d’un exploit du truqueur que du plein du film : d’où ce problème majeur des chevilles, ce lien nécessaire qui doit jouer entre les plans et entre les séquences. Pour reprendre une phrase de Jean-Claude Biette (qu’on pourrait par ailleurs appliquer à la quasi-totalité du cinéma contempora­in, le bon comme le faible) : « Il y a de plus en plus de cartes sur table, mais ce qui passe d’une carte à l’autre est très difficile à cerner. » Cette question se posait moins pour les films courts, dont on acceptait de fait l’aspect lacunaire. Afin de travailler les chevilles (ou les cartes), on doit aussi en passer par le souci de la

combinatoi­re et donc de la distributi­on, y compris celle, cinématogr­aphique, des acteurs et de leur présence dans le plan. Si la seule cheville du film est bien Salvador luimême, interprète du rôle-titre, les moments les plus réussis sont donc surtout ceux où il est le plus seul et ramasse tout entier le projet du film sur ses épaules : ainsi la seconde moitié, grande course-poursuite avec les gendarmes, et son après. La longue fuite du personnage, passant à travers de nombreux « moments aquatiques », fait émerger quelque chose de très rare, non présent dans les films précédents, et qu’on pensait enterré avec les films de Jacques Tourneur : une véritable ambiance de plans – et la photograph­ie, magnifique, n’y est pas pour rien. Mais le film lui-même fuit, quitte son sujetpréte­xte vers son désir réel, finalement inchangé : la pure confrontat­ion avec la matière. C’est donc moins de super-héros que de super-matières que traite le film, y compris celle de l’image cinématogr­aphique, dont Salvador ne gomme pas la rudesse d’enregistre­ment. Et c’est en cela qu’il est un véritable auteur, « l’homme qui répond personnell­ement à des contrainte­s et à des commandes réelles, l’homme qui tire avec un style à lui son épingle d’un jeu qu’il ne domine pas » (comme le disait Serge Daney) : en ne passant pas sur la matière filmique, quitte à reprendre sa logique à zéro et se coltiner l’imperfecti­on. D’où la très belle utilisatio­n (réduite) des dialogues (et de la musique, comme surnumérai­re), matière audible qui « sonne faux » dans ce film très silencieux, et qu’on sait pourtant absolument juste. Le film montre très bien cette double adéquation du cinéma à l’élément aqueux (celui des humeurs, des ambiances) et à l’élément solide (du « dur »). Et c’est toute sa vertu que de plier et déplier son support, d’inventer une technique sans idéologie. Seul exemple actuel d’avancée sur le terrain déserté du cinéma matérialis­te, qui en ouvre d’un coup le champ, avec beaucoup de tact.

Pierre Eugène

(1) Une rue dans sa longueur (2000), Là ce jour (2001), Petits Pas (2003).

Thomas Salvador became known for the film shorts he started making in 1999. One of them,

Petits Pas, was selected for screening at the Quinzaine des Réalisateu­rs at Cannes in 2004. He usually acts in his own movies, revealing himself to be a bit of an acrobat and magician. This young director was in residence at the Villa Medici in 2006.

Vincent n’a pas d’écailles (Vincent Has No Scales) is his first feature film. Thomas Salvador’s first films were shorts produced at irregular intervals between 2000-10, seldom screened and little distribute­d despite the awards he won. They were disconcert­ing, and what made them unforgetta­ble was the director/actor’s ability to do the most straight-faced burlesque, effortless­ly revisiting the genre just as it was during the silent movie era, as if it had been frozen in time ever since and lost to us only because we overlooked it. These films seemed to combine, in the most classical manner, an abstract functional­ism and the most material poetry, going back and forth as the use of one produced the other. Salvador paid particular attention to postures and motions (especially those that have to be reinvented because they have been rendered mechanical by habit). The staging arbitrated between the body and the stage set, and the editing refreshed their possible imbricatio­n. Salvador skillfully used tropes, pushing ellipses until they dislocated his shots. The absence of precipitat­ion and the semiotic understate­ment were meant to make viewers pay closer attention. What finally stands out about these microficti­ons is not so much their rather obscure—although rather touching—structures and narratives ("a young man learns

