Le feuilleton de Jacques Henric. Jean-Richard Bloch, Jean Paulhan
Jean-Richard Bloch, Jean Paulhan Correspondance 1920-1946 Éditions Claire Paulhan
Hasards ? Au moment où se produisaient en France les événements tragiques que l’on sait, je lisais la correspondance échangée de 1920 à 1946 entre Jean Paulhan et Jean-Richard Bloch. Je ne crois pas avoir à rappeler qui était Jean Paulhan. En revanche, notamment pour de jeunes lecteurs d’artpress, il est peut-être utile que je dise quelques mots de Jean-Richard Bloch. Du même âge que Paulhan, 36 ans l’un et l’autre quand ils se rencontrèrent en 1920, Jean-Richard Bloch était un écrivain qui, entre les deux guerres, fut lié à l’aventure de la NRF et qui devint, dès les années 1930, et jusqu’à sa mort en 1947, une des importantes figures intellectuelles du parti communiste français. Il en dirigea plusieurs des publications, dont le quotidien Ce soir et la revue Europe. Vu mon âge et la date de mon inscription au PC, je n’ai pu rencontrer Jean-Richard Bloch mais j’ai connu quelques-uns de ses proches qui m’en parlèrent (Aragon, Sadoul, Pierre de Lescure, Duclos, Billoux…). Il bénéficiait encore d’une aura telle au sein du parti que le très jeune militant discipliné que j’étais ( ça ne durera pas) acheta plusieurs de ses livres, parus pour la plupart avant la guerre. Ils doivent être aujourd’hui perdus dans le fatras de ma bibliothèque, et je dois dire, qu’à l’exception d’un essai sur le théâtre, je n’en ai gardé aucun souvenir. Les ai-je même lus ? Comme je m’en suis expliqué à plusieurs reprises, notamment dans Politique, les productions littéraires de mes aînés communistes me tombaient des mains à peine les premières pages tournées. Qui lit aujourd’hui Jean-Richard Bloch ? Ce n’est pas sans étonnement et malaise que j’ai découvert, à la lecture de cette Correspondance et de la substantielle préface de Bernard Leuilliot, quels débats animés pouvaient susciter ses romans dans le milieu de la NRF et bien au-delà, comme ceux d’ailleurs d’autres auteurs de son temps, aujourd’hui pareillement au purgatoire. Sybilla, la Nuit kurde, Sur un cargo, ... Et Cie. Que disent pour nous ces titres ? Étaient-ce de bons romans ? Probablement meilleurs que beaucoup de ceux qui paraissent aujourd’hui. Le temps n’est- il pas venu que Gallimard, qui les publia, n’en réédite quelques-uns en Folio ? L’estime en laquelle les tenait Paulhan devrait suffire à décider l’éditeur.
D’UNE GUERRE L’AUTRE
Pourquoi ai-je fait un lien entre notre actualité et l’époque de l’entredeux-guerres ? D’abord, parce que dans les deux cas, on parle de « guerre », même si les attentats, les assassinats perpétrés en France par les islamistes, aussi terribles soient-ils, ne sont pas tout à fait de même nature que l es deux grands conflits mondiaux du 20e siècle qui firent des millions de morts. Si, entre les froides exécutions des dessinateurs de Charlie Hebdo, des clients juifs de l’Hyper Casher, des policiers, on peut établir un rapport avec les idéologies qui furent à l’origine des guerres contre les démocraties et de la Shoah, il serait pour le moins excessif de comparer ce qu’ont vécu les habitants du quartier de la porte de Vincennes, ou ceux de Dammartin-en-Goële, avec ce que vivent aujourd’hui les populations de Syrie, d’Irak, du Niger, et, hier, les habitants des villes françaises écrasées sous les bombes allemandes, puis alliées. Dans les lettres échangées entre Paulhan et Bloch, de guerre il est beaucoup question, tout simplement parce que l’un et l’autre ont vécu les deux grandes guerres mondiales, en témoins et en acteurs, et notamment dans la Résistance pour la seconde. Jean-Richard Bloch y fut touché dans sa chair : mère déportée à 86 ans et gazée à Auschwitz, sa fille France, guillotinée à Hambourg en 1943, son gendre assassiné par l a milice en 1944, l ui pourchassé comme communiste, résistant et juif, une grande partie de ses manuscrits réduits en cendres au cours d’un bombardement…
CHARLIE HEBDO, HOUELLEBECQ…
La seconde raison du lien suggéré entre nos deux époques, la nôtre et celle de l’avant- guerre et de la guerre, c’est qu’au-delà de ce qu’on apprend sur la vie de la NRF, si semblable à celle des autres revues – polémiques internes, censures déguisées, récriminations des auteurs, jalousies, justifications des éditeurs… –, on retrouve dans les échanges épistolaires entre Paulhan et Bloch des controverses de nature voisine à celles qu’on voit resurgir aujourd’hui dans la presse, notamment autour des caricatures de Charlie Hebdo ou du dernier livre de Michel Houellebecq. Qu’en estil de la liberté d’expression, de la responsabilité et de l’éventuel engagement de l’écrivain, des confusions entre essai, pamphlet et roman, entre narrateur et auteur, entre écrit politique et oeuvre de fiction…? Les désaccords de fond entre les deux écrivains se manifestent avec plus de fermeté quand la situation politique s’aggrave. Le 7 mai 1940, Paulhan justifie ainsi sa critique d’un récit que lui a donné à lire son ami: « En bref, je crains que vous n’ayez voulu tirer avantage pour une oeuvre littéraire, de l’avance que semblait vous donner, et ne vous donnait pas, une réflexion portant sur le politique et le social. » Quelques mois auparavant, s’appuyant sur l’exemple de Zola, il l’avait déjà mis en garde contre la tentation de réduire le roman à un écrit de pure propagande politique, aussi moralement fondée fût-elle. Le responsable communiste qu’était Jean-Richard Bloch ne pouvait recevoir sans objections ces remontrances de Paulhan, mais l’écrivain et honnête homme qu’il était aussi (que de couleuvres, comme son ami Aragon, il dut avaler, dont celle, indigeste, du pacte de non-agression germano-soviétique !) n’était pas sans savoir dans quel piège il risquait d’être pris. Sa participation au Congrès des écrivains soviétiques en 1934 à Moscou, aux côtés de Gide, Malraux et Aragon, l’avait alerté, devant les thèses défendues par les apparatchiks soviétiques, sur le risque d’avoir à brader sa liberté de créateur.
… ET SADE
À Jean-Richard Bloch qui déclare, dans la revue Europe, que lui et ses collaborateurs ne conçoivent pas leur tâche d’écrivain hors de la politique, Paulhan répond, à son ironique et provocatrice façon, en publiant en revue des extraits de sa préface aux Infortunes de la vertu, de Sade. Là où on aurait attendu Jeanne d’Arc ou Hugo, c’était Sade qui se pointait. Sade, une victime de la liberté d’expression (emprisonné pendant vingt-sept ans), comme l’ont été ceux que j’hésitais à appeler d’un mot trop solennel, mais je vérifie que le dictionnaire m’y autorise, ces récents martyrs de la liberté d’expression et de pensée, de la liberté tout court, qu’ont été les journalistes de Charlie Hebdo.