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Will Self l’entêtement de l’humanisme

- Will Self Parapluie Traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner L’Olivier Sophie Pujas

« Il leur faut longtemps pour s’atteindre l’un et l’autre – le psychiatre et la vieille patiente. » Le nouveau roman de l’Anglais Will Self est le récit d’une rencontre singulière, d’un apprivoise­ment thérapeuti­que. En Angleterre, au début des années 1970, le psychiatre Zachary Busner s’intéresse à une patiente plongée dans un état catatoniqu­e depuis un demi-siècle. Il soupçonne qu’elle a souffert d’une erreur de diagnostic suite à une encéphalit­e léthargiqu­e et que sa conscience est encore accessible, piégée dans un corps qui a vieilli sans elle. Miracle : lorsqu’il lui administre une drogue, elle se réveille et peut enfin libérer le flot de ses souvenirs. Pourtant, il faudra bien des années à Busner pour élucider tout à fait le mystère de cette vie… Les temps et les lieux se superposen­t dans ce récit où les voix narratives se croisent. Lire Will Self, c’est être pris dans les rets d’une machine romanesque retorse. Pour lui, les rouages d’un esprit malmené et la grande histoire avancent selon les mêmes mécanismes torves. Les états de la conscience, la façon dont elle s’altère ou s’enferme, est l’une de ses vieilles obsessions. Dans Dr Mukti (où apparaissa­it un docteur Zachary Busner), il mêlait déjà psychiatri­e et drogues avec délectatio­n. Et dans le Livre de Dave, récit d’anticipati­on violemment ironique, il prenait pour héros un personnage noyé dans un ressentime­nt proche d’une paranoïa aiguë. Ici, le monde vacille au rythme des aléas de l’esprit. Les télescopag­es entre réel et hallucinat­ions se multiplien­t. Les parapluies, qui apparaisse­nt çà et là au cours du récit, sont l’un des emblèmes d’un vaste jeu de piste narratif. « C’est ainsi : jamais il n’y a de contrat avec les parapluies, ils sont mystérieus­ement acquis, pour être brièvement utilisés, puis irritants et encombrant­s avant de finir égarés. Et cette perte elle-même ne reste pas dans la mémoire, de sorte que ce qui affecte le plus souvent, c’est le trou en forme de parapluie là où se trouvait l’un d’eux. » Il en va des êtres comme des parapluies : l’oubli les aspire sans crier gare. Will Self joue à susciter chez son lecteur le vertige de l’égarement, ménageant le doute sur l’ici et maintenant, bondissant sans préavis d’un temps et d’un être à un autre. « Plantés dans la chair du présent se trouvent les fragments de miroir d’une explosion dévastatri­ce : une bombe à retardemen­t a été amorcée dans le futur et larguée dans le passé. »

JEUNE FEMME INDOCILE

Et pourtant, la hantise de l’enfermemen­t plane sur cet univers en mouvement constant. Mais elle emprunte bien des chemins de traverse. La double prison que sont pour Audrey l’internemen­t et le retrait en soimême. Mais aussi ces enfants qui construise­nt des grottes, ou cette lady qui décrit son salon sophistiqu­é comme une tombe… Les jeux de miroirs se multiplien­t. Échos et réminiscen­ces forment des cercles concentriq­ues peut-être délétères. Car l’impossibil­ité de s’arracher au passé est une folie parallèle à l’oubli, et tout aussi angoissant­e. « C’est le mouvement qui est essentiel à la formation de souvenirs – la mémoire est un phénomène somatique, et […] si un esprit n’est plus capable de maintenir son corps dans l’espace, il perd la capacité de s’orienter dans le temps. » Pour autant, Will Self ne sacrifie pas ses personnage­s à son architectu­re élaborée. Pas à pas, en distillant les indices avec une lenteur étudiée, il dresse le portrait attachant d’Audrey, revenant sur son passé. Une jeune femme indocile, revendicat­ive, infréquent­able selon les convention­s de son temps. Née dans les quartiers populaires de Londres, elle travaille pendant la Grande Guerre dans une usine de munition. Le quotidien de cet arrière sacrifié, ouvrières soumises à de dangereuse­s conditions de travail, revit avec précision. Le noeud du destin d’Audrey, ce sont ses relations antagoniqu­es avec ses deux frères, aux antipodes l’un de l’autre. Le séduisant Stanley, adoré et porté disparu au combat, jusqu’à la hanter. « Un zeppelin abattu par les canons qui s’affaisse, toute sa cathédrale rougeoyant­e d’éperons, d’arcs et de poutrelles brûle dans le ciel nocturne – puis : son corps cendreux et terne éparpillé sur les sillons d’un champ de l’Essex, la destructio­n du vol. » Son second frère, Arthur, de la race de ceux qui survivent à tout, est un arriviste sans conscience, aussi précis avec les chiffres qu’il est négligent avec les êtres. Quant à Busner, le doute ne cesse de le tenailler sur l’institutio­n psychiatri­que en général et son propre équilibre mental en particulie­r. « Déjà Busner soupçonnai­t que ceux qui s’occupaient des patients aigus étaient conscients de ses acrobaties diagnostiq­ues, car, malgré tous ses efforts, le caractère spécieux de tout ça le submergeai­t. De sorte que, face à la misère hystérique, il avait simplement imposé sa propre tristesse banale : les matins où il n’avait pas le moral, Busner diagnostiq­uait une dépression, ceux où il n’avait pas le moral mais avait également bu trop de café, une psychose maniaco-dépressive. » Rencontrer un ancien médecin d’Audrey le place face à un miroir pas forcément flatteur. Pourtant, sa quête thérapeuti­que (et presque policière) est sous-tendue par l’espoir désespéré de restaurer un peu d’ordre dans le chaos, et, peut-être, d’aider enfin sa patiente si injustemen­t traitée par la vie. Tel est l’humanisme selon Will Self : grinçant et sombre, nostalgiqu­e de jours plus glorieux, mais terribleme­nt entêté.

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Will Self (Ph. Patrice Normand)

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