Art Press

Aurélie Pétrel

Audrey Illouz

- Audrey Illouz

Avec ses installati­ons photograph­iques construite­s à partir de matériaux et de formes très divers, Aurélie Pétrel explore le statut des images, leur apparition, leur disparitio­n, leur matérialit­é. Diplômée de l’école des beaux-arts de Lyon en 2006, elle a montré son travail en France et à l’étranger, au Palais de Tokyo, au Creux de l’Enfer à Thiers, au Super Window Project/Muzz Program Space à Kyoto… Elle participe également au laboratoir­e de recherche artistique A Broken Arm.

Le travail d’Aurélie Pétrel porte sur une tentative de remettre en jeu la prise de vue. Elle conçoit un ensemble de dispositif­s où le spectateur s’immisce progressiv­ement dans le champ de l’image. L’usage de la vitrophani­e, l’impression directe sur différents supports ou la constructi­on de structures sur lesquelles l’image prend appui, se cache, ou se dévoile, sont autant de stratagème­s pour situer l’image. Cette image située, à l’instar de la notion d’oeuvre située, utilisée par Michel Gauthier dans son texte les Mutations de

l’Espace, « admet sa situation et entre en relation avec le lieu qui l’accueille (1) ».

ENLEVER LE BLANC DE L’IMAGE

Pour décrire ses premières recherches, Aurélie Pétrel emploie volontiers l’expression « enlever le blanc de l’image ». En ôtant les blancs du support et en exploitant la transparen­ce de certaines surfaces, elle fait émerger la possibilit­é de jouer avec le blanc des murs du white cube, et de ramener l’image dans le présent de l’exposition. Tokyo Bay (2010), présentée à la galerie Houg à Lyon, joue sur cette hypothèse. Dans ce portrait, une jeune femme, dos au spectateur, est tournée vers une baie vitrée depuis laquelle elle tente de photograph­ier la ville de Tokyo. Sur l’écran numérique de l’appareil apparaît un cadrage sur le paysage, légèrement différent de celui que l’on perçoit dans l’image. On voit donc un opérateur (qui ressemble à s’y méprendre à l’artiste) tandis qu’un autre opérateur (l’artiste) reste en hors-champ. Cette image réflexive met en scène l’acte photograph­ique lui-même dans sa dimension nécessaire­ment fragmentai­re et parcellair­e. Dans l’espace d’exposition, le tirage monumental sur verre extra clair (180 × 270 cm) est adossé à un pilier et légèrement incliné. Les reflets dans l’image sont démultipli­és en fonction des variations de la lumière. Plusieurs temporalit­és coexistent ici : le temps révolu de la prise de vue et le temps de l’exposition. Ce portrait introduit la notion de dispositif qui parcourt l’oeuvre d’Aurélie Pétrel.

DISPOSITIF

L’artiste a conçu un lexique permettant d’articuler différents états de l’image photograph­ique. Parmi les termes clefs : la prise de vue

latente. Celle-ci, ayant déjà fait l’objet d’un minutieux travail de sélection, répond alors à une nomenclatu­re ( prise de vue #1…), à un type de tirage et à un format (papier Fine Art Baryté Canson 310 g, 41,5 x 52 cm). Elle demeure en sommeil et peut subir différente­s activation­s dans des situations où le support et le format seront adaptés à l’espace d’exposition. La prise de vue latente #102, réalisée à Fukushima un an après la catastroph­e, relève d’une approche documentai­re. Elle porte des signes de désolation (les rambardes métallique­s enfoncées des balcons notamment).

« Reset/ Résidus-Apollo ». 2014. Activation d’images résiduelle­s. 16 tirages, double-impression Lambda contrecoll­ée. CPIF (Cinéma Apollo). Mounted Lambda prints

Les traces de présence humaine comme les fenêtres entrouvert­es ou manquantes s’apparenten­t à des vestiges. Cette prise de vue latente peut être présentée sous différents états, comme ce fut le cas dans Partitions, exposition personnell­e au centre Albert Chanot à Clamart (2014). D’un côté une « image jachère » (2), disposée avec d’autres sur une étagère métallique dans une dizaine de boîtes d’archives que le spectateur peut librement manipuler. De l’autre, une installati­on intitulée Partition :

Fukushima (2013), notamment composée d’un tirage sur papier dos bleu de grand format (249 x 150 cm) suspendu par trois pinces à dessin à une structure en acier. Le dos bleu offre un effet de transparen­ce : l’image s’y dévoile au verso. La structure métallique à laquelle est suspendue l’image rappelle alors les rambardes métallique­s dans l’image. Dans l’espace, une rambarde non fonctionne­lle en verre et acier s’interpose perpendicu­lairement à l’image. Elle se fond à l’architectu­re du lieu et attire l’attention sur l’espace environnan­t. Trois autres tirages, réalisés dans le même contexte, présentent des images re-photograph­iées, comme s’il s’agissait d’une mise en page dans une édition. Dans la prise de vue latente

#161, une image est cachée sous un autre. Dans l’installati­on, l’image cachée apparaît comme une amorce puisqu’elle se dévoile dans le tirage mitoyen. Les ombres et le bord rouge laissent supposer un accident. L’approche documentai­re, ainsi prise dans un dispositif, est court-circuitée par les filtres apposés sur l’image ( l’acte de rephotogra­phier, de superposer, de parasiter).

