Caillois et Duprat des choses paradoxales
Roger Caillois La Lecture des pierres Éditions Xavier Barral
Nicole Caligaris Le Jour est entré dans la nuit, Hubert Duprat Éditions François Bourin
De Roger Caillois – co-fondateur du Collège de sociologie avec Michel Leiris et Georges Bataille, poète, écrivain et critique à l’oeuvre singulière et essentielle, éditeur, arpenteur des sciences et des rêves – c’est sans doute Pierres, publié en 1966, qui retient avec une même constance l’attention, tant son écriture et l’attachement qu’il porte à traiter avec autant d’acuité ce qui est au bord des chemins en fait une oeuvre admirable. Sous le signe de la rigueur scientifique et de la poésie, Caillois invente une phénoménologie de l’imagination purement littéraire. Ce premier livre sur les pierres – agates, quartz fantômes, hématites iridescentes, et autres pierres paesine… – sera suivi de deux autres textes, l’Écriture des pierres (Skira, 1970) et « Agates paradoxales » ( Nouvelle Revue Française, 291, 1977), rassemblés aujourd’hui sous le titre la Lecture des pierres, un ouvrage magnifique. Caillois y évoque la mythologie, les contes, la Chine, la littérature, le spiritualisme, la science, et l’on y découvre, en regard, les pierres fabuleuses de sa collection léguée en partie au Museum national d’histoire naturelle. « J’imagine, écrit Caillois dans Pierres, une quête ambitieuse qui, loin de se contenter d’objets de rencontre, s’efforcerait de réunir les plus remarquables manifestations des forces élémentaires, anonymes, irresponsables qui, enchevêtrées, composent la nature. » De fait, en cherchant une nomenclature minérale et poétique dans les trois textes que Caillois consacre au sujet, il cherche à définir « une beauté spontanée », tentant de mettre au jour l’apparition d’un ordre complexe et esthétique qui surgirait des temps géologiques, en dehors de tout anthropomorphisme de circonstance, de quelque ressemblance avec nos préoccupations humaines. En somme, les pierres façonnent des images qui n’appartiennent qu’à elles, des images qui nous émeuvent et qui se sont faites en dehors de nous. Ainsi, Caillois trouve dans les pierres – souvent dans des agates – des dessins qui le frappent par leur géométrie et qui, paradoxalement, s’épanouissent dans une exubérance for- melle pour soudainement aboutir à une régularité quasi euclidienne. Pareils à deux réalités qui s’entremêleraient, l’une serait gouvernée par un apparent désordre, et l’autre par une harmonie. Entouré de ses collections d’insectes et de pierres, Caillois effectue une quête physique, esthétique et littéraire. Mieux, une recherche de conciliation avec les temps anciens, la science et l’art, le hasard et le circonstancié. Une petite métaphysique merveilleuse, en dehors du savoir et de la logique.
BEAUTÉ SPONTANÉE
« Tout ce qui est surprenant, écrit Nicole Caligaris dans le Jour est entré dans la nuit, essai qu’elle consacre au sculpteur contemporain Hubert Duprat, n’est pas énigmatique. L’énigme suppose un savoir pris en défaut. Elle est le départ de l’enquête, du voyage dans les idées. La merveille rend tout savoir inconciliable avec ce qui se présente, elle ouvre abruptement sur la conscience que le monde existe hors de ce que nous pouvons concevoir. » L’essai donc, ou plus exactement le récit passionnant de sa rencontre avec l’oeuvre de Duprat, prend justement pour figure tutélaire Roger Caillois. Cette « promenade littéraire », comme l’explique Nicole Caligaris, ne porte pas sur l’histoire de l’art, pas non plus sur les conceptions artistiques d’Hubert Duprat. Elle s’attache au trouble que les oeuvres du sculpteur introduisent dans notre perception de la réalité. On comprend dès lors ce parallèle avec la quête de Caillois. C’est un travail qui, entre science de l’ingénieur et art, s’invente un espace à part, qui appartiendrait à un ordre naturel perverti. Ce sont une roche de pâte à modeler, un tas de magnétite qui ne s’écroule pas, une tour de calcite qui, miraculeusement, ne s’effondre pas, un cylindre de cubes de pyrite, ou les étuis de pierres précieuses façonnés par des trichoptères. L’on songe à une collection, à un cabinet de merveilles : quelque chose qui, à première vue, échappe à la raison – pareil donc à ces pierres que Caillois observe attentivement. Pour Caligaris, ce que cherche Duprat c’est un saisissement de la conscience, un flottement, un trouble causé par l’oeuvre: comment ce que je vois est-il possible ? Écrivain, Caligaris fait le lien entre la manière d’élaborer l’oeuvre du sculpteur et son propre travail d’écriture, cette promenade dans cette oeuvre où elle convoque des éléments parfois contradictoires pour former un ensemble. « Splendide ambition que celle de chercher l’unité du réel, non pas sur le plan des apparences, mais sur le plan des structures, c’est-à-dire de l’écriture […] la description pose l’énigme de la chose. » On notera d’ailleurs qu’il n’y a, dans ce livre, aucune image des oeuvres de Duprat, parfois une simple description sommaire. Tout tient par la langue, les souvenirs, les lieux et les références convoqués par Caligaris. Une tentative, là aussi, de trouver la pierre d’achoppement qui permettrait de saisir une phénoménologie de cette « beauté spontanée », un trouble qui est, en apparence, en contradiction avec le réel – le trouble des oeuvres de Duprat, le trouble des agates observées par Caillois, le trouble du très beau et dense livre de Nicole Caligaris qui cherche à en percer l’énigme. À faire entrer le jour dans la nuit.