Will Self l’entêtement de l’humanisme
« Il leur faut longtemps pour s’atteindre l’un et l’autre – le psychiatre et la vieille patiente. » Le nouveau roman de l’Anglais Will Self est le récit d’une rencontre singulière, d’un apprivoisement thérapeutique. En Angleterre, au début des années 1970, le psychiatre Zachary Busner s’intéresse à une patiente plongée dans un état catatonique depuis un demi-siècle. Il soupçonne qu’elle a souffert d’une erreur de diagnostic suite à une encéphalite léthargique et que sa conscience est encore accessible, piégée dans un corps qui a vieilli sans elle. Miracle : lorsqu’il lui administre une drogue, elle se réveille et peut enfin libérer le flot de ses souvenirs. Pourtant, il faudra bien des années à Busner pour élucider tout à fait le mystère de cette vie… Les temps et les lieux se superposent dans ce récit où les voix narratives se croisent. Lire Will Self, c’est être pris dans les rets d’une machine romanesque retorse. Pour lui, les rouages d’un esprit malmené et la grande histoire avancent selon les mêmes mécanismes torves. Les états de la conscience, la façon dont elle s’altère ou s’enferme, est l’une de ses vieilles obsessions. Dans Dr Mukti (où apparaissait un docteur Zachary Busner), il mêlait déjà psychiatrie et drogues avec délectation. Et dans le Livre de Dave, récit d’anticipation violemment ironique, il prenait pour héros un personnage noyé dans un ressentiment proche d’une paranoïa aiguë. Ici, le monde vacille au rythme des aléas de l’esprit. Les télescopages entre réel et hallucinations se multiplient. Les parapluies, qui apparaissent çà et là au cours du récit, sont l’un des emblèmes d’un vaste jeu de piste narratif. « C’est ainsi : jamais il n’y a de contrat avec les parapluies, ils sont mystérieusement acquis, pour être brièvement utilisés, puis irritants et encombrants avant de finir égarés. Et cette perte elle-même ne reste pas dans la mémoire, de sorte que ce qui affecte le plus souvent, c’est le trou en forme de parapluie là où se trouvait l’un d’eux. » Il en va des êtres comme des parapluies : l’oubli les aspire sans crier gare. Will Self joue à susciter chez son lecteur le vertige de l’égarement, ménageant le doute sur l’ici et maintenant, bondissant sans préavis d’un temps et d’un être à un autre. « Plantés dans la chair du présent se trouvent les fragments de miroir d’une explosion dévastatrice : une bombe à retardement a été amorcée dans le futur et larguée dans le passé. »
JEUNE FEMME INDOCILE
Et pourtant, la hantise de l’enfermement plane sur cet univers en mouvement constant. Mais elle emprunte bien des chemins de traverse. La double prison que sont pour Audrey l’internement et le retrait en soimême. Mais aussi ces enfants qui construisent des grottes, ou cette lady qui décrit son salon sophistiqué comme une tombe… Les jeux de miroirs se multiplient. Échos et réminiscences forment des cercles concentriques peut-être délétères. Car l’impossibilité de s’arracher au passé est une folie parallèle à l’oubli, et tout aussi angoissante. « C’est le mouvement qui est essentiel à la formation de souvenirs – la mémoire est un phénomène somatique, et […] si un esprit n’est plus capable de maintenir son corps dans l’espace, il perd la capacité de s’orienter dans le temps. » Pour autant, Will Self ne sacrifie pas ses personnages à son architecture élaborée. Pas à pas, en distillant les indices avec une lenteur étudiée, il dresse le portrait attachant d’Audrey, revenant sur son passé. Une jeune femme indocile, revendicative, infréquentable selon les conventions de son temps. Née dans les quartiers populaires de Londres, elle travaille pendant la Grande Guerre dans une usine de munition. Le quotidien de cet arrière sacrifié, ouvrières soumises à de dangereuses conditions de travail, revit avec précision. Le noeud du destin d’Audrey, ce sont ses relations antagoniques avec ses deux frères, aux antipodes l’un de l’autre. Le séduisant Stanley, adoré et porté disparu au combat, jusqu’à la hanter. « Un zeppelin abattu par les canons qui s’affaisse, toute sa cathédrale rougeoyante d’éperons, d’arcs et de poutrelles brûle dans le ciel nocturne – puis : son corps cendreux et terne éparpillé sur les sillons d’un champ de l’Essex, la destruction du vol. » Son second frère, Arthur, de la race de ceux qui survivent à tout, est un arriviste sans conscience, aussi précis avec les chiffres qu’il est négligent avec les êtres. Quant à Busner, le doute ne cesse de le tenailler sur l’institution psychiatrique en général et son propre équilibre mental en particulier. « Déjà Busner soupçonnait que ceux qui s’occupaient des patients aigus étaient conscients de ses acrobaties diagnostiques, car, malgré tous ses efforts, le caractère spécieux de tout ça le submergeait. De sorte que, face à la misère hystérique, il avait simplement imposé sa propre tristesse banale : les matins où il n’avait pas le moral, Busner diagnostiquait une dépression, ceux où il n’avait pas le moral mais avait également bu trop de café, une psychose maniaco-dépressive. » Rencontrer un ancien médecin d’Audrey le place face à un miroir pas forcément flatteur. Pourtant, sa quête thérapeutique (et presque policière) est sous-tendue par l’espoir désespéré de restaurer un peu d’ordre dans le chaos, et, peut-être, d’aider enfin sa patiente si injustement traitée par la vie. Tel est l’humanisme selon Will Self : grinçant et sombre, nostalgique de jours plus glorieux, mais terriblement entêté.