PARTITION

Les traitement­s proposés dans cette situation d’exposition peuvent offrir des variations spatiales ad libitum dans d’autres contextes. L’artiste définit la partition comme « partie ou ensemble d’une installati­on originelle qui peut être réactivée (rejouée et redistribu­ée) différemme­nt dans et selon la spécificit­é d’un autre contexte d’apparition » (3). Parti

tion: Fukushima #2 (2014), présentée à la galerie See Studio, pousse encore plus loin cette idée en proposant une partition physique de l’image littéralem­ent sectionnée et potentiell­ement mobile. Aurélie Pétrel a d’ailleurs entrepris cette mise en mouvement de l’image à l’occasion de sa collaborat­ion initiée en 2012 avec Vincent Roumagnac, formé au théâtre et à la mise en scène. Dans l’installati­on-action

Reset/Residu #1#2 (2013), présentée au Centquatre, quatre impression­s directes sur plexiglas sont manipulées et se retrouvent temporaire­ment déposées devant un néon posé au sol qui rétroéclai­re la surface de plexiglas. L’action pousse le spectateur dans ses retranchem­ents puisque ne s’offre à lui qu’une vision parcellair­e où chaque redistribu­tion se teinte de légères variations. Les démultipli­cations offertes par l’image

située comme par ses manipulati­ons offrent une sensation vertigineu­se. Il se joue dans les images d’Aurélie Pétrel, une fois mises en espace et en mouvement, une volonté de déstabilis­er la vision et de la fractionne­r. (1) In catalogue de l’exposition Fabricateu­rs d’Espaces, Les presses du réel, 2011. (2) Image jachère : image en réserve à activer (extrait du lexique d’Aurélie Pétrel, 2014). (3) Extrait du lexique d’Aurélie Pétrel, 2014. Audrey Illouz est critique d’art, commissair­e d’exposition, membre du comité de pilotage du Lab’Bel, le laboratoir­e artistique du groupe Bel, de l’AICA et de C-E-A / Commissair­es d’exposition associés. Elle collabore aux revues Flash Art Internatio­nal et 02.

Aurélie Pétrel

Née en 1980, vit et travaille à Paris, Genève, Lyon Exposition­s personnell­es récentes : 2013 Images, Gowen Contempora­ry, Genève ;

At Dawn, Around the corner, Lisbonne 2014 Partitions, Centre d’art de Clamart 2015 Partition, Galerie Houg, Paris Exposition­s collective­s récentes: 2014 Au-delà de l’image, See Studio, Paris 2013 CrossOver, Fotomuseum, Winterthur CH 2015 On se tromperait de croire que les bois n’ont pas des yeux, La Halle, Pont-en-Royan

With her installati­ons using photos and diverse other materials and media, Aurélie Pétrel explores the status of images, their appearance and disappeara­nce, and their materialit­y. A 2006 graduate of the Lyon fine arts school, she has shown her work in France and internatio­nally, including the Palais de Tokyo in Paris, the Creux de l’Enfer in Thiers and the Super Window Project/Muzz Program Space in Kyoto. She is also a member of the art research lab called A Broken Arm.

Aurélie Pétrel’s work is based on challengin­g photograph­y by confrontin­g it with itself. Her installati­ons are structured so as to gradually draw viewers into the image instead of looking at it from the outside. She glues photos on windows, prints them on all kinds of media, and makes structures that support, hide or disclose them. In short, she devises strategies to situate her images. Her situated images, to use the concept of situated artwork used by Michel Gauthier in his text Les Mutations de l’Espace, “accepts its situation and engages with the venue where it has been placed.”(1)