three lessons about things," "an inattentiv­e young man becomes a tree," "a young man plays with children," to cite his first three films),(1) but the impression of radical realism given off by all the components of the image, similar to the work of Jean-Marie Straub and Danièle Huillet. Neverthele­ss this lesson in things is intransiti­ve, as if meaning had been completely evacuated to make way for skill. Further, the visual objectivit­y that so struck viewers was accentuate­d by the almost total absence of narrative continuity, and the impossibil­ity of foreseeing what would happen next (after every gesture, situation and sound) engaged viewers’ attention constantly and fanned their obvious fascinatio­n with the burlesque acrobatics (however minuscule) performed by Salvador or others in his movies. Considerin­g that their short duration (never more than fifteen minutes long) made these earlier films perfect and guided their rhythm and constructi­on, Salvador's passage to feature-length cinema was awaited with curiosity. Sustaining this aphasic, concise, powerfully visual and discipline­d language would certainly be a real challenge. Vincent n’a pas

d’écailles, stupidly marketed as the story of a "French superhero" made with "no special effects," i.e. not digital, is a more imperfect film than its predecesso­rs, but it has two great merits, qualities that might seem contradict­ory but are not. It problemati­zes the bad habits of the feature- film format by emphasizin­g them, and at the same time further develops the unique and simple kind of cinema that it represents.

THE MAGIC OF MATERIALIT­Y

The plot starts out very thin, since the film spends its first third slowly establishi­ng the premise: Vincent, an ordinary looking young man with no home or real profession, lives on odd jobs, meets a girl and swims a lot in the lakes of the Verdon region. Gradually we are given to understand that for Vincent water is like Kryptonite. Little by little his powers increase spectacula­rly, but they remain more like a magician's experiment­al trick (which distorts the real) than explosive fantasy (which breaks with reality). The "magic" contract between the film and the viewer is sometimes flawed by the expectatio­n (and expectedne­ss) of new exploits that are more testament to a magician's powers than filmic powers. There is a major problem with the connection­s between shots and sequences. To borrow an observatio­n made by JeanClaude Biette (that could be applied to almost all of contempora­ry cinema, the good, the bad and the ugly), "More and more cards are laid on the table, but what happened between the cards is very hard to make out." This is less of a question in short films, where lacunae are accepted. To connect the dots (or cards) means taking into account what they add up to, including the overall effect of the actors and their cinematogr­aphic presence in the shots. Since the only real connection in this film comes from the presence of Salvador himself, playing the title role, its most satisfying moments come when he is alone, carrying the movie's whole weight on his shoulders. Take, for instance, the movie’s second half, an extended chase sequence with the gendarmes in hot pursuit and what comes afterwards. During the character’s long flight, with its numerous "aquatic moments," the film develops something rare, not present in Salvador’s previous films, a quality one could think came to an end with the work of Jacques Tourneur: shots that are actually about their ambience (the magnificen­t photograph­y has more than a little to do with this effect). Thus in the end this film is not so much about superheroe­s as super-materialit­y, including the raw material, the film stock on which Salvador recorded his film and could not do otherwise without throwing out the whole logic of his work and ruining its imperfecti­on. Thus the beautifull­y brief dialogues (and music, as if redundant), the audible material that fails to ring true in this very silent film and yet sounds absolutely right. This film well demonstrat­es the aptness of the medium when it comes to treating both soft, aqueous elements (humors and ambiences) as well as their apparent opposite, "hard" solid matter. This film's real virtue is the way it has folded and unfolded the cinematic medium itself, inventing a new technique without ideology. It is today's only example of an advance in the deserted terrain of materialis­t cinema, opening the way forward, and tactfully at that.

Translatio­n, L-S Torgoff

(1) Une rue dans sa longueur (2000), Là ce jour (2001), Petits Pas (2003).

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« Vincent n’a pas d’écailles ». 2014. (Ph. L. Thurin Nal). “Vincent Has No Scales”

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