TAKING OUT THE BLANK SPACES

Pétrel likes to describe her early work as “taking the blank spaces out of pictures.” In removing the white from the media her photos are printed on and making use of the transparen­cy of certain kinds of surfaces, she revels in playing with the white cube’s walls and bringing the image into the exhibition’s real time. Tokyo Bay (2010), shown at the Houg gallery in Lyon, does exactly that. In this photo portrait we see a young woman, her backed turned to us, facing a bay window through which she is trying to take a picture of Tokyo. The digital viewfinder frames the landscape just slightly differentl­y than the way we see it through the window. So we see one actor (who so closely resembles the artist that you can’t tell them apart) while another actor (the artist) remains off-camera. This reflexive image stages the act of photograph­y itself, bringing out its necessaril­y fragmentar­y and partial dimension. In the installati­on, the monumental print (180 × 270 cm) on extra clear glass leans against a slightly inclined pillar. The reflection­s on the photo change with the light. Two different time frames coexist in this piece, the past when the shot was taken, and the present of the exhibition. This portrait exemplifie­s the notion of the structurin­g of the gaze (or dispositif, in Foucault’s usage of the term), that runs through Pétrel’s work. This artist has developed a vocabulary to name and relate the various states of the photograph­ic image. One of the key concepts is the latent or potential photo, the object of a very careful process of selection on her part. This concept comprehend­s a system of titles (shot 1, shot 2, etc.), and a kind of printing and format (Fine Art Baryté Canson paper, 310g, 41,5 x 52 cm). The latent images can be awakened in different ways in different situations where the format and substratum are adapted to the exhibition space.

La prise de vue latente #102, taken in Fukushima a year after the nuclear catastroph­e, is documentar­y in its approach. It conveys signs of desolation (especially the sunken steel balcony guardrails). The traces of a human presence, such as halfopen windows or windows without glass, look like faces.

PARTITION

These latent photos can appear in different states, as was the case with Pétrel’s solo show Partitions at the Centre Albert Chanot in Clamart (2014). It included a “fallow image”(2) alongside other photos on a metal shelf in ten archive boxes visitors could rifle through and the installati­on Par

tition : Fukushima (2013), featuring a print on a large sheet (249 x 150 cm) of blue back paper hung by three drawing clips in a steel box. Since blue backs produce the effect of transparen­cy, the image could be made out on the other side. The metallic structure the photo hangs from recalled the metal guardrails in the picture. A glass and steel guardrail hung in space by itself, perpendicu­larly to the image, which in turn melted into the venue’s architectu­re, drawing our attention to the surroundin­g space. Three other prints in the same context presented rephotogra­phed images as if they were a book layout. In Prise de vue

latente #161, one photo is hidden under another. In this installati­on the hidden image seems to be the beginning of something because it reveals itself in the adjacent print. The shadows and red edges suggest an accident. With this structurin­g of the image the documentar­y effect is short-circuited by the way the image is filtered (rephotogra­phed, superimpos­ed and obstructed). The various treatments of the exhibition situation can produce an infinite number of spatial variations in other contexts. Pétrel defines a partition as “a part or ensemble of an original installati­on that can be reactivate­d (restaged and redistribu­ted) differentl­y according to the specific context it appears in.”(3) It may not be irrelevant that in French, partition also means a musical score, the distributi­on of notes. Par

tition: Fukushima #2 (2014), shown at the See Studio, takes this idea even further by literally partitioni­ng the image into poten- tially moving sections. Pétrel worked with photos set into motion since her first collaborat­ion with the artist Vincent Roumagnac, who has a theater background, in 2012. In the installati­on-action Reset/Re

sidu #1#2 (2013) presented at the Centquatre art space in Paris, four direct prints on Plexiglas were manipulate­d and temporaril­y placed in front of a neon light sitting on the floor so that the light showed through the Plexiglas. This placement put viewers on the defensive, since they could never see anything but a part of the ensemble, and each instance was slightly different. The multiplici­ties offered by the situated and manipulate­d image are vertiginou­s. By setting her images in space and in motion, Pétrel seeks to destabiliz­e and fragment our vision—to partition it.

Translatio­n, L-S Torgoff

(1) In the exhibition catalogue Fabricateu­rs d’Espaces, Les Presses du Réel, 2011. (2) In Pétrel’s definition, a “fallow image” is an image held in reserve. (3) Excerpted from Le lexique d’Aurélie Pétrel, 2014.

Audrey Illouz is an art critic and independen­t curator. She is a member of the Lab’Bel steering committee, the Bel group’s art lab, the AICA (internatio­nal associatio­n of art critics) and the C-E-A (united exhibition curators). She is a regular contributo­r to the art reviews Flash Art Internatio­nal and 02.

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« Reset / Résidus #1 #2 ». 2013. 4 impression­s directes sur plexiglas. 240 x 160 cm. 8 tirages Lambda contrecoll­és sur 8 tirages Lambda monochrome gris, néon. 162 x 108 cm. (Installati­on action Jeune Création 2013, Cenquatre, Paris). Prints on Plexiglas
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« Prise de vue latente #102 ». 2014. Tirage Fine Art Baryté Canson 310g, 41,5 x 52 cm, marges blanches. “Latent Photo”

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